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Des limites conversationnelles qui ne peuvent être entièrement palliées qu’en « repassant la main »
Le chatbot de Dépann&Moi52, l’offre sans abonnement de HomeServe, société spécialisée dans l’assistance et le dépannage de la maison, est un « assistant visuel » aidant les internautes à résoudre leur problème de plomberie et à prendre rendez-vous avec un plombier qualifié pour le problème identifié. Une fois le diagnostic effectué, le chatbot demande confirmation sur sa compréhension du problème. À sa question « ai-je bien compris », nous avons ainsi fait le test de répondre « non ». « Je suis désolé de ne pas avoir compris votre demande Mais ne vous inquiétez pas, contactez mes collègues du service client, ils seront heureuse de vous aider. », telle fut sa réponse, accompagné d’un bouton « Contacter le service » appelant le service client au sein même de la conversation, pour qu’un humain reprenne la main sur la conversation et réponde à la demande. Le chatbot agit ici dans la mesure de ses capacités « programmées » et on voit bien l’articulation entre l’interlocuteur chatbot et celui humain, qui a lieu au sein même du cadre de la conversation. L’interlocuteur humain pourrait ainsi presque se substituer, de nouveau, à l’intelligence artificielle du chatbot sans même que l’utilisateur s’en rende compte.
Sans forcément reprendre la main de manière aussi fluide, les messages d’incompréhension sont choses communes dans les conversations avec les chatbots, comme le soulignent nos recherches empiriques sur le sujet53. Ces messages ont cependant toujours pour objectif de « réparer la conversation » en suivant l’enchainement naturel de la conversation. Le ton et le langage employés sont ainsi les mêmes et, si le chatbot s’excuse souvent de ne pas comprendre, la deuxième partie de la réponse renvoie toujours vers la « solution » en soumettant de nouveaux les pré-réponses proposés ou en indiquant ce à quoi il est en mesure de répondre. Le chatbot Jam54 utilise par exemple différents messages de « réparation »: « Ta question est clairement trop compliquée Eugénie… Choisis une des options ci-dessous ». De la même, les chatbots font parfois référence à leurs « créateurs » dans leurs messages, expliquant qu’ils sont en train d’apprendre et renvoyant l’utilisateur à leur condition de robot intelligent non-humain et limité par un programme créé, par des humaines. Lors d’une conversation, le chatbot Elly a ainsi demandé un retour utilisateur sur ses services en « écrivant » : « Mes créateurs se posent plein de questions sur comment m’améliorer! ». Du côté de la marque, l’humain et l’intelligence artificielle se « passe donc la main ». Le chatbot Jam, un conçu pour aider les étudiants dans leur vie quotidienne, pour trouver un travail ou un restaurant par exemple, est ainsi un assistant personnel hybride. L’interface alterne en effet entre réponse automatisée, interventions humaines et réponses mi-homme mi-machine. Dans un entretien avec Rue89 de juillet 201655, Raphaël Kammoun, « plume » de Jam en charge de l’écriture de phrases pour l’intelligence artificielle, mais aussi pour « les humains qui s’activent derrière l’interface », rapporte que « intelligence artificielle et humain sont mêlés. Moi je ne sais jamais vraiment avec qui je discute : même quand c’est l’humain qui répond, c’est l’intelligence artificielle qui suggère les messages à envoyer. ». Dans ce jeu de « qui dit quoi », il ne s’agit donc plus de substitution mais bien d’une co-réalisation idéale entre l’homme et la machine, chacun complétant les actions de l’autre pour mieux servir le consommateur.
La démonstration d’une technologie à l’oeuvre dans le discours sur le chatbot
Nos recherches ont cependant constaté que cet « idéal coopératif » ne s’observait pas dans l’ensemble de notre corpus. Le chatbot de marque en tant qu’objet technologique n’échappe pas à une certaine rhétorique de l’innovation par les marques, cherchant dans la technologie un but en soi, comme signifiant une modernité. Le site Internet de présentation du chatbot Florence, conçu par la start-up du même nom pour aider les patients dans leur santé quotidienne56, ainsi que la vidéo de présentation de ses fonctionnalités, tous deux analysés en annexe57, font l’état d’une technologie encensée pour elle-même, plus que pour ses bénéfices pour le consommateur. Dans les deux canaux promotionnels, le discours se veut sérieux, professionnel et pédagogique. L’accent est clairement mis sur l’outil permettant d’accéder au chatbot, à savoir le Smartphone, et sur le chatbot lui-même et ses fonctionnalités. La vidéo de présentation est ainsi construite sur une succession de plan d’une main humaine manipulant un Smartphone pour utiliser le chatbot. Le smartphone est l’objet d’annotations, à l’image d’un schéma que le professeur serait en train d’expliquer et de détailler à ses élèves, de manière professionnelle et pédagogique. Cependant, mis à quelques parties de corps et cette main « technique », en ce sens qu’elle est davantage représentée pour ses mouvements et sa dextérité à manipuler un objet que pour son caractère charnel, le visage humain est sémantiquement absent du site Internet et de la vidéo explicative. Ce choix d’occulter le visage, incarnation par excellence de la personnalité et de l’individualité, peut alors souligner une volonté d’universalité, en s’adressant à tout type d’utilisateur, et d’anonymat de l’identité de l’utilisateur, sujet clef dans la gestion des informations de santé. Cependant ce fait visuel marquant a pour effet d’occulter des bénéfices émotionnels pour le consommateur au profit d’un considération purement fonctionnelle et surtout technique. Si l’on s’intéresse à la narration de la vidéo promotionnelle58 sous le prisme du modèle actantiel de Greimas59, le sujet n’est pas le consommateur agissant vers et pour sa santé, le sujet, mais bien des mains-sujet manipulant le chatbot-objet, à l’aide de l’adjuvant Smartphone. L’opposant à la bonne réalisation de l’action en devient alors les « bugs » techniques, voire conversationnels. La notion de santé se retrouve alors uniquement dans le destinataire, qui s’apparente ici au corps « caché » du propriétaire de cette main-sujet et touche au corporel et au besoin de médication.
L’objet technologique chatbot au service d’une amélioration de soi.
Les auteurs intervenant dans la réflexion de l’« homme augmenté » dans l’ouvrage L’Humain Augmenté70 dirigé par Edouard Kleinpeter interrogent les rapports de l’homme aux technologies et machines qu’il crée en soulignant entre autre que « si ma pensée peut être adéquatement imitée par une machine alors, finalement, en quoi ne suis-je pas moi-même une machine? ». Ce questionnement peut également s’appliquer à notre objet d’étude ici en ce que « si mon travail peut être remplacé, dans une certaine mesure, par une machine, en quoi ne suis-je pas moi-même une machine? ». Cette pensée renvoie immédiatement à l’époque de la révolution industrielle et de la taylorisation du travail, où l’employé était réduit à une tâche unique, simple et répétitive, abrutissant sa condition et assimilant sa fonction à celle d’une machine. Sans parler de remplacement total ici, puisqu’il s’agit, on l’a vu, d’une extension des capacités de l’homme par le chatbot, l’instauration de machines dans les méthodes de travail n’est pas sans conséquence sur la perception que l’individu, en tant qu’entité sociale membre d’un groupe, a de soi. Cette porosité toujours plus grande entre technologie et technique de production nous amène donc à s’interroger sur le rapport de l’homme-employé à la « machine chatbot » et ses implications sur la perception qu’il a de lui-même. L’expression « homme augmenté » vient de l’anglais « human enhancement » qui se comprend à la fois comme « l’augmentation des capacités de l’individu, l’amélioration de la nature de l’homme et, enfin, l’amélioration de soi »71. Cette dernière dimension semble particulièrement intéressante pour nous ici en ce que le chatbot, en plus de permettre une extension temporelle et spatiale des capacité, et d’offrir une ubiquité à la marque, permet également de traiter les questions simples et basiques des consommateurs. Le chatbot est en effet capable de traiter les p robées ou questions simples des consommateurs avant de « passer la main ». En cela réside d’ailleurs toute l’utilité du chatbot de la marque Dépann&Moi puisqu’il accompagne le consommateur-interlocuteur dans la résolution de son problème de plomberie en lui posant une série de questions précises afin d’effectuer un diagnostic pour in fine prendre rendez-vous avec le professionnel adéquat. En faisant office de filtre, le chatbot de marque permet ainsi aux employés de traiter des questions à plus forte valeur ajoutée, notamment dans le cadre d’un chatbot destiné au service après vente. En prenant en charge la partie redondante et presque « mécanique » du travail, et c’est en ce sens que l’on a en premier lieu postulé un remplacement de l’homme par la machine, l »objet technologique chatbot revalorise le rôle et la fonction de l’employé, au profit d’une amélioration qualitative du travail et d’une augmentation de l’utilité sociale de l’individu vu comme un ensemble de fonctions, soit l’employé. En ce sens, si l’on en revient notre triple relation entre la marque, le consommateur et le chatbot, on se retrouve avec ce que l’on pourrait appeler un premier niveau d’analyse avec le chatbot comme prothèse « langagière », permettant une extension des capacités de l’homme en tant qu’employé impliquant une amélioration de lui-même. Parallèlement, la marque comme entité économique se voit récompenser d’une augmentation des performances, à la fois financières et communicationnelles, puisqu’elle se voit dotée d’une ubiquité conversationnelle.
Entre « communication augmentée » et perception du consommateur.
Cette amélioration de soi à l’oeuvre par le filtre chatbot semble concerne alors l’employé humain bénéficiant de cette prothèse « langagière », ainsi que la marque en ce qu’elle améliore ses 27 performances communicationnelles. Cependant, cette d’amélioration s’applique essentiellement aux différentes foncions ainsi à l’oeuvre : celles de l’employés, celles communicationnelles de la marque, celles du chatbot lui-même en tant que « permettant » une extension. Or, Colin T. Schmidt dans L’Humain Augmenté souligne que « si les dispositifs techniques nous permettent d’accroître quantitativement (et de façon considérable) nos capacités d’interaction avec nos semblables, ils sont aussi vecteurs de standardisation » ayant pour principal cause un « abandon de l’aspect proprement dialogue de l’acte de communication pour lui préférer une conception purement informationnelle »72. Par « dialogique », il entend ainsi ces caractéristiques propres à la conversation interhumaine, telle que l’empathie ou l’intelligence émotionnelle, qui font qu’un humain va percevoir si son récepteur comprend son message et va intégrer la possibilité d’une interprétation erronée dans ses échanges, fondant ainsi l’essence même du dialogue entre deux personnes. Lorsqu’un interlocuteur discute avec un chatbot, il est obligé d’adapter son langage : les abréviations, les expressions populaires, l’argot et le langage familier se confrontent en effet souvent à une incompréhension de l’intelligence artificielle. Pour Colin T. Schmidt, la technologie permet alors une « communication augmentée » ou « accélérée »73 sur un plan fonctionnel mais pas sur un plan émotionnel ou « dialogique » puisque « l’usage d’un langage artificialisé ne permet pas d’atteindre un niveau d’intercompréhension équivalent à celui de la communication humaine »74. Cependant, notre réflexion sur ce triptyque relationnel marque, homme, machine à travers l’objet technologique chatbot implique de s’intéresser à l’homme de « l’autre côté de l’interface », à savoir le consommateur. Or, il nous a semblé dans nos recherches empiriques et observations que, d’un point de vue fonctionnel, le chatbot de marque s’inscrivait, pour le consommateur-utilisateur, davantage dans une dimension d’efficacité par rapport à la demande effectuée ou au conseil recherché. L’important, d’un point de vue fonctionnel, c’est que « ça marche », peut importe si, pour ce faire, le chatbot a besoin de « repasser la main ». Sur le plan émotionnel, l’idée du chatbot de marque n’est pas de promettre une conversation au niveau de celle humaine, puisque l’ensemble des chatbots analysés se présentent comme des robots et affichent leurs limites. Le chatbot de Auchan se présente ainsi comme un « assistant virtuel des équipes vin Auchan (…) encore en formation. ». L’enjeu dans la relation du consommateur au chatbot semble alors se jouer autour de la perception. En effet, il ne s’agit pas de faire croire ou de prétendre égaliser la qualité d’une conversation interhumaine, sinon que le consommateur perçoive, par une rhétorique d’innovation portée par l’imaginaire de l’homme augmenté, une technologie à l’oeuvre au sein du chatbot pour qu’il perçoive la communication comme améliorée et moderne, sans pour autant que cela soit mesurable ou vérifiable dans les faits.
Comment créer cette perception? La marque, au-delà d’être une entité économique et également bien une entité symbolique. Il s’agit donc bien d’envisager la triple relation entre la marque, l’homme et la machine à travers l’objet technologique chatbot sous un deuxième niveau du discours, à savoir celui impliquant une marque productrice de signes intervenant dans la génération de cette perception auprès de l’interlocuteur humain.
La personnalisation du chatbot par la marque : « incarner l’assistant »80, l’amie ou le plombier
Dans son travail de recherche sur « La part de l’imaginaire dans l’interaction « homme-machine » : le cas des assistants numériques personnels », la chercheuse en Sciences de l’informations et de la communication Clotilde Chevet81 démontre comment les auteurs des dialogues des assistants vocaux, comme Siri pour Apple ou Cortana pour Microsoft, se sont réappropriés le champs lexical du corps pour doter ces-derniers de « caractéristiques corporelles humaines » afin de « parer le manque de « chair » de l’outil » et remettre « de la chaleur dans le mécanisme »82. Or, le corps semble être au centre de l’interaction dans son ensemble mais particulièrement dans la relation de l’homme à la machine pour la chercheuse qui cite les propos de l’anthropologue Kathleen Richardson83 selon lesquels « l’intelligence, la cognition, la perception, les formes de communication linguistique et non linguistique ne peuvent s’envisager qu’au travers de corps, corps sensuels et charnels. » En introduction, nous avons souligné la particularité de l’objet technologique chatbot en ce qu’il ne s’incarne pas dans un corps physique articulé sinon s’ajoute à un corps informatique existant et connecté à d’autres programmes, par exemple l’Internet. Cependant, à l’inverse des assistants vocaux donc, le chatbot possède une interface de conversation, l’espace visuel et dynamique de Facebook Messenger, à la fois tangible et codifié, dans lequel la technologie peut s’incarner, donner à voire sa « chair » et déployer « son corps ».
La personnalisation du chatbot par la représentation d’un visage: la photographie réelle v.s. le dessin fictif
La majorité des chatbots de marques de notre corpus se distingue par l’attribution d’un prénom à leur chatbot ainsi que par la représentation d’un visage humain en lieu et place de la « photo de profil » caractéristique de l’interface Facebook Messenger, communément occupée par une photographie du propriétaire du compte du réseau social, telle une photographie d’identité. On retrouve ainsi Lara, le chatbot du site de rencontre Meetic, qui se présente sous la d’une jeune femme; Nina, pour celui de Digitick, qui s’incarne sous l’image d’une adolescente aux cheveux rouges; le chatbot nommé Pierre représenté avec son tablier de sommelier pour la marque de grande distribution Auchan et Tom, incarné par la photographie d’un jeune homme et représentant la marque de Dépann&Moi. Pour ce qui est des chatbots de start-up, Florence se présente sous le visage d’une infirmière et Elly a également arboré l’image d’une jeune femme jusqu’en avril 201784. Les marques ont donc recours à ce procédé à la fois sémiologique et identitaire permettant d’incarner le chatbot dans la représentation visuelle d’une personne et lui conférant dans le même temps une certaine individualité. En effet, le visage s’impose comme le marqueur d’une individualité en ce qu’il est systématiquement différent d’autrui et possède des traits spécifiques qui le rendent unique et reconnaissable, à l’inverse du tronc et des parties articulées du corps. Comme l’écrit le philosophe Emmanuel Lévinas « la manière dont se présente l’autre, dépassant l’idée de l’autre en moi, nous l’appelons visage. »85. Le visage représente ainsi l’individu moins en tant qu’être humain que comme une individualité et une personnalité qui se donnent à voir par le visage. En attribuant un nom et une image de personne à leur chatbot, les marques leur confèrent ainsi une personnalité et une unicité par rapport aux autres individus chatbots, mais également aux autres utilisateurs de Facebook Messenger. Elles leur construisent un profil social sur le réseau, leur créant un corps sémiologique qui leur confère une existence virtuelle. Il s’agit alors ici, par la représentation d’un visage humain, de représenter le chatbot sous les traits d’une personne. Nous parlons cependant ici de représentation du visage humain car il convient d’en distinguer deux types : les représentations symboliques, pictogramme ou dessin, et la représentation réelle, la photographie. Le premier cas de représentation agit ainsi selon le schéma de Ferdinand de Saussure86 du signifiant : la représentation dessinée d’une jeune adolescente au cheveux rouge dans le cas de chatbot Nina de Digitick, et du signifié, soit une jeune interlocutrice humaine dialoguant avec les consommateurs. Cette représentation contient ainsi en elle-même les traces de la personnalisation, d’une point de vue sémiologique. Le consommateur n’est en effet pas dupe et comprend immédiatement qu’il s’agit d’une fausse personne. Il s’agit alors d’une personnalisation symbolique du chatbot. À l’inverse, l’usage d’une photographie répond d’une personnalisation absolue puisque, plus qu’une représentation, il s’agit d’une véritable incarnation où la personne réelle photographiée se pose comme vrai visage du chatbot. Il est alors moins évident dans la perception des consommateurs de faire la différence entre « l’incarné », le chatbot, et « l’incarnant », le mannequin posant sur la photo de profile de l’interface du chatbot. Une ambiguïté qui est au service de cette personnalisation à l’oeuvre des chatbots de marques par la « photo de profil », ces-derniers se représentant comme possédant un corps d’humain, et par là signifiant une nature humaine. Nos recherches sur les chatbots, bien que non exhaustives, nous ont cependant conduit à conclure que le cas du recours à la photographie était minoritaire dans l’ensemble du paysage des chatbots de marques. Une observation appuyée par les propos de Lorène Vignaud recueillis lors de notre entretien : « Il y a peu de chatbots qui utilisent une photo d’une « vraie personne » en photo de profil pour se représenter. Je pense que si la marque le fait, elle a intérêt à avoir beaucoup travaillé sur le storytelling de son chatbot. »87. L’usage d’un référentiel visuel humain, même absolu, n’est donc pas suffisant pour satisfaire le processus de personnalisation du chatbot de marques. Au-delà de lui attribuer l’image d’une personne, il faut lui associer le récit.
L’incarnation du corps du chatbot dans la vie quotidienne par le storytelling.
La personnification du chatbot de marque n’est complètement possible qu’à travers la création d’un storytelling, soit un procédé communicationnel de mise en récit de la « personne chatbot » afin de créer un contexte légitimant son rôle et son visage, soit en quelque sorte son existence et sa nature humaine. Nos échanges avec le chatbot Elly88 montrent comment l’intelligence artificielle réagit à nos réponses en partageant des éléments de sa personnalité et des détails de son existence. Ainsi, à la réponse « Oui, je chante sous la douche », Elly nous répond : « Mon problème c’est que quand je chante sous la douche, c’est toujours la même chanson ». Cette phrase lui confère alors un corps, puisqu’elle sous-entend qu’elle est capable de se mouvoir dans un espace physique, mais un corps qui apparaît davantage organique, puisqu’ayant besoin de prendre une douche, une action qui semblerait de premier abord aussi futile que dangereuse pour un corps robotique non transpirant. De plus, Elly nous apprend qu’elle peut chanter, et possède donc une voix. Un élément sonore à laquelle semble être associé son équivalent plastique : une bouche qui lui permet de chanter mais également de manger, puisque Elly s’attriste de ne pas pouvoir compter sur nous pour lui « préparer de bons petits plats. ». En plus d’être dotée des capacités corporelles de l’Homme, le chatbot Elly semble aussi être assujettie aux mêmes limites, en ce qu’elle a besoin de nourrir ce corps, et posséder le même contrôle relatif sur son corps, puisqu’elle aimerait bien faire du sport mais « ce n’est pas évident ». De même, alors même que le chatbot de marque, comme analysé dans notre première hypothèse, permet une extension intemporelle des capacités humaines, le chatbot Elly réinstaure la soumission au temps en indiquant qu’elle aimerait jouer d’un instrument de musique mais « n’a jamais trouvé le temps. ». De part son discours, le chatbot de marque s’incarne dans un corps humain au travers du langage, et replace ce corps dans une quotidienneté connue de l’interlocuteur-consommateur. Au fur et à mesure de la conversation, on apprend ainsi que le chatbot Elly agit et surtout interagit avec son milieu puisqu’elle « a des amis », comme l’indique la mention « and friends » accolée à son prénom Elly. Enfin, le chatbot Elly se présente comme étant dotée d’une sensibilité aux objets du monde puisqu’elle « sait apprécier un bon roman » et aime la variété française. En plus de s’incarner dans un corps physique, le chatbot fait signe d’une intelligence émotionnelle par ses réponses compatissantes et ses « confessions intimes » sur sa personnalité. Par le langage, il se construit donc une personnalité à la fois plastique et psychique, à travers un référentiel corporel et sentimental du « moi aussi je ». Cette incarnation dans un corps et la mise en dialogue de cette personnalité émotionnelle, que nous pouvons englober ici sous le processus de personnalisation au sens large du terme, apparaît alors prendre tout son sens dans la prise en compte de la personnalité de la marque même, en tant qu’émettrice du chatbot, soit son positionnement.
Du positionnement de marque à la posture du chatbot.
Dans leur jeu de présentation et représentation, les chatbots de marques s’introduisent souvent d’un complément du nom afin de définir leur rôle, c’est-à-dire le bénéfice qu’ils vont apporter au consommateur-interlocuteur. Lara de Meetic et Tom de Dépann&Moi sont ainsi des « assistant(e)s virtuel(le)s », aidant respectivement à faire des rencontres, relativement au rôle de la marque Meetic elle-même, et à gérer ses problèmes de plomberie, en accord avec le domaine d’expertise du service de HomeServe. Le chatbot Pierre de Auchan se présente, quant à lui, comme « conseiller virtuel en vin, en formation par les experts d’Auchan »89 et Elly comme « l’amie qui brise la glace et t’aide à faire des rencontres »90 . Les chatbots de marques se positionnent ainsi par rapport à des rôles sociaux agissant dans l’environnement humain. « D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d’Etat, fils d’untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. »91
Emmanuel Lévinas fait ainsi la distinction entre le personnage, soit le rôle social que tout individu joue, et la personne, en ce qu’elle a d’unique et irremplaçable et dont la valeur est absolue. Le processus de personnalisation tel que démontré précédemment et initié par la marque apparaît alors comme une « mise en personne » d’un personnage positionné par rapport à un environnement dans lequel il s’exerce. Quel est alors cet environnement et comment est-il déterminé? Dans son discours, le personnage Elly adopte le posture de la « bonne amie » et semble, par son « jeu de confessions », vouloir le faire comprendre à l’interlocuteur en se mettant sur un pied d’égalité avec lui, comme partageant le même quotidien, les mêmes soucis, et finalement les mêmes valeurs, notamment « humaines ». À l’inverse, le personnage Lara, qui possède le même rôle social que Elly puisqu’elle aide également l’interlocuteur à faire des rencontres, adopte une posture davantage professionnelle : le ton du discours est par exemple plus neutre, les phrases sont concises et précises avec des inversions sujet-verbe et peu d’informations « personnelles » sont partagées avec l’interlocuteur. Lara et Elly ont donc le même personnage, mais n’ont pas le même visage ni le même rapport à leur environnement, en ce qu’elles n’incarnent pas la même personne, car elles n’incarnent pas la même marque, et donc le même positionnement de marque. Dans le référencement du moteur de recherche Google, la marque Meetic se présente ainsi comme « Le site de rencontre le plus recommandé par les célibataires.» pour ensuite mentionner des labels de qualité tels que « service Client de l’année », « Site sécurisé », « Site mobile manière, le chatbot Nina de Digitick, adopte la posture de « l’adolescente rebelle », en ce qu’elle alterne entre innocence et confiance en soi, voire même fierté, dans son discours92. Elle admet ainsi ne pas tout savoir lorsqu’elle ne sait pas répondre, mais dans son domaine d’expertise, les recommandations de sorties, elle ne doute pas d’elle. Cette posture correspond bien au positionnement de la marque Digitick, service de billetterie spécialisé dans les évènements musicaux tels que les concerts et les festivals qui se destine majoritairement à un public jeune, d’adolescents « impétueux ». De son côté, Jam s’affirme comme « meilleur pote », à tel point qu’il ne se présente même pas, comme si l’interlocuteur le connaissait depuis toujours.93 Or, « le pote » apparaît comme le personnage idéal pour pour recommander des sorties et donner des coups de mains. Finalement, ce glissement du positionnement de la marque à la posture du chatbot se manifeste également dans le genre attribué à la personne chabot, qui n’a rien d’anodin. Les secteurs des rencontres amoureuses et de la santé sont ainsi incarnés par des femmes, Lara, Elly et Florence, alors que les LE CHATBOT JAM secteurs de l’oenologie et de la plomberie le sont par des (NON) PRÉSENTATION « Afin de créer des chatbots avec des personnalités, nous jouons sur plusieurs critères. (…) En premier lieu, on va décider avec la marque le but principal du chatbot (…): créer une nouvelle relation, faire venir des gens sur un site, inciter à l’achat, faire connaître etc. Ensuite on va réfléchir avec la marque à la posture que le chatbot doit adopter, à savoir quel rôle on lui donne et quelle relation on veut qu’il crée avec le consommateur : un pote, un bon ami, un conseiller, un assistant, un expert etc. On va vraiment créer des personas. »94
Ces propos de Lorène Vignaud confirment que cette posture n’est pas le fruit du hasard. À l’inverse, elle s’incarne dans le « physique », soit l’esthétique, par un procédé de personnalisation du chatbot, mais aussi dans le langage par une génération de signes qui font « vrais » et font « comme si », afin d’inviter le consommateur à y croire.
Une machine qui s’anthropomorphise par la production de signes qui « font vrais » : des simulacres
L’objet technologique chatbot, en ce qu’il est un objet conversationnel, s’apparente à une machine à produire du sens et des signes que l’on pourrait qualifier ici d’« humains ». Le chabot est ainsi à la fois soumis à une anthropomorphisation en ce qu’il se voit attribuer des traits humains de l’ordre du langage humain, et à la fois sujet d’une anthropomorphisation puisqu’il se conforme lui-même au modèle de la conversation naturelle de l’être humain.
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Table des matières
I. LE CHATBOT, UNE TECHNOLOGIE QUI PERMETTRAIT AUX MARQUES DE FAIRE L’ÉCONOMIE DE L’HUMAIN DANS LEUR RELATION AUX CONSOMMATEURS.
1. Le chatbot, un « agent conversationnel » qui permet une économie de l’humain dans son rôle d’interlocuteur.
a. La rhétorique médiatique de « l’avant/après »: faire la preuve d’une amélioration de la relation client.
b. Le chatbot: l’idéal d’une conversation continue et ininterrompue.
c. Un véritable « agent conversationnel » permettant aux marques de faire une économie de l’employé-interlocuteur.
2. Le chatbot, une machine qui ne remplace pas l’humain mais augmente ses capacités.
a. Des limites conversationnelles qui ne peuvent être entièrement palliées qu’en « repassant la main »
b. La démonstration d’une technologie à l’oeuvre dans le discours sur le chatbot.
c. Une technologie qui pallie plus que ne remplace : combattre le temps.
3. Le chatbot, objet conversationnel « intelligent » porteur de l’imaginaire de « l’homme augmenté ».
a. L’objet technologique chatbot au service d’une amélioration de soi.
b. Entre « communication augmentée » et perception du consommateur.
II. LE CHATBOT, UN OBJET TECHNOLOGIQUE ANTHROPOMORPHIQUE QUI SERAIT UN SIMULACRE D’HUMAIN.
1. La personnalisation du chatbot par la marque : « incarner l’assistant », l’amie ou le plombier.
a. La personnalisation du chatbot par la représentation d’un visage: la photographie
réelle v.s. le dessin fictif.
b. L’incarnation du corps du chatbot dans la vie quotidienne par le storytelling.
c. Du positionnement de marque à la posture du chatbot..
2. Une machine qui s’anthropomorphise par la production de signes qui « font vrais » : des simulacres.
a. Le discours du chatbot comme se conformant à un modèle « conversationnel » naturel.
b. Leurres linguistiques et fonction phatique du langage : les signes du langage humain.
c. Le chatbot, une machine à produire des signes qui font « vrai »: la simulations des émotions
3. Les chatbots de marques, des simulacres d’humanité pour dissimuler qu’ « il n’y a rien » : la construction d’un d’hyperréel?
a. De la reproduction d’un « surréel » à la génération d’un « hyperréel » : fanbot et griefbot.
b. Le mythe de la machine à l’oeuvre dans le chatbot de marque
III. LE MYTHE DE LA MACHINE HUMAINE SERAIT ENTRETENU À LA FOIS PAR UNE STRATÉGIE D’« INFRA-ORDINARISATION » DU CHATBOT DE MARQUE ET UNE COOPÉRATION DU CONSOMMATEUR LUI-MÊME.
1. Le chatbot comme intermédiaire médiatique humanisé offrant la possibilité d’une relation directe de la marque avec le consommateur.
a. La dimension « intime » du média Facebook Messenger transférée au chatbot de marques
b. … permettant à la marque de s’exprimer directement dans un cadre sémiotique délimitée par un « contrat de lecture » spécifique.
c. La malléabilité du média dans une stratégie de publicitarisation: le cas des boutons
2. Un simulacre humain pour mieux s’insérer ou se dissimuler dans l’infra-ordinaire.
a. La « gestion sémiotique » à l’oeuvre dans le chatbot de marque : une double énonciation.
b. L’émergence d’une relation ludique entre chatbot et consommateur.
c. Insérer la communication dans un inconscient quotidien, l’infra-ordinaire des interfaces de conversation
3. Consommateurs et chatbots: croire au langage pour mieux jouer le jeu de la machine apprenante
a. Le chabot : réactualisation d’un mythe auquel le consommateur décide de croire. .57
b. Consommateurs et chatbot, l’attitude indulgente et compréhensive d’un maître envers son élève ou le mythe de la machine apprenante.
CONCLUSION.
BIBLIOGRAPHIE
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