Le discours sur la musique dans la presse française L’exemple des périodiques spécialisés en 1993

L’habitude de scinder les productions musicales en différents groupes est solidement ancrée dans la France des vingt dernières années. Des noms de subdivisions musicales tels que « jazz », « rock », « musique classique », « chanson » apparaissent chaque fois que l’on pratique la musique et chaque fois que l’on en écoute, dans des concerts, dans des festivals, lors d’émissions radiophoniques ou télévisées. On rencontre ces noms quand on utilise, emprunte ou achète un support de son enregistré. Les titres de compilations en font par exemple un usage fréquent : en septembre 1997, on pouvait trouver chez les disquaires New soul USA, N° 1 New wave (vol. 3) ou N° 1 Techno (vol. 3) ; en 1992, Music Club éditait The Roots of reggae III ; en 1998, Podis (Polygram) donnait à une compilation le titre de Raï supreme ; la collection Planète en or (RFM) comptait en 1992 une quinzaine de disques compacts parmi lesquels Planète raï, Planète zouk, Planète blues, Planète raggamuffin, Planète reggae ou Planète rock’n’roll. Des subdivisions semblables organisent les espaces de vente des disquaires. Les disques vendus au magasin Fnac du forum des Halles, à Paris, sont répartis en plusieurs salles portant les noms suivants : « musiques de film », « musiques du monde », « jazz/blues », « classique », « variété française », « variétés internationales », « soul-funk/rap/techno-dance ». Les rayonnages de ces salles sont eux-mêmes surmontés de titres correspondant à des divisions plus petites : « raï » ou « raggamuffin » dans les « musiques du monde », « pop rock », « hard-rock » ou « indépendants » dans les « variétés internationales » etc. On retrouve encore la même démarche dans les médiathèques de prêt ou les centres de documentation proposant des enregistrements musicaux. Ainsi, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, la Discothèque de France utilisait un classement ainsi présenté par Maria NyékiKörösy : « Tenant compte de la diversité des messages sonores enregistrés, la Discothèque de France a établi un cadre de classement qu’elle utilise et diffuse depuis plus de quinze ans […] ».

On trouve dans ce classement, entre autres, cinq subdivisions pour la « musique classique », ainsi que les catégories « chanson, jazz, pop… » et « folklore, musiques traditionnelles et populaires ». De même, les bibliothèques de la Ville de Paris possèdent pour la plupart des collections de disques ou de cassettes, qu’elles classent et cotent en fonction de leur appartenance à un certain nombre de subdivisions musicales. Leurs cadres de classement ont fait l’objet de trois éditions successives entre 1984 et 1993 et l’on y trouve huit catégories, numérotées de 0 à 8: « Musiques de traditions nationales », « Jazz et blues », « Rock », « Musique classique », « Musique contemporaine depuis 1945 », « Musiques fonctionnelles – divers », « Phonogrammes non musicaux », « Phonogrammes pour enfants » .

Les musiques en France 

La musique en France est couramment considérée comme un pluriel : « musiques », affichent, en haut de l’un de leurs rayonnages, les boutiques de périodiques exploitées sous le nom de « Relais H » par le groupe d’édition Hachette dans les gares françaises. Cela signifie que la musique n’est pas présentée comme un tout unitaire mais comme une série de fragments dotés chacun d’une relative cohérence : si l’on parle « des » musiques, on peut alors parler d' »une » musique, puis d' »une autre » musique. On n’entend donc pas la musique comme l’ensemble entier des productions reposant sur une organisation de sons. Mais on scinde cet ensemble en de multiples autres, formant un pluriel qui est pensé, organisé, subdivisé et donnant un nom à chaque subdivision. Les activités musicales et les produits en résultant sont alors distribués de façon à former des ensembles distincts.

Nous proposons de désigner provisoirement les regroupements issus de cette répartition par le mot de « catégories ». Car la construction de catégories implique un double mouvement : de séparation – puisqu’elles impliquent des différences d’une catégorie à l’autre – mais également de regroupement et de rapprochement, au nom de ressemblances qui justifient l’appartenance à un même ensemble. Mais surtout, le mot « catégorie » nous intéresse ici par référence à son sens étymologique : il désigne d’abord, en grec, une accusation, au sens juridique, fondée sur une révélation, sur le dévoilement d’une infraction secrète. C’est seulement par dérivation qu’il signifie également attribut ou qualité commune à plusieurs choses : par là, la « catégorie » renvoie dans cette langue à un trait partagé mais latent, dont elle accuse – c’est-à dire révèle et, dans le même temps, dénonce – la présence. Le mot désigne des caractéristiques non seulement communes, mais aussi cachées à la perception immédiate et surtout révélatrices, donc porteuses de quelque chose qu’il importe de dévoiler. Or tel est bien le but de la présente recherche : à la fois éclaircir la nature du classement opéré en musique, tenter de repérer à partir de quels traits communs il effectue ses regroupements, et mettre en question ces regroupements, en les plaçant dans une perspective critique et en s’interrogeant sur leur bien-fondé.

La question qui préside à l’ensemble de ce travail est donc la suivante : en fonction de quels critères sont construites les catégories de musique en usage en France de nos jours ? On pourrait croire au premier abord que ce sont les caractéristiques sonores qui importent : celles-ci sont souvent au fondement des définitions proposées par les musicologues qui abordent l’une ou l’autre de ces catégories. Ainsi, pour Lucien Malson et Christian Bellest, le jazz se définit-il à partir de deux caractéristiques qui sont « le traitement particulier du son » d’une part et « la mise en valeur spécifique du rythme » de l’autre . De même, Philippe Donnier attribue à certaines caractéristiques sonores un rôle fondamental dans la délimitation de ce qu’est le flamenco :

« S’il est toujours difficile de mettre à jour les caractéristiques d’une musique traditionnelle qui permettent de la distinguer de toutes les autres, il semble bien que, dans l’art flamenco, le modèle de gestion du temps, reflet de son histoire, soit l’un de ces « traits pertinents » recherchés […]. L’analyse formelle proposée ici permet d’expliciter la nature complexe des relations temporelles liant le chant à son accompagnement à la guitare. »

C’est également sur des traits sonores et formels que repose cette définition de la chanson proposée par Chantal Brunschwig : « Qu’est-ce que la chanson ? Je propose la définition suivante : chanson : ‘pièce de discours en vers réguliers et assonancés, de forme strophique (incluant généralement répétitions et symétries). Et ayant pour support intrinsèque une mélodie qui se retient et se transmet sans peine.' »

Or les définitions ainsi produites suffisent rarement à délimiter sans ambiguïté le champ couvert : les critères sonores apparaissent bien faibles au regard de la diversité musicale qu’ils cherchent à ordonner. Philippe Koechlin formule clairement ce problème en ce qui concerne la distinction entre jazz et rock, en France, à la fin des années cinquante : « Francis [Paudras] opposait le jazz, religion du bien, au rock, fric et laideur. Mais, lui répondais-je, où commence le rock : quand John Lee Hooker accélère le tempo, quand le chanteur cesse d’être noir, quand le blues devient trop électrique ? »

Certaines remarques de Chantal Brunschwig sur la chanson, ou de Christophe Kihm sur la musique électronique, font écho à cette incertitude. Ces deux auteurs rappellent, chacun dans son domaine, à quel point sont épineuses les questions de frontières entre des types de musique supposés distincts. La première souligne combien le passage est aisé entre la chanson telle qu’elle la définit et d’autres répertoires : « La notion de ‘populaire’ est extrêmement facile à cerner en chanson : l’air populaire est en effet celui que tout le monde (c’est-à-dire toutes classes sociales, de sexe ou d’âge confondues) chante, retient ou reconnaît. Il n’y a donc pas d’opposition totale avec la culture savante : certaines musiques sacrées, certains grands airs lyriques peuvent devenir des chansons s’ils se trouvent ornés de nouvelles paroles. »

Le second insiste sur l’extrême liberté avec laquelle les musiciens mêlent des procédés relevant apparemment de types de musique distincts : « De quoi parlons-nous quand nous parlons de musique électronique ? Un bidouillage de synthétiseur perdu dans un tonnerre de guitares, un bruit de machine se détachant d’un orchestre symphonique suffisent-ils à faire basculer une musique d’une catégorie dans une autre ? Non, sans doute. La musique n’a pas de nom. A ce titre, une séparation nette entre l’électronique et l’acoustique sur le plan musical est aussi peu productive qu’une distinction entre coton et synthétique, plomb et aluminium, fibre de verre et graphite. »

La presse musicale française 

Les instances de diffusion susceptibles de jouer un rôle décisif dans la constitution des catégories sont multiples : parmi elles figure la presse musicale, c’est-à-dire l’un des médias chargés d’informer le public – sous une forme verbale écrite, ce qui n’est pas sans importance – des enregistrements et des concerts du moment. Et, de fait, on retrouve bien dans la presse la conception compartimentée de la musique qui vient d’être évoquée. C’est la raison pour laquelle ce média a été choisi comme objet de la présente étude : nous tenterons d’établir selon quels critères la presse musicale française construit des subdivisions musicales et plus précisément si elle fait intervenir à la fois des éléments musicaux et des éléments sociaux.

Mais les difficultés inhérentes au choix de la presse musicale comme objet d’étude sont nombreuses. Tout d’abord, il s’agit d’une entité aux contours flous. S’il paraît logique de choisir les magazines les plus vendus, il faut cependant préciser pourquoi ce choix est pertinent et comment construire cet ensemble : c’est à cela que se consacre le premier chapitre. Deuxièmement, il faut s’assurer que la presse musicale ainsi constituée en corpus d’étude n’est pas un tout hétéroclite, artificiellement réuni pour les besoins de l’enquête. De fait, on pourrait penser que ces magazines sont chacun, ou par sous-groupe, des cas particuliers. En réalité on verra, du chapitre 2 au chapitre 5, à quel point il y a entre eux une communauté de nature (c’est ce que le deuxième chapitre appelle « presse catégorielle et commerciale »), d’organisation, de fonctionnement économique et de rôle social. Cette ressemblance traverse les frontières entre catégories musicales et concerne toute la deuxième moitié du vingtième siècle. Il devient dès lors légitime d’interroger cette presse musicale comme un corpus homogène dont les éléments sont comparables.

Comme objet d’étude, la presse musicale comporte enfin une difficulté de taille : est-il fondé de l’étudier pour connaître les façon de penser françaises concernant la musique ? Cela ne revient-il pas à considérer qu’elle les reflète et les retranscrit purement et simplement, sans les altérer ? La question mérite attention. Il est certes possible, dans certains cas, de prendre la presse comme l’une des innombrables sources où se révèlent des rapports sociaux généraux. Ainsi, dans La Distinction, Pierre Bourdieu utilise très souvent des articles de presse. Il arrive qu’il les cite comme des sources documentaires, livrant des données sur les pratiques de goût en France, telles que l’usage protocolaire du mobilier à la résidence Marigny, les habitudes sportives du Président Valéry Giscard d’Estaing et de Karl Lagerfeld ou les choix vestimentaires de personnes de la grande bourgeoisie. Mais dans d’autres pages de La Distinction, la presse est prise comme lieu où des critiques formulent, en les reprenant à leur compte, les goûts en vigueur, où par conséquent les attitudes repérées par le sociologue à travers son enquête de terrain se retrouvent. Dans ce deuxième cas, la presse fonctionne comme un recueil de textes capables de synthétiser certains aspects de ses résultats, parce qu’ils reflètent, sans le savoir, les attitudes que la recherche a permis de mettre au jour. Ils deviennent alors des documents complémentaires (au même titre que les différents prospectus publicitaires cités dans l’ouvrage), les discours qu’ils contiennent s’ajoutant à ceux qui ont été collectés lors des entretiens.

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Table des matières

Introduction
Chapitre 1 La presse musicale : délimitation
Chapitre 2 L’émergence historique d’un modèle uniforme
Chapitre 3 La faiblesse économique
Chapitre 4 La critique et le journalisme musical
Chapitre 5 L’insertion dans le contexte social
Chapitre 6 L’article publié : un texte sous influence ?
Chapitre 7 Les choix méthodologiques
Chapitre 8 Les procédures de l’analyse
Chapitre 9 Les procédés descriptifs communs
Chapitre 10 Les signataires et les descriptions
Chapitre 11 Best : le bruit et la fureur
Chapitre 12 Chorus : le charisme et le caprice
Chapitre 13 Hard force et Hard rock magazine : les solos de guitare et les riffs saignants
Chapitre 14 Jazz hot, Jazz magazine, Jazzman : la liberté et l’intériorité
Chapitre 15 Diapason-Harmonie, Le Monde de la musique, Opéra international : la logique expressive
Chapitre 16 Rock & folk, Rock sound, UP : le plaisir et la légèreté
Chapitre 17 Les nébuleuses musicales
Chapitre 18 Le traitement des caractéristiques sociales
Conclusion
Glossaire
Bibliographie

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