Le dispositif pédagogique : lectures non stéréotypées et ateliers philosophiques

Des livres d’enfants à la littérature jeunesse : la constitution d’une littérature spécialisée

Des premiers écrits adressés aux enfants aux premiers auteurs pour enfants

La littérature de jeunesse évolue en même temps que la conception de l’enfance. Ainsi, à la fin du XVIIème siècle, moment où apparaissent les premiers ouvrages destinés aux enfants, on ne conçoit pas l’enfance comme une période d’apprentissage progressive. Les enfants perdent leur statut d’enfant à partir de sept ans, où on les considère comme des adultes miniatures. Les vêtements marquent d’ailleurs ce passage, puisqu’ils portent des robes lorsqu’ils ont le statut d’enfants, puis portent les costumes d’adultes en fonction de leur sexe (chemise-culotte pour les garçons, robes pour les filles). Dans ce contexte, des initiatives isolées se font jour. En premier lieu, Jean de la Fontaine dédie à l’héritier de la Couronne, Louis de France, fils de Louis XIV, des fables moralisantes en vers, inspirées des fables d’Esope. La Fontaine insiste d’ailleurs sur la fonction essentiellement éducative de son oeuvre. Cependant, le premier ouvrage réellement écrit pour un enfant à faire date est celui de Fénelon, Les aventures  de Télémaque, composé en 1694 et publié en 1699. Fénelon, précepteur du duc de Bourgogne, alors âgé de 7 ans, rédige les aventures du personnage de Télémaque, héros de la culture antique. Cet ouvrage est novateur par bien des aspects : rédigé en français plutôt qu’en latin, il ne s’agit pas d’un ouvrage à usage scolaire et relève du genre de la fiction (roman d’aventures). Or, à l’époque, les seuls ouvrages que l’on puisse rapprocher de la fiction sont des hagiographies, des récits de vie de saints. Les aventures de Télémaque rencontrent alors un succès éditorial retentissant. Mais ce premier livre pour enfant reste une exception dans le paysage littéraire de l’époque.
L’alphabétisation des enfants progresse lentement, et les rares ouvrages qui leur sont destinés sont des livres d’instruction, ancêtres des manuels scolaires. La littérature des enfants-lecteurs d’alors est constituée quasi exclusivement d’ouvrages adressés aux adultes, qui sont d’ailleurs devenus pour certains des succès de la littérature enfantine : Les contes de ma mère l’Oye de Charles Perrault (1697), Robinson Crusoé de Daniel Defoe (1719), Les Voyages de Gulliverde Jonathan Swift (traduit en français en 1721) … La seconde moitié du XVIIIème siècle voit apparaître une autre vision de l’enfance, avec un intérêt nouveau pour l’éducation, à l’aune de la philosophie des Lumières. On commence seulement à concevoir qu’il puisse exister une littérature spécifiquement adressée aux enfants. Mme Leprince de Beaumont, alors gouvernante à Londres, découvre la première librairie pour enfants et publie un recueil de quatorze contes destinés aux enfants, le Magasin des enfants (1758). Elle inaugure la tradition des contes pour enfants, forme littéraire alors plébiscitée dans les salons mondains. D’autres auteurs, précepteurs ou gouvernantes pour la plupart, obtiennent un certain succès éditorial inédit sans toutefois entraîner l’apparition d’éditions spécialement destinées aux enfants. C’est seulement au XIXème siècle qu’émerge l’édition spécialisée pour la jeunesse, grâce à l’industrialisation de la presse (notamment du fait des innovations techniques comme la presse cylindrique et le rouleau encreur) et aux premières lois scolaires.

Des éditions pour la jeunesse à l’avènement de l’album

En effet, les premières lois scolaires doublent le nombre d’enfants scolarisés, permettant de multiplier le nombre d’enfants lecteurs et ouvrant ainsi un marché aux éditeurs jeunesse. La loi Guizot de 1833 organise l’enseignement primaire et instaure la gratuité des manuels scolaires tandis que la loi Falloux (1850) impose la scolarisation des filles et le contrôle des Eglises sur l’école publique. Les éditeurs catholiques, favorisés par la loi Falloux, installent un quasi-monopole sur la production des « livres de prix », ouvrages récréatifs offerts dans les écoles, lors de cérémonies solennelles, aux élèves les plus méritants.
Face à cette offensive des éditeurs catholiques, Louis Hachette, normalien ingénieux et proche de François Guizot , bénéficie d’une commande qui lui permet d’asseoir son autorité sur le marché : environ 720 000 livres destinés à l’école lui sont commandés, majoritairement des ouvrages scolaires. Il permet presque par hasard le développement du genre des « oeuvres pour enfants »en inaugurant une nouvelle collection pour la « Bibliothèque des Chemins de Fer », les « oeuvres pour enfants ». C’est dans ce cadre qu’il publie en 1857 les premiers écrits de Sophie de Ségur, les Nouveaux contes de fées. Il s’agit du développement d’une littérature moralisatrice, qui apparaît comme bienséante notamment pour l’éducation des filles. Cependant, le grand éditeur Pierre Jules Hetzel renouvelle tout à fait la littérature, en créant le premier une collection pour la jeunesse en 1843 et en demandant aux grandes figures de la littérature d’écrire pour les enfants . Il donne ainsi ses lettres de noblesse au genre, dans une véritable politique éditoriale, contrairement à Louis Hachette qui souhaitait surtout bénéficier d’un marché. On parle pour la première fois de « littérature pour la jeunesse».
La presse jeunesse est solidement installée depuis une dizaine d’années mais ne bénéficie pas du même prestige que les livres pour enfants : de manière assez péjorative, cette littérature est entendue comme une « littérature enfantine ». Pourtant, Hachette comme Hetzel entendent bien mettre à profit le lectorat plus large de ces revues en réutilisant un procédé en vogue, la prépublication. A partir des années 1830, les tirages augmentent et des illustrations agrémentent les revues jeunesse grâce aux innovations techniques de la Révolution industrielle comme la gravure sur acier et la reliure industrielle. Dans le prolongement des revues, les livres pour enfants s’ornent désormais de vignettes, et les maisons d’édition font appel à des illustrateurs. Au cours du XIXème siècle apparaissent progressivement des histoires uniquement racontées en images, comme les images d’Épinal.
C’est à ce moment là qu’émerge un nouveau genre, spécifique à la littérature pour la jeunesse : l’album . La bande dessinée se développe dans l’entre-deux guerres avec l’auteur emblématique Hergé, tandis que de grandes oeuvres jeunesse comme l’Histoire de Babar, le petit éléphanttriomphent. Les Editions Flammarion imposent avec la collection des « Albums du Père Castor » l’album comme genre phare de la littérature pour la jeunesse. Les auteurs de jeunesse gagnent peu à peu une reconnaissance unanime, avec la traduction d’auteurs étrangers célèbres comme Roahl Dahl dans les années 1960 avec James et la grosse pêche, puis Charlie et la Chocolaterie.

L’âge d’or de la littérature de jeunesse

Afin de promouvoir ce secteur en plein essor, les éditeurs, bibliothécaires, auteurs jeunesses, inaugurent dans les années 1950 des « prix littéraires » pour récompenser des oeuvres de ce genre à part. La littérature pour la jeunesse se popularise rapidement. Mais l’édition pour la jeunesse reste assez conventionnelle dans son ensemble : en effet, le contenu des livres jeunesse est alors contrôlé par des lois de de 1949 et de 1958 qui créent une véritable censure dans leur application notamment dans l’appréciation des « publications présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse ». Les « comics » américains, qui rencontrent un succès considérable outre-Atlantique, en subissent les frais en France. Mais le mouvement de Mai 1968, mouvement de libération et de contestation des valeurs traditionnelles, remet en cause la conception de la littérature pour la jeunesse, perçue non plus comme une «pré-littérature » mais comme un premier accès au monde de la littérature . C’est dans le domaine de 17 l’album que cette mutation s’opère en premier lieu, en laissant de côté l’aspect pédagogique pour se concentrer sur l’innovation et la créativité. L’école des loisirs , maison d’édition fondée par un éditeur scolaire, Jean Fabre, voit le jour en 1965. Il s’agit de la première maison d’édition dédiée exclusivement aux albums, qui affirme une esthétique particulière, inspirée par le développement de la publicité.

L’enjeu de la mixité dans l’école publique

L’égalité fait partie des piliers de l’école publique. L’égalité filles-garçons est même une obligation légale : les articles L. 121-1 et L. 312-17-1 du code de l’éducation proposent que « l’École contribue, à tous les niveaux, à favoriser la mixité et l’égalité entre les femmes et les hommes, notamment en matière d’orientation, ainsi qu’à la prévention des préjugés sexistes et des violences faites aux femmes». La mixité est un choix politiqueopéré dans la quasi totalité des sociétés démocratiques contemporaines dans le but de ne plus distinguer les individus en fonction de leur sexe. Le fondement de cette pensée repose sur l’idée que l’identité humaine prévaut sur les différences (de sexe, de religion, d’orientation politique…) et que, donc, la société ne peut être ségréguée selon ces distinctions. Il s’agit de la base idéologique et politique de la mixité, posée par notre société. Depuis les lois scolaires Ferry de 1881 , la coexistence d’élèves des deux sexes est possible à l’école. Mais la généralisation de la mixité scolaire se réalise essentiellement grâce au mouvement social de 1968, la mixité incarnant alors un idéal d’égalité. Celle-ci est imposée à l’école primaire en 1969, puis devient obligatoire pour la totalité de la scolarité par la Loi Haby du 11 juillet 1975. Dans l’école républicaine, cette tradition de la mixité est devenue un enjeu central de l’égalité filles-garçons, et n’est que rarement questionnée. Pourtant, certains remettent en cause l’objectif d’égalité des chances et de réussite poursuivie par la mixité scolaire, au vu des nombreuses inégalités reproduites dans l’école : échec des garçons à l’école, différences d’orientation scolaire entre filles et garçons, problème de sexisme… En effet, les interactions avec les enseignants comme les interactions entre pairs sont encore empreintes des stéréotypes véhiculés par l’ensemble de la société. Les attentes de l’enseignant ont tendance à varier en fonction du sexe de l’élève, tandis que des groupes unisexes se renforcent avec l’âge. Puisque la mixité scolaire ne supprime pas les rapports hiérarchiques implicitesqui peuvent imprégner la société, il convient de s’interroger sur la responsabilité de l’école dans la promotion de l’égalité des sexes.

Le rôle de l’école dans la diffusion des stéréotypes

La loi du 8 juillet 2013 rappelle le rôle fondamental de l’école dans l’éducation à l’égalité en annonçant explicitement que « la transmission du respect de l’égalité entre les femmes et les hommes se fait dès la formation dans les écoles élémentaires». C’est en ce sens qu’un nouvel enseignement moral et civique a été instauré qui a pour objectif de faire « acquérir aux élèves le respect de la personne, de ses origines et de ses différences, de l’égalité entre les femmes et les hommes, ainsi que de la laïcité » (article L. 311-4 du code de l’éducation). Les programmes de l’école élémentaire 2016 mettent en avant dès le cycle 2 l’importance du principe d’égalité. L’un des exemples pratique proposé en cycle 3 est d’analyser « certains stéréotypes sexués à travers des exemples pris dans des manuels ou des albums de littérature de jeunesse ou le cinéma. ». En effet, selon les stades d’acquisition de l’identité de genre expliqués plus tôt, il semble tout à fait pertinent d’apprendre aux élèves à identifier les stéréotypes parmi les nombreux supports qu’ils utilisent. On perçoit une prise de responsabilité du ministère de l’Education nationale vis-à-vis des stéréotypes reproduits par l’école. C’est ainsi que les ABCD de l’égalité en 2013, portés par Najat Vallaud-Belkacem alors ministre des Droits des femmes, mettaient en oeuvre un programme d’enseignement expérimental visant à lutter contre les stéréotypes et le sexisme à l’école. Celui-ci prévoyait une formation des enseignants à l’égalité et au respect entre filles et garçons, et mettait à disposition des ressources pédagogiques afin d’aborder ces problématiques avec les élèves. Face à une offensive idéologique et une campagne de rumeurs qui déforme ce programme en un « enseignement de la théorie du genre », le rapport d’évaluation n’est pas rendu public et l’expérimentation est abandonnée. Un Plan d’action pour l’égalité entre les filles et les garçons à l’école est lancé par Benoît Hamon , avec un objectif nettement moins ambitieux.
Or, malgré cet engagement affiché en faveur d’une politique éducative de promotion de l’égalité entre filles et garçons, l’analyse des listes de référence d’oeuvres de littérature jeunesse a fait apparaître le caractère stéréotypé de ces ouvrages . Depuis 2002, le ministère de l’Education nationale a développé en complément des programmes des listes de référence de 180 oeuvres de littérature jeunesse pour le cycle 3 (regroupant alors le CE2, CM1 et CM2).
Trois auteures, Carole Brugeilles, Sylvie Cromer et Nathalie Panissal, ont étudié la représentation du genre parmi ces lectures de référence en 2009. L’étude porte sur trois genres littéraires pour lesquels une telle étude est pertinente (récits, albums et bande-dessinée), donc 128 histoires de la bibliographie. Compte tenu de l’importance de la représentation pour l’identification des enfants, j’ai choisi de retenir parmi tout ce travail la répartition des histoires selon le sexe du héros/héroïne.

Une analyse nécessaire de ma pratique professionnelle

L’utilisation d’une grille d’observation des pratiques professionnelles

Mon hypothèse de recherche me contraignait avant toute chose à analyser ma posture professionnelle vis-à-vis des stéréotypes de genre. J’ai découvert en me renseignant à propos de la mise en oeuvre concrète de l’égalité filles-garçons la grille d’analyse de la pratique professionnelle proposée par Geneviève Guilpain (formatrice à l’ESPE de Créteil) et Aminata Diallo (Inspectrice de l’Education Nationale à Bobigny). Cette grille d’analyse concrète a été proposée à l’occasion des ABCD de l’égalité afin d’offrir un outil autoévaluatif aux enseignants participant à l’expérimentation. L’auto-évaluation que j’ai alors réalisée m’a permis de prendre conscience de mon attitude générale et de la réalité de ma pratique. Si certaines questions me paraissaient évidentes, d’autres l’étaient beaucoup moins.
En réalité, dans l’aspect explicite de l’égalité filles-garçons, j’étais particulièrement attentive. Je ne présentais pas de différenciation, même involontaire, entre les filles et les garçons dans les activités proposées ou dans les affichages. De même, je proposais de façon indifférenciée les différents coins-jeux de la classe (coin-cuisine, coin-poupées, coin-petites voitures). Et je tâchais d’être vigilante à la bonne répartition des filles et des garçons dans les activités comme dans les coins jeux. De surcroît, je revenais systématiquement sur les remarques sexistes désobligeantes en explicitant l’absence de différence de traitement entre les filles et les garçons. Je prêtais toujours attention à utiliser des exemples en variant le genre. Néanmoins, je percevais des difficultés à impliquer les filles pour certaines activités physiques, sans trouver pour autant de remédiation efficace.
Au contraire, dans l’aspect implicite et inconscient de certaines pratiques, il y avait plusieurs points de vigilance à améliorer. En premier lieu, le nombre réduit de filles (six au début de l’année, puis cinq à partir de novembre) empêchait une bonne analyse de la répartition de la parole. Les filles étant moins nombreuses que les garçons, et voulant leur laisser l’opportunité de s’exprimer, j’avais donc tendance à moins marquer la transgression lorsqu’elles coupaient la parole aux garçons. Il s’agissait donc d’un glissement de la règle collective établie qui interdisait d’interrompre un camarade. Or, je faisais percevoir implicitement que la transgression des règles de parole était mieux acceptée lorsqu’il s’agissait d’une fille. Je nommais régulièrement tout le groupe de filles, très soudé, « les filles », plutôt que de les appeler par leurs prénoms, ce que je ne faisais pas lorsqu’il s’agissait des garçons. Les filles constituant une minorité dans la classe, je les caractérisais alors fréquemment par leur sexe. Cette grille d’analyse m’a donc permis de repérer les éléments implicites que je véhiculais, étant inconsciemment conforme aux représentations sociales genrées de la société.

Les relations de genre dans la classe avant la mise en oeuvre du dispositif pédagogique

Avant la prise en compte de cet outil que constitue la grille d’analyse de G. Guilain et A. Diallo, les relations de genre dans la classe étaient donc biaisées par ma posture professionnelle. Les relations filles-garçons étaient assez complexes. Les filles de la classe, hormis l’une d’entre elles, relativement indépendante, formaient un petit groupe difficile à séparer. Si elles acceptaient parfois  de collaborer avec des garçons, elles privilégiaient systématiquement les filles lorsque la composition du groupe était libre. Ce petit groupe de quatre filles correspond tout à fait au « pic de rigidité » identifié par les recherches sur l’acquisition du genre : une extrême conformité au groupe d’appartenance, avec une adoption des codes sexués traditionnellement attribués à ce groupe, et un rejet du groupe opposé. La petite fille en marge de ce groupe n’adoptait pas du tout ce type de comportements, et rencontrait d’ailleurs des difficultés à différencier les filles et les garçons.
Le groupe des garçons se caractérisait en revanche par une grande hétérogénéité des comportements. Certains se situaient dans l’attitude symétrique du groupe de filles : une attitude de rejet des filles, et parfois une certaine violence verbale à leur encontre. Les garçons adoptant ce type de comportement, pour certains, exprimaient également une agressivité visà-vis de changements minimes de codes sexués. Par exemple lors d’une séance de danse, un garçon a choisi un foulard rose vif. Immédiatement, il a été raillé par un petit groupe de garçons pour avoir choisi un « foulard de fille », vite suivi par d’autres enfants. Or, cet enfant n’avait même pas intégré que le rose pouvait être associé à un univers féminin, et ne se sentait pas menacé dans son identité par une couleur stéréotypée. Donc, les garçons se divisaient entre enfants très conformes à leur identité de genre et enfants en dehors de ce type de considération. Il faut également noter que la différence d’âge (parfois près d’un an d’écart pour une naissance en début ou en fin d’une même année) entre les enfants montraient une différence notable dans l’acquisition de l’identité de genre. Les élèves se montrant les plus rigides dans l’acceptation des changements de rôles étaient les élèves les plus âgés, d’environ cinq ans. Les plus jeunes étaient assez peu réceptifs aux catégories genrées.

Le recueil des représentations initiales

Relevé des qualités et termes associés aux filles et aux garçons

Afin de prendre conscience des différentes représentations initiales à propos des différences entre filles et garçons, je leur ai proposé de faire un dessin. La consigne de l’activité a été : « dessine une fille et ce qu’elle aime ». Puis, lorsqu’ils ont eu terminé, je leur ai demandé : « maintenant, dessine un garçon et ce qu’il aime ». Ces dessins ont donné lieu ensuite à une dictée à l’adulte pour rendre explicite ce qu’ils avaient souhaité représenter. Les élèves étaient invités à qualifier leur personnage : « comment est ton personnage ? », « si tu devais le décrire à quelqu’un qui ne peut pas voir ton dessin, que dirais-tu ? ».
Ce mode de recueil des données me semblait adapté en maternelle puisqu’il s’agit d’une activité attrayante et familière, à la portée des élèves les moins à l’aise, et qui constitue de surcroît un support de verbalisation personnalisé. Les dessins ont permis de faire émerger les stéréotypes sous-jacents sans entrer dans l’affectif (comme avec une consigne du type « dessine-toi » ou « dessine tel élève ), en faisant apparaître les représentations qui leur étaient venues lorsqu’ils avaient pensé « fille » ou « garçon ». Il s’agit d’un exercice révélateur, puisque beaucoup d’enfants ont attribués des préférences qu’ils ne partageaient pas à l’enfant dessiné de même sexe. Par exemple, l’une des filles, A. qui n’aime pas jouer aux poupées, m’a annoncé que les filles « aiment les poupées ». De même, l’un des garçons, C. , qui a peur des Power Rangers, a décrété qu’il s’agit de ce qu’aiment regarder les garçons.
De plus, le fait de leur demander de dessiner une fille ET un garçon a permis de mettre en miroir les deux représentations (voir quelques exemples en Annexe 4). La seconde partie de la consigne (« ce qu’il/elle aime ») a permis enfin de faire émerger les centres d’intérêt, les univers associés à un sexe ou à un autre. Cela symbolise une préfiguration des rôles sociaux dans le monde adulte.

Le dispositif pédagogique : lectures non stéréotypées et ateliers philosophiques

Dans leur ouvrage Être une fille, un garçon dans la littérature pour la jeunesse , Christiane Connan-Pintado et Gilles Behoteguy consacrent un chapitre à l’impact des lectures d’albums en classe de maternelle. Ce chapitre s’appuie sur une étude menée par Séverine Ferrière et Christine Morin-Messabel dans une classe de grande section ainsi que sur un éventail d’enseignants de maternelle. Des ouvrages contre-stéréotypés étaient proposés en lecture offerte aux élèves de grande section (5-6 ans), puis des dessins légendés en dictée à l’adulte permettaient de rendre compte de leur compréhension de l’histoire. Or, eu égard au « pic de rigidité » expliqué plus tôt, les élèves n’avaient pas été en capacité d’appréhender des histoires pour lesquelles ils n’avaient pas construit de schéma de pensée. Le second volet de leur étude consistait à s’intéresser de près à la façon dont les enseignants pouvaient transmettre des histoires non-stéréotypées. Afin de tirer bénéfice de cette étude, j’ai décidé d’inscrire ces lectures non-stéréotypées dans une construction du schéma de pensée plus globale : les ateliers philosophiques et les débats. La réception pure (en lecture offerte) ne me semblait pas satisfaisante pour permettre de faire évoluer les schémas de pensée des élèves.

La pratique des ateliers philosophiques

Apports théoriques et limites des ateliers philosophiques

Dans cette perspective, j’ai voulu rendre les élèves acteurs de l’apprentissage social qu’est la prise en compte de l’égalité entre filles et garçons. L’idée d’installer des temps de réflexion pour accompagner des lectures qui sortent de leurs constructions mentales me semblait appropriée. C’est de cette façon que j’en suis venue aux ateliers philosophiques, inspirée notamment par des philosophes et pédagogues comme Matthew Lipman, précurseur de la pratique de la philosophie à l’école , et Michel Tozzi, didacticien de la philosophie.

Lectures non-stéréotypées et débats

La progression des lectures non-stéréotypées

J’ai choisi des albums non stéréotypés notamment parmi la bibliographie « Pour l’égalité entre filles et garçons : 100 albums jeunesse » . Ceux-ci ont constitué un bain culturel pour les élèves, un patrimoine commun de la classe. Mais comme je le mentionnais plus haut, ils ne pouvaient se suffire à eux-mêmes, et pour qu’ils puissent se faire écho, il fallait en organiser la progression. Je suis donc partie d’un album simple, Mon zamie, avec un narrateur au masculin, qui ouvrait simplement sur la possibilité d’une amitié fille-garçon autour de jeux communs. Puis, j’ai évolué vers le détournement d’un archétype avec L’horrible petite princesse, avec une princesse méchante qui s’acoquine avec un monstre finalement très semblable, suivi du détournement du mariage de princesse dans La princesse et le dragon. Finalement, les élèves ont eu l’idée d’écrire une histoire intitulée La princesse et le dragon, ce qui m’a contrainte à mettre de côté cet ouvrage pour ne pas nuire à leur imagination. J’ai donc changé la place de ce livre dans la progression, puisque je l’ai lu après l’atelier philosophique. Ensuite, Dinette dans le tractopelleet Le petit garçon qui aimait le rose permettaient d’aborder de front le stéréotype des couleurs et des jouets genrés. Enfin, le livre le plus difficile (par l’implicite, le point de vue, l’illustration très riche), Nils, Barbie, et le problème du pistolet, permettait une entrée sur les stéréotypes véhiculés par les adultes puisqu’ici c’est le père du petit garçon qui refuse de lui acheter une poupée, associée au genre féminin.

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Table des matières
INTRODUCTION  
1. LA LITTÉRATURE DE JEUNESSE, UNE INFLUENCE MAJEURE DANS LA REPRÉSENTATION DES ÉLÈVES
1. 1. DES LIVRES D’ENFANTS À LA LITTÉRATURE JEUNESSE: LA CONSTITUTION D’UNE LITTÉRATURE SPÉCIALISÉE
1.1. 1. Des premiers écrits adressés aux enfants aux premiers auteurs pour enfants
1.1. 2. Des éditions pour la jeunesse à l’avènement de l’album
1.1. 3. L’âge d’or de la littérature de jeunesse
1. 2. LA CONSTRUCTION DES REPRÉSENTATIONS SOCIALES PAR LA LITTÉRATURE JEUNESSE ET À L’ÉCOLE
1.2. 1. L’impact psychologique de la littérature jeunesse et la construction psychologique de l’identité de genre
1.2. 2. L’enjeu de la mixité dans l’école publique
1.2. 3. Le rôle de l’école dans la diffusion des stéréotypes
2. L’ANALYSE DE MA PRATIQUE PROFESSIONNELLE ET LE RECUEIL DES REPRÉSENTATIONS INITIALES DES ÉLÈVES
2.1. UNE ANALYSE NÉCESSAIRE DE MA PRATIQUE PROFESSIONNELLE
2.1. 1. L’utilisation d’une grille d’observation des pratiques professionnelles
2.1. 2. Les relations de genre dans la classe avant la mise en oeuvre du dispositif pédagogique
2. 2. LE RECUEIL DES REPRÉSENTATIONS INITIALES
2.2. 1. Relevé des qualités et termes associés aux filles et aux garçons
2.2. 2. Analyse des représentations initiales
3. LE DISPOSITIF PÉDAGOGIQUE : LECTURES NON STÉRÉOTYPÉES ET ATELIERS
PHILOSOPHIQUES
3. 1. LA PRATIQUE DES ATELIERS PHILOSOPHIQUES
3.1. 1. Apports théoriques et limites des ateliers philosophiques
3.1. 2. Mise en place et difficulté des ateliers philosophiques
3. 2. LECTURES NON-STÉRÉOTYPÉES ET DÉBATS
3.2. 1. La progression des lectures non-stéréotypées
3.2. 2. Les débats et la prise en compte du “pic de rigidité”
3.3. LA MISE EN OEUVRE D’UN PROJET D’ÉCRITURE
3.3. 1. Une base démocratique pour un projet collectif
3.3. 2. L’organisation des groupes de travail
4. L’ÉVALUATION DE L’HYPOTHÈSE ET DU DISPOSITIF PÉDAGOGIQUE MIS EN PLACE
4.1. L’ANALYSE DU PROJET D’ÉCRITURE
4.1. 1. La nécessaire conservation des archétypes
4.1. 2. La mobilisation des compétences travaillées en atelier philosophique
4.2. LES APPORTS DE L’EXPÉRIENCE
4.2. 1. Le développement de compétences sociales
4.2. 2. La mixité dans les apprentissages
4.3. LES LIMITES DU DISPOSITIF PÉDAGOGIQUE MIS EN OEUVRE
4.3. 1. Une ségrégation sexuée en dehors des temps de classe
4.3. 2. La conservation des attributs traditionnels
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE 
DOCUMENTS SCIENTIFIQUES 
DOCUMENTS PÉDAGOGIQUES 
SITOGRAPHIE 
LITTÉRATURE JEUNESSE
ANNEXES

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