LE DON MAUSSIEN COMME AMORCE DE LA CRITIQUE DE L’UTILITARISME

LES BASES ANTHROPOLOGIQUES ET JURIDIQUES DU DON CHEZ MARCEL MAUSS

   Il aurait été impossible d’effectuer un travail ayant comme sujet le don sans passer par Marcel Mauss, d’autant plus que nous analyserons plus loin les propos d’auteurs qui se réclament de son héritage. L’Essai sur le don constitue certainement l’un des ouvrages les plus importants sur le thème du don étant donné l’impact qu ‘ il eut sur les sciences sociales en général . Nous lui réservons une place dans ce premier chapitre puisqu’il aura su tirer de  ses analyses sur le don une théorie générale de la société qui ne s’appuyait pas exclusivement sur la seule considération économique de l’échange. En effet, son apport ne se situe pas seulement au niveau d’une anthropologie économique. Au contraire, la lecture de l’Essai sur le don suggère un point de vue plus global, se rapprochant d ‘ un point de vue substantiviste à l’instar de Karl Polanyi  par exemple, en ce qu’il considère que les relations économiques, dont l’échange ne représente qu’une partie, se trouvent en fait enchevêtrées dans un ensemble plus complexe de relations et d’i nstitutions. Reprenant les propos de George Dalton, Francis Dupuy contribue à définir le poi nt de vue substantiviste en disant que « la différence existant entre l’économie primitive et le système industriel n’ est pas une différence de degré, mais de nature» rejetant par le fait même l’a priori naturaliste du marché. Mauss instituera ainsi le concept de « fait social total» pour appréhender les réseaux de relations sociales et filiales, les relations de pouvoir ou de subordination et les types d’échange de biens, de services ou de statuts sans procéder par une réduction méthodologique qui occulterait la signification symbolique et le sens créés par les liens sociaux. C’est ce qui nous servira de point de départ à une analyse du don en tant que mode d’ échange différent du marché – et de l’État – ainsi qu ‘ à une réflexion sur le caractère exclusif ou non du don aux seules sociétés premières, ce qui nous amènera à nous interroger sur la place du don dans nos sociétés modernes.

Droits romain, germanique et chinois

  Le droit romain parle de nexum, de res et de reus : le lien, la chose et celui qui reçoit la chose
• Selon Mauss, la chose n’a pas toujours eu son caractère brut et passif tel que nous la concevons dans l’ échange moderne. La racine étymologique se rapproche de termes sanscrits qui désignent « don, cadeau, chose agréable  ». La chose comme te lle procure un sentiment de la part du receveur. A insi, elle représente davantage qu ‘ un amas de mati ère destiné à être transigé selon une simple recherche d’équivalence. En faisant la distinction entre familia (les choses de la maison) et pecunia (les autres biens transigibl es), on faisait également la distinction entre des formes d’ échange différentes. Les choses reliées à la peeunia s’ échangeaient sans attachement dans un registre proche de la recherche d’ équivalence, tandis qu ‘ avec celles reliées à la familia se transférait davantage, une personnalité, un esprit qui marquait l’ origine de la chose. Elle créait ainsi une relation en droit jusqu ‘ à ce que le receveur exécute sa partie et devienne à son tour créditeur. La chose,surtout dans lafamilia, contient plus qu’elle-même. En revanche, le reus, celui qui reçoit, est lié non seulement au donneur, mais à la chose elle-même ; « [crest l’homme qui est possédé par la chose », « par son esprit ». De cette façon s’ établit un lien, le nexum « le lien de droit [qui] vient des choses autant que des hommes ». On retrouve des similitudes dans le contrat germanique qui obligeait le gage entre les contractants. Le gage accepté, les deux parties conservaient un certain pouvoir sur l’ autre: le premier parce qu ‘ il détenait le gage comme en otage, le second parce qu ‘ il aurait pu l’ enchanter et ainsi se jouer de son partenaire. D ‘ ailleurs, il est fait mention de l’ ambiguïté du terme Gift en allemand qui peut aussi bien signifier don, cadeau, que poison. Si le gage oblige c’ est non seulement qu’il lie les contractants, il contient pour celui qui le reçoit un risque, un danger, qui rend encore plus forte la pression de rendre. Outre l’aspect magique, l’ objet oblige parce qu ‘ il fait force de lien. Souvent des choses sans grande valeur, des gages rayonnaient néanmoins l’esprit ou la personnalité du donateur. En le prenant, le receveur s’engage envers le donataire de rendre ou de racheter ce don. Enfin, le droit chinois pousse un peu plus loin l’essence du donateur dans l’objet. Il reconnaît « le lien indissoluble de toute chose avec l’originel propriétaire ». Puisque des choses s’échangent sans cesse, l’on peut s’imaginer le nombre de liens qu’elles tissent à chaque ‘don, conservant dans l’esprit du donateur la source et donc l’histoire du premier don, et dans l’ esprit du donataire celui du donateur qui effectue ce premier don.

Kula et potlatch

   En étudiant le kula polynésien et le potlatch amérindien, que nous expliciterons plus loin, Mauss redéfinissait un type de prestation autre que celui inféré par la science économique et les sciences sociales. En nommant ces échanges « système de prestations total es», il montrait comment les transfelis incorporaient beaucoup plus que des biens tangibles. Nous l’ avons souligné, du moins implicitement, le marché tel que nous le connaissons aujourd ‘ hui n’existait pas. On ne retrouve pas dans les sociétés archaïques ce concept régulateur d’individu à individu exempt de toute redevance une fois la dette honorée. Comme le note Mauss: « [d)’abord, ce ne sont pas des individus, ce sont des collectivités qui s’ obligent mutuellement, échangent et contractent ». Deux choses nous paraissent essentielles dans ce passage. Premièrement, les verbes utilisés ne signifient pas une seule et même réalité, ils réfèrent à différents types de transactions et d’engagements, signe que la réal ité archaïque n’est pas aussi étroite qu’on pouvait le suggérer. Mais ils ne renvoient pas non plus à leur stricte définition moderne en ce sens que nous ne pourrions contracter dans nos termes avec un individu de cette époque sans basculer dans l’incompréhension. Ce qui nous mène au second point, celui de l’individualité ou de son pendant la collectivité. Mauss le souligne, ce sont des personnes morales qui contractent, des entités, des groupes et des clans entiers, et non les individus qui les composent. On ne contracte pas pour soi, mais au nom de et pour l’ ensemble de la collectivité. À preuve, ne sont pas transigés que des biens « économiques» ; les rituels, les fêtes, les mariages entre communautés, pour ne nommer que ces occasions, ont pour fonction de maintenir un certain ordre, un temps de paix2o . C’est l’occasion de transiger du symbolique, qu ‘ il soit statutaire, politique ou éthique, c ‘est-à-dire que ces rites ont pour fonction soit d ‘affirmer des statuts, de sceller des alliances par la reconnaissance de la valeur de l’autre . Pour certaines communautés, sceller les alliances « oblige» à donner festins et cadeaux au risque de basculer dans la rupture et la guerre. Déjà, on peut le pressentir, l’obligati on n’émane pas seulement d’ une générosité ou d ‘ un altruisme naïfs orientés vers la bonne entente et le bon voisinage . Il ex iste une pression plus forte (pour certaines communautés seulement, devons-nous rappeler) qui provient de va leurs ou de codes différents comme l’ honneur ou la hiérarchie . C’ est le cas notamment du potlatch amérindien, pratique agonistique destinée à pourvoir de prestige et d ‘ honneur ce lu i qui l’emporte. Le potlatch est un rituel somptuaire qui consiste à riva liser dans le don et la destruction des richesses amassées afin d ‘assurer aux chefs et donc à tout leur clan une position hiérarchique favorable. Celui qui non seulement consent à se départir, mais à détruire les ri chesses de son clan dans une propotion supérieur(;: à son riva l gagne ou conserve notoriété au sein des siens et de ses rivaux. En somme, il s’agit d ‘ un due l du type « qui perd gagne ». Il y a prestation totale agonistique, c’est-à-dire qui implique davantage que l’ objet échangé ou le prestige des participants « en ce sens que c ‘ est bien tout le clan qui contracte pour tous, pour tout ce qu ‘ il possède et pour tout ce qu’ il fa it, par l’intermédiaire de son chef ».

DES RATIONALlTÉS DIFFÉRENTES

   Une partie de l’analyse de Mauss consiste à comparer les faits sociaux de la société moderne et des sociétés plus anciennes ou premières. Ce qu ‘ il nous révèle est étonnant du point de vue théorique. Au biais inféré par les économistes sur l’ intérêt personnel des primitifs se substitue un ensemble complexe de relations, de hiérarchies, de statuts, de transactions, de transferts et d’échanges qui supposent une société beaucoup moins « en retard» qu ‘ il n’y paraît. En donnant l’exemple des droits germanique et romain, pour ne nommer que ceux-ci, Mauss montrait que les catégories d’échange que sont le contrat et le marché constituaient en fait des formes plus ‘récentes de ce qui a toujours existé. Nous l’avons souligné à propos du kula, il prenait les traits d’un contrat, d’un contrat seulement beaucoup plus large que de gré à gré. Ce sont des clans et des nations qui contractaient, et c’est seulement plus tard dans l’ histoire, du fait d’ une certaine autonomisation, que les individus comme tels ont été impliqués. La notion d’ intérêt, que l’on associe à l’individu, occupe une place plutôt récente dans l’ histoire pour qu ‘on puisse en distinguer un sens différent dans les sociétés premières. Du fait de cet essor individualiste, la notion de calcul qui lui a été associée s’est modifiée au risque de voir sa portée réduite. L’ intérêt dans les sociétés premières tend à obliger l’ autre de différentes manières : dépenses ostentatoires qui obligent et humilient les rivaux, souvent des objets non durables comme des festins ou des rites particuliers qui ne se possèdent pas ; l’ usure sur une dette n’ a pas pour fonction celle qu ‘on lui connaît aujourd ‘hui, c’est-à-dire de compenser une consommation différée, mais bien d’ humilier le donateur par un surcroît de richesse devant sceller les alliances et dynamiser les échanges . Prudent, donc, dans l’ inférence de concepts modernes, Mauss se défend d’attribuer aux sociétés premières une rationalité économique de type moderne. «L’ homo œconomicus, affirme-t-il, n’est pas derrière nous, il est devant nous». Implicitement, Mauss critique les fondements de l’ action qui ne s’ appuient que sur la rationalité . En juxtaposant d’ un côté la société dans laquelle il s’insère et la société première telle qu ‘ il la conçoit, il met en relation, voire en opposition, deux systèmes totalement différents. Reste à savoir si de cette comparaison ressort un aspect normatif qui tendrait vers la démonstration qu ‘ un’ système est supérieur à l’autre. Nous ne pouvons déduire cet objectif de la seule lecture de l’Essai, mais une piste s’offre à nous. En s’intéressant au haumaori, Mauss quittait l’anthropologie et la sociologie pour faire une brève incursion dans le domaine de l’action. Cela nous servira à critiquer l’ utilitarisme un peu plus loin .

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Table des matières

RÉSUMÉ
ABSTRACT
LISTE DES FIGURES
INTRODUCTION GÉNÉRALE
CHAPITRE 1 LE DON MAUSSIEN COMME AMORCE DE LA CRITIQUE DE L’UTILITARISME
1.1 LES BASES ANTHROPOLOGIQUES ET JURIDIQUES DU DON CHEZ MARCEL MAuss
1.1.1 Droits romain, germanique et chinois
1.1.2 Kula et potlatch
1.2 DES RATIONALiTÉS DIFFÉRENTES
1.3 LA TRIPLE OBLIGATION ET LE HAU MAORI
1.4 L’UTILITARISME ET SACRITIQUE
CHAPITRE 2 LE DON COMME SYSTÈME
2.1 LA MODERNITÉ DU DON
2.2 ÉLÉMENTS SYSTÉMIQUES DU DON
2.2.1 Socialité primaire, socialité secondaire
2.2.2 La dette et l’obligation
2.2.3 Le don aux étrangers
2.3 UNE THÉORIE SYSTÉMIQ UE DU DON
CHAPITRE 3 LE TIERS PARADIGME: ÉTHIQUE ET POLITIQUE DU DON CHEZ ALAIN CAILLÉ
3.1 LE DON COMME PARADIGME
3.2 SORTIE DE SOI ET AIMA CE
3.3 TYPOLOGI·E DE L’ ACTION
3.4 AUTOUR DE LA RECONNAISSANCE
3.5 LE DON: ÉTHIQUE ET POLITIQUE
CHAPITRE 4 L’ENVERS DU DON: CRITIQUES DU DON MAUSSIEN 
4.1 QU’ EST-CE QUE LE DON ?
4.2 SUR LA NORMATIVITÉ DU DON
4.3 DEUX HlJMANISMES
4.4 QU’EN PENSENT LES NEUROSCIENCES ?
CONCLUSION GÉNÉRALE
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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