Le droit et la langue des actes : la polysémie de l’investiture

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Les promesses et les litiges

A Pistoia, le notaire Martinus est le seul à utiliser la carta promissionis dans un contexte de résolution des conflits. En 1081, il rédige une charte de promesse dans laquelle les auteurs promettent simplement de ne pas agir, dans le territoire de Tati, contre les dîmes qui appartiennent au chapitre de Pistoia et reconnaissent implicitement ne plus avoir de droits sur elles23. Les chanoines, qui sont les destinataires de l’acte, conserveront par écrit les engagements de l’auteur et de ses héritiers. Malgré l’absence de narration, cette charte de promesse constitue probablement une étape (finale ?) dans un long processus de récupération des dîmes par le chapitre. La carta promissionis est utilisée pour mettre par écrit les promesses échangées à la suite d’un arbitrage ou d’un simple accord. En transcrivant simplement les engagements à ne pas contester les droits d’un tiers sur un bien-fonds, la charte de promesse est très proche du contenu des notices de renonciation ou des clauses finales d’un arbitrage24.
Le notaire Martinus poursuit encore dans cette voie expérimentale. En 1100, le clerc Petrus, habitant de la plebs de Villiano, renonce à ses droits sur un bois qui dépend du manse qu’il tient de la Canonica. Il bénéficie à cette occasion d’une réduction de redevance d’un denier. Martinus n’utilise pas une notice de renonciation, document qu’il maîtrise par ailleurs parfaitement, mais une pagina promissionis qui possède les caractéristiques formelles de la carta. Le contenu juridique est pourtant identique : Manifestus sum ego Petrus clericus, habitator in loco et finibus de plebe de Villiano, quia per hanc repromissionis paginam postpono et refuto tibi Ugo, prepositus canonice Pistoriensis, unum boscum vel silvam quam tenebam de manso quem a vestra canonica et a vobis detineo25. Ces expériences documentaires du notaire Martinus sont isolées.
A la fin du 11e siècle, l’attraction de la notice a certainement été trop forte que pour poursuivre dans la voie ouverte timidement par le notaire Martinus qui tentait au contraire de suivre le modèle prestigieux de la carta. Il semble bien qu’il ait voulu inventer une cartula refutationis.
La « charte de promesse » est un acte qui intervient toujours en complément d’une action précédente : prêt sur gage foncier, achat-vente, aliénation de droits avec contre-partie, renonciation, concession foncière, accord à la suite d’un litige ou d’une contestation. On peut évoquer une fonction de document « complémentaire » qui permet aux notaires de mieux préciser les promesses des contractants. Certains aspects sous-entendus lors du premier contrat ou l’accord précédent sont alors détaillés26.

Les aliénations à titre onéreux

Une notice de 1074 retranscrit un accord entre un couple de laïcs et le prévôt de la Canonica de Pistoia36 :
(Rustico et sa femme Mingarda) per virgam quam in suis detinuerunt manibus tradiderunt atque investierunt et reflutaverunt seo spoponderunt Ugo, prepositus de suprascripta canonica Sancti Zenoni, que ipse prepositus et alii prepositi et presbiteri et diaconi seo clerici, que in ipsa canonica comune vita ducunt aut in antea docuerint, abeatis et detineatis seo fruere debeatis, et in ipsa canonica semper permaneat iure dominationis proprium in perpetuum.
Rustico et sa femme donnent, investissent, renoncent et promettent à propos d’une parcelle située à Paciana. Ils reçoivent en échange du prévôt de la Canonica un meritum de 20 sous de deniers lucquois. Les verbes utilisés permettent difficilement de qualifier rapidement l’action juridique : donation, investiture, renonciation, promesse ?
Cette aliénation a une validité perpétuelle (semper permaneat iure dominationis proprium in perpetuum) et une clause explicative de l’acte éclaire le sens de la renonciation des auteurs : sed de nostra distullimus potestatem et de nostris heredibus suprascripta canonica confirmamus potestatem possidendum proprium in perpetuum.
Le notaire Bonus possède un savoir juridique fruste mais solide. Il définit la propriété comme iure dominationis et il s’écarte des formules habituelles en fournissant un commentaire juridique en matière d’aliénation (distollere potestatem). Cette aliénation à titre onéreux est alors perçue comme une renonciation (reflutare).
Deux autres exemples montrent que les notaires de Pistoia savent parfaitement traduire une action d’échange et de vente sous forme de notice et donc en terme d’investiture37. Quelles sont les raisons de ce choix ?

Le droit et la langue des actes : la polysémie de l’investiture

L’investiture au Moyen Age est une action centrale et pourtant son sens n’est pas toujours facile à comprendre. Le verbe investire correspond littéralement à l’action de revêtir ou de garnir et les anciens juristes traduisaient le fait d’être investi d’un bien en disant qu’on en était « vêtu »46. La réciproque est le déguerpissement (de-gewere), le dé-saisissement de la chose. Pour les juristes, l’investiture évoque un rapport possessoire, mais la notion de possession est ambiguë car elle s’applique aux choses comme aux droits 47. L’investiture est souvent perçue par les historiens comme une solution alternative à la propriété quiritaire romaine.
Le thème est central en matière de contrats agraires puisqu’en mettant l’accent sur la possession et non plus sur la propriété, le terme d’investiture correspondrait aux rapports de droit créés par les concessions foncières. Le concessionnaire qui n’a pas la pleine et entière disposition du bien, c’est-à-dire sa propriété, se contenterait d’un rapport possessoire avec le bien concédé.
Dans les actes de Pistoia, à partir du dernier tiers du 11e siècle, le livello disparaît pour laisser la place aux nombreuses notices d’investiture per tenimentum ou per affictum. En choisissant d’utiliser la forme de la notice pour exprimer une concession foncière, les notaires de Pistoia ont choisi de lire la réalité juridique à travers le prisme de l’investiture. Quelle est la signification juridique de cette action d’investiture ? Qui est en saisine du bien-fonds ?
De plus, l’investiture n’est pas réservée aux concessions foncières, mais apparaît dans des contextes juridiques variés, ce qui complique le problème. Etre investi d’une terre signifie parfois en être propriétaire. S’agit-il toujours d’un rapport possessoire ?
Une étude de cas au fil des mots, comme le fit M. Zimmermann pour la notion de pouvoir, est nécessaire pour déterminer le plus précisément possible les usages de l’investiture dans les actes de la pratique48.

L’investiture et les concessions foncières

Dans les notices de concession conservées, l’auteur est le plus souvent le concessionnaire. Il reçoit du concédant un bien-fonds par investiture en tenimentum :
Pescius faber accepit per investituram in tenimento a Ugone, preposito de canonica Sancti Zenonis, cum consensu suorum fratrum, unum petium de terra49.
Le concédant est le destinataire de l’acte et le garde dans ses archives. Une simple raison archivistique explique la fréquence de ce formulaire. Nos archives étant essentiellement ecclésiastiques, nous avons conservé avant tout les chartriers des concédants.
La conservation de titres documentaires laïcs ou la restitution de l’acte de concession au concédant, montrent que les notaires maîtrisaient parfaitement un deuxième formulaire. L’auteur devient alors le concédant et il concède au concessionnaire un bien-fonds par investiture en tenimentum. L’organisation du dispositif change et le destinataire de l’acte est le concessionnaire. Ugo, prepositus iam dicte Sancti Zenonis canonice, cum consensu suorum fratrum investivit per tenimentum Bacarellum, filium Tuscanelli de Casale, de uno petio de terra50.
Le verbe investire est rarement traduit et le contexte général est suffisant pour la compréhension de l’action : N. concède à N’. une terre. Or, cette traduction par défaut n’est pas toujours possible car j’ai relevé quelques usages « insolites » de ce verbe par les notaires.
Des investitures insolites
L’action d’investiture est parfois insolite quand, dans un dispositif inhabituel du texte, le concessionnaire qui reçoit logiquement la terre en concession investit le concédant et non l’inverse. Il ne peut s’agir d’une erreur ponctuelle de rédaction car cette tournure est trop fréquente dans les actes51. Comment comprendre et traduire cette action d’investiture ?

Un écheveau juridique : le cas des moulins

Les moulins comme les dîmes apparaissent souvent dans nos chartriers sous forme de petits dossiers documentaires. Cet éclairage particulier s’explique par le fait que les moulins sont avec les dîmes une source de conflits de premier ordre au Moyen Age67. Les ayants droit conservent alors précieusement tous les documents susceptibles de prouver leur droit pour régler ou prévenir un litige. Quand les conflits traînent en longueur, les dossiers s’étoffent au fils des années
Les enjeux et les profits sont importants et le coût de l’investissement tout comme le nombre des acteurs concernés rendent toutes les opérations délicates68. D’un point de vue juridique, les rapports de droits sont complexes et il en découle une véritable casuistique. Il faut clairement distinguer le moulin et la parcelle où il est construit, son propriétaire ou ses co-propriétaires, le ou les concessionnaires et/ou le meunier. De plus, un moulin n’est pas une simple construction, mais s’inscrit dans un système plus large qui prévoit les dérivations d’eau, la mise en série de plusieurs moulins, la construction et l’entretien des biefs, et souvent le drainage des friches, etc. Le partage des dépenses et des bénéfices ne simplifie pas le problème. Logiquement les investitures et les obligations sont multiples.
Ainsi, le 26 février 1125, deux frères, Oggicione et Octaviano, passent un accord avec les chanoines de Pistoia et un certain Barione à propos de la rivière Gesino. Ils décident de modifier le lit de la rivière qui passera dorénavant sur leurs terres et celles de la Canonica :
Les deux frères investissent le prévôt Bonuto ainsi que Barione dans le sens où ils garantissent de ne pas modifier le nouveau cours de la rivière, sauf d’un commun accord. Cette convention sur le tracé et l’écoulement des eaux du Gesino est directement liée à l’existence d’un moulin sur la parcelle appartenant aux chanoines.
En 1118, une concession précise que la parcelle qui comprenait une vigne, un pré et un moulin avait été cédée per tenimentum à Barione par les chanoines pour six schafilia de grain70.
Du strict point de vue de l’investiture, le concessionnaire Barione, qui est probablement le meunier du moulin, a d’abord été investi par les chanoines en 1118 puis a reçu en 1125 de nouveaux droits sous forme d’investiture de la part de ses voisins (i.e. l’accord de 1125 sur le cours de la rivière). En 1158, l’investiture à titre viager du moulin et de sa rente par les chanoines à un certain Bonuscio ne fait que compliquer la situation71.
On perçoit parfaitement à travers cet exemple le mécanisme de superposition des droits à propos d’une même terre. Les rapports juridiques enchevêtrés se traduisent par une superposition d’investitures ou de saisine. Barione revendique au moins deux « vêtures » différentes sur sa parcelle. La distinction entre droits réels et droits personnels apparaît comme anachronique pour démêler cet écheveau juridique. Cela revient à poser le problème des droits de façon générique et non de la seule possession ou de la propriété. De fait, l’investiture s’applique à des contextes juridiques très différents.

Le manse des notaires ou le prisme des formulaires

L’étude des formulaires élaborés par les notaires de Pistoia au cours du 11e-12e s. permettra de mieux connaître les contraintes qui pèsent sur notre observation. Il est nécessaire d’appréhender le travail technique des notaires avant d’en faire ou non la cause principale de la disparition du manse

Le polymorphisme du manse

Les notaires de Pistoia possèdent, comme ailleurs, plusieurs synonymes pour nommer un « manse ». Ce polymorphisme du manse toscan a souvent été signalé mais rarement commenté13. Il est important, me semble-t-il, de remarquer que le manse constitue un échec singulier pour la rigueur notariale. Cette imprécision linguistique est une première caractéristique du manse qui se distingue ainsi des pièces de terre ou des parcelles, invariablement désignées dans les actes comme des petia terrae.
En règle générale dans les contrats notariés, après une première période de découverte et d’appropriation linguistique, les biens meubles ou immeubles possèdent toujours un terme technique bien précis. Quelques variantes sont possibles, mais dans le cas du manse, les notaires ne s’écarteront jamais autant d’un modèle commun. Parmi les nombreuses expressions utilisées pour décrire les 200 manses rencontrés dans nos sources, il est possible de distinguer trois axes :

Des éléments de description :

terra, casa et res sors ; terra et vinea et casa et res sors ; terra et res sors ; casina, casalinum et res sors ; casa, casina et casalinum et res sors ; casa, casalinum et res sors ; res sors cum casa ; casa et res sors ; cella sors ; casa et res massaritia14.
Ces expressions sont en réalité de brèves descriptions (ex. « une terre, une vigne, une maison et les autres biens »). Selon cette technique, le manse n’est jamais nommé, mais simplement décrit.

Un vocabulaire générique : sors ; sors et res ; res sors15.

Ce vocabulaire évoque plus une description générique qu’un processus de nomination. La sors est littéralement une part, un lot, une portion d’un ensemble plus grand. Cette formule divisionnaire » est probablement une réminiscence de l’ancienne division de la curtis en parts ou portions composées de manses. La réalité « domaniale » du manse n’est plus de mise au 11e siècle et la sors devient alors une portion générique du manse en plus de la terre et de la maison (ex. terra et casa et res sors). Dans les expressions minimalistes comme sors ou sors et res, ce sont « les biens-fonds » sans plus de précisions qui sont mentionnés par les notaires.
Les biens du massarius, l’ « exploitant » una res massaricia (que est casalino)16.
L’adjectif massaricius est construit logiquement sur le substantif massarius, qui désigne le tenancier, l’exploitant en chef, en un mot le responsable du manse. L’utilisation du terme de massarius, construit à partir de massa (patrimoine, biens-fonds, domaine), est bien antérieure, dans les sources de Pistoia, à l’apparition du terme de mansus. Linguistiquement, le massarius précède le mansus et non l’inverse.

Des formules énumératives et défensives stéréotypées

Dans quelle mesure ces descriptions défensives nous renseignent-elles sur la nature et l’extension du bien-fonds à l’époque de la transaction ?34 La présence ou l’absence d’un élément d’habitation (casa), par exemple, est-il révélateur ? Les notaires utilisent, en général, une formule énumérative et défensive unique tout au long de leur carrière. Il est alors très difficile de distinguer au delà du prisme des formulaires les manses avec ou sans maison.
Le notaire Petrus (actif de 1031 à 1061), qui a rédigé l’acte que nous avons choisi comme modèle, possède une formule détaillée qui évoque plusieurs types d’édifices, des terres cultivées ou incultes35. Or, cette formule est appliquée indifféremment aux manses comportant explicitement une maison (terra et vinea et casa et ressorte ipsa) et aux descriptions plus génériques de type res sors36.
Inversement le notaire Lambertus (actif entre Agliana et Prato de 1022 à 1046) utilise une formule plus réduite qui ne mentionne que les terres cultivées, les incultes, les biens meubles et immeubles : cum terris, vineis, pratis, pascuis, silvis, salectis, cultum et incultum, divisum et indivisum, mobilibus et immobilibus. Cependant, il applique cette formule aux manses avec maison » (de casi et casinis et casalinis et rebussortis) et aux simples res sortes37.
A l’inverse, le notaire Roctichisi, actif dans la même zone Sud-Est du contado de Pistoia entre 1027 et 1049, n’hésite pas à modifier sa formule si un élément remarquable est présent38. De même, en 1074-1075, le notaire Petrus décrit une portion de manse avec moulin (id est integram medietatem de una casina et res vero ipsas massaricias cum medietate de molendino), en signalant dans sa description l’adduction d’eau et le bief, la meule, la marola
( ?), un pilon en fer et autres outillages dépendants du moulin : cum aquiduccio et canale, seu et macinas et marolas atque vectes fereos, et cum omni instrumento suo, quod ad suprascripto molendino pertinet39.
Le notaire Lambertus n’a pas la même sensibilité quand il ignore dans sa description les éléments remarquables d’un manse avec moulin (ressorte cum molino super se)40. Il se contente d’appliquer son unique formule à disposition.
Affaire de savoir-faire, de tact et de compétence, un acte notarié est toujours par delà les formules, un acte personnel que les notaires construisent patiemment. Cependant, le formulaire A était vieillot et lourd à utiliser. L’ensemble des formules nécessaires à la description de l’objet de la transaction pouvait occuper un tiers ou la moitié du parchemin utilisé, car les règles du dictamen obligeaient le notaire à rappeler l’objet de la transaction quand il détaillait le contenu concret des droits échangés (voir les formulaires analysés dans la Ie partie).

Le manse comme exploitation ?

Dans les campagnes de Pistoia au 11e siècle, le manse correspond-il à une exploitation paysanne, entendue comme une unité de production autonome et viable économiquement ? Certains indices, tardifs il est vrai, nous incitent à réexaminer le dossier.
Les lieux de vie et de travail
Le manse du 11e siècle s’organise-t-il autour d’un lieu de vie et de travail ? Les descriptions génériques de manse sans références aux éléments d’habitation (type res sors) représentent 1/3 du total des manses avant 107872. Il est délicat d’en tirer une conclusion car l’étude des formulaires a montré que les descriptions des manses sont le plus souvent stéréotypées et que la dénomination-description du manse ne s’accorde pas nécessairement aux descriptions énumératives73. Un manse présenté comme terra, casa et res sors peut être décrit quelques lignes plus loin sans évoquer un seul élément d’habitation ou inversement. Une seule fois, le notaire précise qu’il s’agit d’une res sors cum casa super se habente74.
En réalité, ce sont surtout les éléments remarquables et insolites qui attirent l’attention des notaires : les ruines ou la présence d’une ancienne maison. En 1044, un notaire écrit : id est integra una ressorte, ubi iam fuit casa illa75. Un terme technique (casalinum) est parfois utilisé pour désigner une parcelle sur laquelle se trouvait un édifice maintenant en ruine : casalinum ubi iam fuit casa Ioki76. Toutefois la présence des ruines sur un manse reste minoritaire et aucune tendance nette ne se dessine.
En définitive, nos sources ne permettent pas de trancher la question de la présence ou l’absence de maisons sur un manse.
Les terres exploitées par les massarii
Connaître les terres exploitées par les massarii est également délicat. Les massarii apparaissent dans les actes de façon fugitive et il est très difficile de constituer de véritables dossiers documentaires. Exploitent-ils uniquement les terres d’un seul manse ? Peut-on considérer le manse comme la totalité de leur exploitation ? Il faudrait reconstruire leur patrimoine et connaître précisément les terres qu’ils exploitent. Seuls des indices tardifs permettent de formuler quelques hypothèses.
Des massarii exploitent un manse et d’autres parcelles
Dans une charte de libération de 1159, l’évêque de Pistoia, Tracia, rappelle qu’il recevait des corvées et des rentes annuelles (operas et annuos redditus) de la part de Rodulfo, fils d’Adamori, et de la part des fils de Ugolini. Ces derniers, définis comme des paysans dépendants qui ne pouvaient abandonner les terres de l’évêché (coloni atque manentes super terram suprascripte ecclesie S. Zenonis et episcopatus), sont libérés par l’évêque des contraintes qui pesaient sur leur personne et leurs biens (eorum personas et avere). Ils bénéficient ensuite, selon une pratique courante, d’une concession per tenimentum des cinq parcelles de terre (dont deux vignes) qu’ils exploitaient auparavant. L’évêque y ajoute les terres d’un manse que les anciens manentes dirigeaient pour le compte de l’évêque : quicquid predicti consortes detinebant de manso a predicta ecclesia S. Zenonis et a memorato epsicopo77.
On aperçoit alors la fragmentation des droits et la multiplicité des dépendances. Les anciens manentes de l’évêque, Rudolfo et les fils d’Ugolini, étaient responsables vis-à-vis de l’évêque d’un manse et ils exploitaient également 5 parcelles de terre (dont 2 en vigne). Les confronts des parcelles indiquent également qu’ils exploitaient une parcelle limitrophe que le prêtre Prisce leur avait concédée (terra quam tenent suprascipti consortes a presbitero Pisce)78. Ils sont considérés comme manentes de l’évêque, mais quelles sont leurs obligations vis-à-vis du prêtre Prisce ? C. Wickham a souligné à plusieurs reprises la diversité des conditions socio-économiques des manentes qui pouvaient posséder des alleux et exploitaient souvent les terres de plusieurs seigneurs79. Il nous importe ici de montrer que le manse ne représente pas la totalité d’une exploitation agricole.
L’exemple suivant illustre de nouveau la possibilité pour un massarius d’exploiter, pour le compte d’un même propriétaire, un manse et des parcelles de terres supplémentaires.
En 1079, les parts de trois manses situés dans le territoire de la plebs S. Iohannis Baptiste, située à Villiano font l’objet d’une donation à la Canonica de Pistoia80. Les manses sont dirigés respectivement par trois groupes de massarii : Boncius, fils d’Alfiani (le premier manse) ; Martinus, fils d’Albithi (le deuxième manse) ; Adam, fils d’Andriae, Martinus Cavalli et Gerardus, fils de Salvi (le troisième manse). La Canonica reçoit des mêmes donateurs les parts de deux terrains partiellement plantés en vignes (vinea et campo)81. Les parcelles sont confrontées, mesurées et « tenues » par un certain Martinus. S’agit-il d’un des deux massarii précédents, Martinus, fils d’Albithi ou Martinus Cavalli ? Dans ce cas, le massarius Martinus exploiterait les terres de son manse et des parcelles qui n’en font pas partie stricto sensu. L’hypothèse est cependant très fragile car les homonymies sont possibles82.

Le manse entre raccourci juridique et technique notariale

Les notaires sont avares de descriptions et d’informations sur le manse. Son organisation interne et les rapports entre le propriétaire et le massarius restent généralement dans l’ombre. Paradoxalement, cette imprécision est la plus sûre caractéristique du manse. Une analyse juridique du manse doit repartir de ce constat.

Les droits du massarius ou l’ambiguïté du verbe regere

Il est manifeste que le formulaire des actes se désintéresse totalement des droits du massarius sur le manse. La langue notariale, d’ordinaire si précise et rigoureuse, élude pour ainsi dire le problème. C’est le verbe regere (diriger, gérer, régir) qui définit le lien entre le manse et son massarius. Ce dernier est alors perçu comme le « responsable » de la gestion et de l’exploitation des terres du manse ainsi que du versement des redevances et services. Le massarius « dirige », « conduit », « gère », « régit » le manse, mais il est bien difficile de qualifier ce lien juridiquement. D’ailleurs, les verbes detinere ou tenere, moins neutres puisqu’ils expriment généralement une concession en livello ou per tenimentum, sont rarement utilisés par les notaires de Pistoia116. L’analyse sémantique conduite par M. Senellart, dans son étude sur la notion de gouvernement en Occident, a montré toute la richesse des significations du verbe regere117. D’ailleurs, cette souplesse sémantique a certainement facilité les débats de doctrine entre juristes et théologiens sur la nature et l’origine du pouvoir royal118. Dans le même ordre d’idée, les notaires évitent d’employer une formule trop contraignante juridiquement pour qualifier les rapports entre le massarius et le manse qu’il dirige. En utilisant le verbe regere, les notaires de Pistoia visent probablement la « neutralité possessoire ».
Le massarius peut se définir comme un paysan dépendant soumis au droit de contrainte de son seigneur, mais également comme un exploitant versant de lourdes redevances en nature à son propriétaire foncier, ou bien encore, comme un paysan libre possédant un titre écrit de concession et versant un cens en argent. A l’instar des descriptions génériques des terres du manse, toute la palette des droits est alors possible. Encore une fois, l’art des notaires est d’être capable de résumer la réalité tout en sauvegardant sa diversité.
Le manse apparaît comme une enveloppe bien pratique pour englober la multiplicité des situations locales. Cependant, le flou et la souplesse des formulaires peuvent devenir des atouts bien utiles aux mains de propriétaires peu scrupuleux. Le « manse » permet de ne pas distinguer les hommes des terres qu’ils exploitent, et partant, de ne pas définir précisément les frontières entre la location et la dépendance. Face à cette imprécision, voulue ou non, des contours du manse, il n’est pas inutile de poser la question de la nature juridique du manse.

Le manse comme enveloppe juridique.

Le manse, un problème d’histoire du droit ? La question est paradoxale, car si les juristes ont souvent étudié le manse, il n’est jamais devenu un sujet d’étude à part entière en histoire du droit médiéval. Les juristes qui se sont penchés sur le problème au début du 20e siècle, l’ont fait avec des problématiques d’histoire agraire, à l’instar du jeune P. S. Leicht, qui a fait ses premières armes de chercheurs en étudiant la curtis et le manse en Italie dans les sources de la pratique119. Plus récemment, un historien du droit, J. Durliat, s’est penché avec E. Magnou-Nortier, sur le problème de la nature du manse carolingien120. Leur approche institutionnelle et culturelle a tenté de montrer la permanence des cadres fiscaux de l’Antiquité tardive à l’époque carolingienne. Les manses des grands domaines carolingiens sont interprétés comme des unités de perception publique. Les controverses ont parfois été vives mais globalement cette option fiscaliste n’a pas convaincu les historiens de l’économie et de la société du haut Moyen Age121. Le débat est aujourd’hui ancien, mais il n’est pas inutile de reposer le problème de la nature juridique du manse.

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Table des matières

PREMIERE PARTIE – LES PRATIQUES D’ECRITURE A PISTOIA ENTRE 11E ET 12E SIECLE : LES MODIFICATIONS D’UN PAYSAGE DOCUMENTAIRE
CHAPITRE I – LES ACTES DE PISTOIA AU 11E-12E SIECLE : DEFINITION ET ANALYSE D’UN CORPUS DOCUMENTAIRE 
I La tradition des actes de Pistoia
I.1 L’invention du Diplomatico
I.2 Le moment « Lodovico Zdekauer »
I. 3 Regesta Chartarum Pistoriensium
I. 4 Les citations documentaires : convention historienne et exactitude archivistique
II La description des fonds d’archives
II.1 Les archives de l’Eglise de Pistoia
II.2 L’Opera di San Iacopo : des archives particulières
II.3 Les archives monastiques
II.4 Des fragments d’archives laïques
III La répartition chronologique des actes
III.1 La distorsion documentaire produite cartulaire
III.2 De plus en plus de chartes
III.3 Le rythme de la conservation
IV Une « statistique des rongeurs »
IV.1 Une évaluation des pertes : deux approches possibles
IV.2 La représentativité des archives : production et pertes documentaires à Pistoia
IV.3 L’exemple des archives de la Canonica
Conclusion
CHAPITRE II – LES NOTAIRES ET LEURS FORMULAIRES : LES PIEGES DE LA DOCUMENTATION                                                                                                     
I Le renouveau des techniques notariales dans la 2e moitié du 11e siècle
I.1 Une nouvelle écriture notariale
I.2 Une langue plus soutenue
I.3 L’apparition du seing des notaires
I.4 Le recul de l’autographie
I.5 Une genèse simplifiée de l’acte notarié ?
II Deux traditions formelles : la carta et la notice
II.1 L’encadrement du texte : un critère de distinction
II.2 L’ambivalence du témoignage
III Le formulaire des chartes de Pistoia
III.1 Un dispositif à double détente
III.2 L’acte de donation à Pistoia
III.3 L’acte de vente à Pistoia
III.4 Les actes d’échange : l’abandon de la double expédition identique
IV Le formulaire des notices de Pistoia
IV.1 L’exemple de la notice de renonciation
IV.2 Modèles et circulation des formules notariées
IV.3 La renonciation, l’inverse d’une investiture ?
V Les faits et les gestes : l’ambiguïté de la notice
V.1 La mise en scène de l’action juridique
V.2 La polysémie des gestes juridiques : une grammaire impossible
V.3 De vieilles formules lombardes
Conclusion
CHAPITRE III – La DUALITE CARTA-NOTITIA, UN PROBLEME JURIDIQUE INACTUEL ?
I L’abandon d’une forme diplomatique : le cas des promesses
I.1 Le formulaire de la carta promissionis.
I.2 Un acte aux usages multiples
I.3 Les promesses et l’argent..
I.4 Les promesses et les litiges.
II Le cas particulier des notices d’aliénation
II.1 Les notices de donation.
III Le droit et la langue des actes : la polysémie de l’investiture
III.1 L’investiture et les concessions foncières.
III.2 Promesse et investiture
III.3 Un écheveau juridique : le cas des moulins.
Conclusion
DEUXIEME PARTIE – DE LA TERRE A LA RENTE FONCIERE : APPROCHE DIPLOMATIQUE ET JURIDIQUE D’UN PROBLEME ECONOMIQUE
CHAPITRE IV – L’ASSISE DE LA RENTE : DU MANSE A LA PARCE   
I Le manse des notaires ou le prisme des formulaires.
I.1 Le polymorphisme du manse.
I.2 Un formulaire descriptif (formulaire A)..
I.3 Des formules plus concises (formulaire B)..
II La réalité foncière du manse..
II.1 Une structure parcellaire.
III Le manse entre raccourci juridique et technique notariale..
III.1 Les droits du massarius ou l’ambiguïté du verbe regere..
III.2 Le manse comme enveloppe juridique.
III.3 Une technique notariale et ses limites.
Conclusion
CHAPITRE V – LA VISIBILITE DE LA RENTE : L’ESSOR ET LA DIVERSITE DES CONTRATS AGRAIRES A LA FIN DU 11E SIECLE                                                                                   
I Un maquis contractuel. Approches méthodologiques.
I.1 L’âge d’or des contrats agraires au 12e siècle : une mutation archivistique ?
I.2 Comment nommer un contrat agraire ?
I.3 L’analyse des contrats agraires : une équation à double inconnue
II Le contrat de livello à Pistoia au 11e siècle
II.1 La forme du livello au 11e siècle
II.2 Analyse juridique du livello du 11e siècle
II.3 Rédiger deux contrats identiques : un exercice délicat ?.
III Entre livello et tenimentum : les expériences du notaire Martinus
III.1 Les principaux formulaires de Martinus.
III.2 Un notaire au travail.
Conclusion
CHAPITRE VI – LA RENTE ET LA PROPRIETE DE LA TERRE AU 12E SIECLE : UN NOUVEL EQUILIBRE                                                                                                         
I La propriété médiévale : une notion controversée
I.1 Une vieille querelle juridique
I.2 La propriété : un terme maudit ?..
I.3 La notion de proprietas dans les actes de Pistoia
II La théorie du « domaine divisé »
II.1 Dominium directum et dominium utile : une innovation conceptuelle dans la deuxième
moitié du 12e siècle
II.2 La diffusion d’une théorie juridique : une expression savante dans un acte de Pistoia en 1190
III Les mécanismes de l’aliénation de la tenure à Pistoia
III.1 L’apparition d’une clause d’aliénation de la tenure
Conclusion
TROISIEME PARTIE – LE COMMERCE DE LA RENTE : GENESE D’UN NOUVEAU MARCHE ECONOMIQUE DANS LA 2E MOITIE DU 12E SIECLE
CHAPITRE VII – CIRCULATION DES RENTES FONCIERES ET PRATIQUES DOCUMENTAIRES
I La constitution d’une rente foncière
I.1 La rente créée par concession
I.2 La rente constituée : la technique de la reprise
I.3 Remarques diplomatiques sur le mécanisme de la rétrocession
II La circulation des rentes constituées.
II.1 L’aliénation de la rente.
II.2 De la terre à la rente de la terre.
II.3 La naissance de deux formules notariées
III L’extinction d’une rente foncière
III.1 La vente de la rente au tenancier
III.2 La vente de la tenure au propriétaire
III.3 La réunion de la « double propriété » par un tiers
Conclusion
CHAPITRE VIII – LE PRIX DE LA RENTE : LA PROBLEMATIQUE DE LA VALEUR               
I La dimension publique du marché des rentes foncières : la question des mesures
I.1 Mesurer les grains : la diversité des étalons
I.2 Les marchés du grain et la perception de la rente
I.3 Marché économique et juridiction communa
II.1 Le prix des rentes foncières..
II.2 L’extinction de la rente : un prix différent ?
II.3 Les rentes foncières : un investissement rentable ?
III La circulation de la rente et de la tenure : un marché à deux étages ?
III.1 L’abrègement des rentes
III.2 La valeur du servitium
III.3 Les concessions « payantes » : la signification économique du servitium
Conclusion                                              
CONCLUSION GENERALE                                    
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