LE DISCOURS DES PROJETS D’ÉTABLISSEMENT

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L’institution scolaire est dynamique

Le problème de l’effet-établissement a été travaillé depuis le rapport Coleman du point de vue unilatéral de la production scolaire, avec comme conséquence principale de donner une description pointue de la diversité. Alors notre pari sur une étude structurale de l’effet-projet serait-il voué à la stérilité en voulant observer un objet par définition échappant pour partie à la reproduction ? Mais notre hypothèse est que, dans le cas des projets d’établissement, ce modèle conceptuel ne fonctionne pas. Les raisons tiennent à l’unité d’analyse qui est le collège, lequel est à la fois un collectif d’acteurs et une unité institutionnelle. Or le collège ne se réduit pas à la somme des enseignants qui y enseignent, l’autonomie de l’établissement ne reflète pas une agrégation d’autonomies individuelles : « Loin que la description des attitudes, des opinions et des aspirations individuelles puisse procurer le principe explicatif du fonctionnement d’une organisation, c’est l’appréhension de la logique objective de l’organisation qui conduit au principe d’expliquer, par surcroît, les attitudes, les opinions et les aspirations… « 37. Notre objet, le projet d’établissement, ne s’est pas présenté comme un sujet nouveau pouvant servir d’illustration de l’autonomie de l’école, il s’est imposé dans la mesure où il n’y a pas docilité de l’objet, mais plutôt une résistance à l’investigation. Il s’agit notamment de la loi d’orientation de juillet 1989, laquelle officialise une conception de l’école française, et institutionnalise l’autonomie des collèges. Il n’était donc pas possible d’étudier les marges d’autonomie des établissements en omettant de considérer les relations entre celles-ci et la norme sociale. Dans ce sens, notre objet ne se prête pas aux interrogations portant sur le mouvement social tel que cela aurait pu être le cas pour les premières expériences de conduites de projet d’établissement avant la réforme. On peut remarquer que depuis une dizaine d’années, l’institution scolaire française s’est remodelée, et que les questions que renvoient l’école au chercheur bougent également. C’est de cette façon que nous considérons que l’objet d’étude s’impose autant que sont formulées à son propos des hypothèses de travail. Ainsi, le mot de Saussure peut être renversé, dans la mesure où le point de vue ne crée jamais complètement l’objet, puisqu’également tous les points de vue ne sont pas possibles à propos d’un objet.
Les recherches de V. Isambert-Jamati, qui visaient à mettre à jour l’homologie et les décalages qui existent entre le mouvement des idées, des représentations et celui de la morphologie sociale de l’institution38, nous paraissent une référence actuelle (et sans doute une de nos références majeures) pour l’étude de la réforme des projets d’établissement, à savoir également : »comment les agents de l’institution scolaire définissent et justifient leur action éducative, c’est-à-dire les règles de la vie collective et les disciplines d’enseignement « 39.
A. Touraine40 relève que le thème de l’institution scolaire dans l’oeuvre de V. Isambert-Jamati, avec ses normes, ses valeurs, ses formes organisationnelles, sa définition des statuts et des rôles par lesquels une société fait fonctionner l’école, permet d’aborder l’école en tant qu’organisation concrète, et donc de refuser de l’enfermer dans un fonctionnalisme paralysant. Ainsi, est-il possible de reconnaître à la fois le rôle social de l’école dans la division du travail, et de penser l’école comme une unité dynamique, plutôt que de la représenter sous l’unique aspect d’une « boîte noire » qu’il serait de peu d’intérêt d’ouvrir, dans la mesure où la reproduction sociale est un phénomène massif de l’ordre établi, quand il s’agit en fait d’un ordre s’établissant.
Cependant, pour observer l’ordre scolaire s’établissant, pour comprendre le sens des variations, nous garderons en mémoire la réflexion que nous offrent à propos de l’accès des filles à l’université, C. Baudelot et R. Establet : « Les anthropologues américains nomment « culture » l’effort que chaque société consacre à donner une signification originale aux données biologiques, à la nais-sance et à la mort, aux âges de la vie, aux cycles de la nature. Dans notre aire européenne, les historiens ont bien établi les variations de sens qui, en quelques siècles, ont changé le sens de l’enfance, de la mort ou de nos migrations saison-nières. S’agissant de l’homme et de la femme, les sociétés n’ont pas fait dans la dentelle : partout les chemins nouveaux retrouvent les mêmes ornières. Même dans les pays qui ont donné la plus grande expansion à l’enseignement supérieur et favorisé par là une plus grande égalité entre les hommes et les femmes, les écarts d’orientation, pour diminués qu’ils soient, sont loin d’avoir disparu et ils concernent les mêmes filières. Devant tant de monotonie, on ne peut parler de « modèle culturel » : le thème de « stéréotype », proposé par Zella Luria, s’impose de lui-même. Il faut l’étudier à l’oeuvre, mais — tel est l’avantage de notre tour du monde — on pourra le faire en restant chez soi « 41. Que le projet d’établissement tende à changer le sens de l’institution, et qu’il y ait des processus de construction de ce sens, ne peut donner d’emblée la mesure d’un changement.

L’ÉTABLISSEMENT COMME OBJET D’ÉTUDE

L’établissement : un objet à construire

A propos de l’étude du fonctionnement des établissements scolaires, J.L. Derouet54 propose une présentation bibliographique des recherches françaises et anglo-saxonnes, et note qu’en dehors des rapports commandés par des commissions ministérielles tel le rapport Soubre (1982)55, le rapport Prost (1983), celui du collège de France (1985)56, de Ballion et Thery (1985), les travaux propre-ment scientifiques sont peu nombreux en France; il cite les recherches menées par l’IREDU et le SPRESE depuis 1975, Marie Duru-Bellat et Alain Mingat (1985), Dominique Paty (1981)57. Nous ajouterons entre autres, les travaux d’A. Léger « Fuir ou construire l’école populaire ? » (1986), G. Langouët « Diversité des collèges, diversité des pratiques d’orientation ? »58 (1988), J.L. Derouet « Désaccords et arrangements dans les collèges »59 (1988), F. Baluteau « Pratiques pédagogiques en conseils de classe »60(1990), F. Dubet « Mobilisation des établissements et performances scolaires »61 (1991).
Selon J.L. Derouet, c’est la traduction des difficultés de construction d’un nouvel objet scientifique : « dans le courant qui a fait évoluer les études de socio-logie de l’éducation du niveau du système éducatif vers des unités plus petites, il semble que l’établissement scolaire ait du mal à conquérir sa place entre les deux objets plus classiques que forment la classe et le rapport entre l’école et la communauté ».
Selon nous, cette difficulté est due d’abord au caractère institutionnel de cette unité d’analyse qui n’est pas toujours pris en compte. L’établissement est un bastion avancé de la structure globale, sans doute écrasé jusque là par l’idéalisation de l’uniformité scolaire, mais qui prend parfois des allures évaporées sous l’effet inverse d’une idéalisation de sa diversité. Pour une partie des travaux, l’établissement n’est pas l’enjeu réel de l’étude, il n’est que le lieu de l’expression individuelle des acteurs, qu’ils soient enseignants, chefs d’établissement ou personnels techniques. Ainsi pour D. Paty ce sont les positions des divers acteurs qui donnent l’identité des 12 collèges. Pour F. Baluteau, l’observation des conseils de classes porte sur les conflits de positions, de statuts et de disciplines qui opposent les enseignants entre eux et permettent d’identifier les collèges selon leur type de conseil de classe. J.L. Derouet procède de la même manière, et ce sont les logiques individuelles qui dans une situation de consensus produisent une politique d’établissement et typent les collèges. Dans toutes ces études il s’agit toujours de l’établissement et pourtant ce sont toujours les enseignants, ou plus largement l’ensemble des acteurs, qui additionnés les uns aux autres,et dans leurs interrelations servent sa définition. Le collège est reconnu comme lieu dynamique, mais sa dynamique propre n’est saisie que dans son élaboration. Ceci a pour conséquence de nous instruire sur les différents modèles sociaux en oeuvre dans les collèges, d’aborder la vie au collège de façon compréhensive. Cependant, ce type d’approche de l’établissement n’épuise pas toutes les questions, en particulier parce que sa réalité institutionnelle est escamotée, alors que l’établissement est un espace social très normé.
Dans les études de G. Langouët, M. Duru-Bellat, R. Ballion, F. Dubet, le collège est étudié et caractérisé par des indicateurs qui lui sont propres : la taille du collège, son public scolaire, sa pédagogie, ses orientations, son climat, ses options, son offre scolaire, son implantation géographique… Que ces indicateurs de l’établissement soient des variables externes comme le type de public scolaire, ou internes comme la mobilisation des équipes enseignantes, l’approche est toujours externe au collège par opposition aux travaux précédemment cités qui étudient la construction du collège. C’est-à-dire que l’objectif essentiel de l’étude porte sur la comparaison des collèges entre eux, se distinguant ainsi des études qui centrent l’essentiel de leur développement sur la description d’une caractéristique pouvant servir d’indicateur de l’établissement. Ainsi, F. Baluteau montre d’abord et surtout que les conseils de classes sont différents d’un collège à l’autre, comment se construit un jugement scolaire. Même si la recherche propose une comparaison entre deux collèges des orientations des élèves.
D’un autre point de vue, M. Duru-Bellat montre que les collèges orientent effectivement différemment les uns des autres, sans décrire ce qui est au principe de ces différences. Dans le premier cas, le souci de la détermination d’un facteur explicatif définit la place du collège dans la recherche. Dans le deuxième cas, le collège est considéré d’emblée comme une unité entière dont on apporte la preuve qu’elle joue un rôle dans un ensemble vaste de collèges. Ces deux postures impriment des conceptions très différentes du collège : dans un cas, ce que l’on observe c’est plutôt la diversité des logiques d’acteurs au sein des établissements, et dans l’autre cas on observe la diversité des établissements entre eux. Comme l’expose Olivier Cousin62, le premier type d’approche s’intéresse à l’identité du collège, quand les autres perspectives posent le problème de l’efficacité du collège. Mais il note également que : « Le regroupement des recherches portant sur l’établissement ne correspond pas pour autant à une unité d’analyse et encore moins à une école « .
La question de la diversité des collèges, de la marge d’autonomie d’une politique scolaire mise en oeuvre par les acteurs du système, n’est pas à proprement parler la problématique centrale de la recherche « suffit-il d’innover ? « , néanmoins il est intéressant de voir comment une question mère, celle de l’évaluation des collèges expérimentaux, en tant que matrice très féconde peut aussi nourrir tout un ensemble d’autres questions et avancer la problématique acteurs / structure. A ce sujet, Gabriel Langouët a d’ailleurs publié, un article sous le titre : « Diversité des collèges, diversité des pratiques d’orientation « . On peut y lire dans l’introduction que : « pour des groupes d’élèves sociologiquement comparables, les chances tiennent pour une part importante à l’établissement dans lequel ils sont scolarisés « . En observant les différences de parcours scolaires et d’orientation des élèves scolarisés dans des établissements expérimentaux ou dans des établissements de référence, il montre que les politiques des établissements varient fortement. A la fois il y a des variations inter-groupes, c’est-à-dire qu’une part de la différence s’explique par la caractéristique pédagogique : collèges expérimentaux / collèges de référence. Mais encore il y a des variations intra-groupes, c’est-à-dire qu’une part de la différence s’explique par quelque chose d’autre qui n’est en fait que la part des acteurs irréductible à d’autre variables. Ainsi la plupart des collèges expérimentaux ont par rapport aux autres, des taux d’admission en 4ème supérieurs et présentent donc une politique d’orientation plus favorable. C’est la variable pédagogique. Mais il y a également une variation intra-groupe : « le collège expérimental E2 obtient-il un taux inférieur parce qu’il a moins fidèlement appliqué l’innovation que les autres collèges expérimentaux ou parce qu’il était de composition sociale basse ?  » Une première observation montre que 4 collèges expérimentaux sur 7 et 4 collèges de référence sur 7 situent leur pratique d’orientation autour de la pratique moyenne de leur groupe. Par contre pour ceux qui s’écartent significativement de cette moyenne, la variation ne s’explique pas par la composition sociale du public.

L’établissement et son efficacité

Comme le remarque O. Cousin : « l’efficacité n’est pas un concept univoque tant pour les acteurs du système scolaire que pour les sociologues. Il convient donc de s’accorder sur l’unité de mesure. Il semble à ce propos que l’efficacité comprise comme la capacité d’amener le maximum d’élèves au plus haut niveau possible soit la définition la plus riche. Le suivi de cohortes permet d’évaluer plus précisément la « productivité » des établissements « .
La thèse de Pascal Bressoux : »Les effets des écoles et des classes sur l’apprentissage de la lecture « 64 tend à reconsidérer dans quelle mesure le concept d’école, comme unité d’analyse de l’efficacité en éducation, peut être fondée dans le cadre de l’école française. Tout le développement de la recherche vise une opérationalisation de ce concept d’école efficace. La comparaison de l’effet des classes et de l’effet des écoles sur l’apprentissage de la lecture, montre que l’effet des classes est supérieur à l’effet des écoles. Les résultats de la recherche permettent de dire que la notion d’école, en ce qui concerne le système français, n’est pas aussi opérante que l’on aurait pu le supposer, parce que l’école se révèle être un système peu homogène, et apparaît plus comme l’agrégation de classes très diverses. La question de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité des écoles est étudiée sur le terrain des écoles primaires, et par l’observation des acquisitions des élèves en lecture. Le système d’hypothèses peut être résumé de la façon suivante :
— les variations d’acquisition en lecture sont-elles liées à la classe, à ses caractéristiques structurelles, de contexte, aux caractéristiques des maîtres, à leurs représentations et à leurs pratiques ?
— les variations d’acquisition en lecture sont-elles liées à l’école, aux caractéristiques du public scolarisé, à celles de l’environnement, de l’équipe éducative, aux représentations des enseignants ?
Les résultats de la recherche montrent que l’impact de la classe est le plus important, et donc qu’il y a des classes plus ou moins efficaces. Les caractéristiques du maître expliquent une large part des différences d’efficacité et d’équité d’une classe à l’autre. Les attentes des maîtres jouent un rôle très fort. Mais comme le note l’auteur lui-même, on ne peut pas non plus réduire l’effet classe à l’effet maître, puisque certains facteurs s’imposent aux maîtres.
Les résultats des élèves varient également de façon substantielle d’une école à l’autre, bien que ces variations soient de moindre grande ampleur que pour la classe : « Le pourcentage de la variance expliquée (environ 4,5%) se situe dans la moitié inférieure d’une fourchette établie par les travaux anglo-saxons qui s’étale, à notre connaissance, de 2% (Willms, 1986) à 13% (Mortimore et Al., 1988). (…)
En ne considérant que deux niveaux de classe, et sur une période de deux années et demie, le pourcentage de variance expliquée dans notre population, est de 8,78%
— pour les classes — (p. 345) « . Selon l’auteur, ceci provient du fait que les écoles françaises ont un fonctionnement particulier, où l’autonomie des enseignants dans leur classe est forte. « Ce n’est pas la structure globale de l’école qui détermine les acquisitions des élèves, mais ce qui se passe spécifiquement dans la classe. Les effets des écoles résultent de l’agrégation des effets des classes, non d’un impact spécifique de l’école prise en tant que tout. (…) Le concept d’école efficace n’est pas empiriquement pertinent « . L’auteur nuance pourtant ce constat en précisant que : « les pourcentages de la variance expliquée sont relatifs, car ils dépendent du nombre de classes prises en compte par école, de la discipline évaluée et du nombre d’années écoulées entre les évaluations initiales et finales « .
On le voit, l’établissement comme unité n’est pas d’emblée une notion évi-dente, et reste largement à explorer, il est nécessaire notamment de s’interroger sur les indicateurs possibles de l’établissement.
Le concept d’école, suppose que l’établissement soit un système de relations sociales qui déterminerait les représentations et les pratiques individuelles des enseignants. Il y aurait une socialisation professionnelle au sein de l’établissement, suffisamment forte pour produire un effet. En d’autres termes il y aurait une certaine homogénéité. A ce sujet, P. Bressoux montre que les attentes des enseignants d’une même école ont bien tendance à se ressembler, mais dans une mesure très modérée (p. 259). Par ailleurs cette homogénéité paraît encore plus faible lorsque l’observation porte sur des pratiques pédagogiques qui n’impliquent pas la collaboration des maîtres : « Le style pédagogique (différenciateur / frontal) ne dépend pas de l’école où ils se trouvent « . Dans le cadre de cette recherche la caractérisation de l’école s’effectue à partir d’indicateurs pédagogiques concernant les acquisitions en lecture, il est alors assez logique, dans ces conditions, que les styles pédagogiques varient plus fortement selon la classe que selon les écoles. Si les tests d’intelligence, utilisés dans certaines enquêtes comme celle du rapport Coleman, ne permettaient pas d’aborder ce qui était effectivement enseigné à l’école, et donc sous-estimait l’impact de l’école, on peut également se demander dans quelle mesure les acquisitions scolaires peuvent proposer un indicateur de l’établissement, puisque l’on sait par ailleurs que l’avenir scolaire d’un élève ne se résume pas à ses acquisitions « objectives », et que l’orientation ne s’effectue pas uniquement en fonction de critères méritocratiques. Il s’agit donc de définir à la fois ce que l’on entend par efficacité de l’école, et ce que l’on propose comme indicateur de cette efficacité que l’on désire mesurer.
Lorsque l’objet d’étude est de tester l’efficacité des établissements quant à l’égalisation des chances, à savoir observer si les enfants d’origines sociales dif-férentes connaissent des situations plus ou moins équitables selon l’établissement, un certain nombre de variables semblent plus ou moins appropriées. Bien que les ressources de l’école ne soient pas apparues comme les facteurs les plus déterminants (Hanushek, 1986), d’autres facteurs restent à explorer. Ainsi par exemple, le style particulier des relations sociales dans l’établissement, ou encore la capacité de mobilisation de l’équipe éducative et des ressources possibles. Il s’agit toujours de déterminer un type de facteur susceptible de décrire les objectifs sociaux, ou encore le type de fonctionnement social de l’école, plutôt que de se centrer sur des indicateurs décrivant la didactique scolaire et les aspects cognitifs et pédagogiques des apprentissages, ceci pour répondre à la question initiale de l’égalisation des chances.
Roger Establet, dans son ouvrage, L’école est-elle rentable ?, après avoir démontré que l’école réalise une « production » scolaire, le diplôme, il démontre également qu’: « entre la « production » scolaire et la production tout court il existe une bonne relation, stable dans le temps, matériellement sanctionnée par le salaire « . Cet ensemble de faits permet notamment de définir le concept d’efficacité du point de vue des valeurs d’échange, des valeurs d’usage. Analysées comme un marché, les consommations d’enseignement définissent la valeur d’usage, et révèlent une très forte inégalité dans le pourcentage du budget de l’Éducation nationale alloué aux ménages65 : « L’école relève donc à la fois de la machine d’État et de la consommation « . Et plus loin il montre que : « les traits fondamentaux de l’organisation du travail, concentration et composition organique ont une relation forte avec la production d’une part, avec la formation de la main-d’oeuvre de l’autre « . Les indicateurs qu’il utilise comme la part du budget de l’Éducation par CSP, les effectifs de travailleurs de l’Éducation par CSP, la production annuelle d’un travailleur selon le diplôme, lient l’Éducation et l’économie et permettent ainsi de décrire le rôle social de l’école en termes d’efficacité économique et sociale. Cette définition de l’efficacité nous semble d’autant plus intéressante qu’elle permet de comprendre l’inégalité sociale non pas à travers une quelconque technicité industrielle, mais plus largement à travers la division du travail.

La mesure de l’effet-établissement

Dans l’ouvrage Pour une approche analytique du fonctionnement du système éducatif 71 la préoccupation d’ordre méthodologique est au premier plan devant les travaux sur l’école; les auteurs s’attachent ici à montrer la nécessité d’organiser les multiples observations de phénomènes complexes. A partir notamment, de l’exemple d’une recherche centrée sur l’influence du fonctionnement de l’établissement sur l’orientation des élèves en 4ème, ils exposent la démarche analytique et démontrent son intérêt pour traiter des imbrications de variables (d’autres outils existent, notamment les analyses multivariées).
Le problème posé est le suivant : parmi les nombreux facteurs jouant sur l’orientation des élèves à un moment donné, quels sont ceux qui sont les plus explicatifs ? En effet pour décrire les mécanismes et interpréter l’orientation scolaire on ne peut pas se contenter d’accumuler des corrélations, il est nécessaire de contrôler aussi les articulations entre les différents facteurs. Ainsi, les notes obtenues par les élèves jouent un grand rôle mais cette observation générale masque le fait qu’un élève qui obtient de bonnes notes appartient en moyenne le plus souvent à une famille aisée et est plus jeune. En d’autres termes, l’effet dû à la valeur scolaire peut être qualifié d’effet brut alors que la mesure d’un effet net ne pourra intervenir qu’à la condition d’observer à âge égal et à catégorie socioprofessionnelle égale. Donc, pour obtenir une description qui évite le problème du masquage d’une variable par une autre et donne la mesure de l’influence de chacun des facteurs, ils choisissent de procéder à une décomposition de la variance.

LA LOI D’ORIENTATION DE 1989

Nous présentons dans ce chapitre à quel modèle scolaire correspond, dans les textes officiels, le projet d’établissement, et nous tentons de dégager de l’analyse de ces textes ainsi que de celle des rapports sur le collèges, ou sur le système éducatif dans son ensemble, les principes définissant l’équité et la justice scolaire de l’école française d’aujourd’hui. Ce modeste repérage sociopolitique tend à saisir le projet d’établissement dans ses résonnances avec la société, tant du point de vue économique que du point de vue du progrès technique, ou encore du point de vue du changement dans le système éducatif. Un bref aperçu des innovations au collège dans l’histoire récente (1975-1989) décrit la place qui est accordée au thème de la démocratisation, et l’interprétation pratique qu’en proposent les réformes. La façon dont est envisagée en 1989, l’inscription de l’école dans la société nous permet de comprendre la tendance « pro-technologique » de la réforme et de situer le problème des filières. Enfin, l’idée de changement véhiculée par la réforme, nous pousse à reposer la question « suffit-il d’innover ? » de G. Langouët, ou plus généralement le problème du réformisme au sein du système éducatif.

Les innovations au collège

Un bref point historique permet de suivre le mouvement qui a abouti à la loi d’orientation de Juillet 1989, à la généralisation du projet d’établissement et pourra montrer, bien que très succinctement, comment le collège a constitué à l’intérieur du système éducatif un maillon essentiel de la démocratisation de l’enseignement. L’actuel objectif de mener 80% d’une classe d’âge au niveau bac s’appuie sur les transformations qui ont progressivement redéfini complètement le rôle du collège et pousse vers le secondaire puis vers l’université les questions soulevées par la démographisation et par l’égalisation des chances. En 1975, la réforme Haby pose comme principe du collège unique, l’hétérogénéité de la structure classe et la suppression des filières. En 1979, les P.A.C.T.E (projets d’activités éducatives et culturelles) sont créés et remplacent les 10 % mise en place en 1973 pour des activités mettant l’accent sur le travail d’équipe des professeurs. Par les P.A.C.T.E les projets éducatifs devront s’articuler avec l’organisation pédagogique d’ensemble. En 1980, par la circulaire du 24 Octobre, C. Beullac précise que la mission essentielle des chefs d’établissement du second degré consiste à proposer un projet éducatif global, une politique d’établissement et d’en assurer la coordination et la réalisation. En 1981, les P.A.E., projets d’actions éducatives (note de service du 24 Août) remplacent les P.A.C.T.E et en élargissent les objectifs. L’analyse des besoins et la concertation sont devenus indispensables pour répondre aux difficultés observées à ce niveau d’enseignement. Devenus partie intégrante du projet éducatif avec les P.A.C.T.E, les P.A.E sont présentés comme éléments importants du projet. Le 28 Décembre 1981, dans une circulaire signée A Savary est proposée la création de zones prioritaires et de programmes d’éducation prioritaires pour lesquels un projet de zone sera élaboré sur la base d’une concertation de l’équipe pédagogique élargie à des compétences extérieures. En 1982, la rénovation des collèges appuyée sur les travaux de l’Institut National de Recherche Pédagogique, et notamment le rapport de Louis Legrand (Pour un collège démocratique, 1982), tente de trouver d’autres modalités de gestion de la disparité du niveau des élèves. La circulaire du 2 Juin 1982 établit que chaque établissement doit dégager des objectifs communs après l’analyse de ses propres données et besoins et se doter d’un projet éducatif. Pour la rentrée 1983, il est précisé que la rénovation se poursuit sur la base du volontariat et que chaque collège s’orientera vers l’élaboration d’un projet d’établissement. Les circulaires de 1985 inciteront tout établissement à entrer en rénovation (N. S. 82.622 du 31 Décembre 1982, N. S. 85.011 du 8 Janvier 1985, circulaire 85.029 du 28 Janvier 1985). En 1986, les textes sur la décentralisation (B.O.E.N. spéciaux du 5 Septembre 1985, du 6 Février 1986 et du 20 Mars 1986) conduisent à un transfert des compétences pour une plus large responsabilisation locale.
Ainsi comme on a pu le voir, la structure et le fonctionnement général du collège sont progressivement remodelés. Selon F. Cros et M. H. Broch73: « l’ap-parition du thème de participation des différents partenaires au sein des appareils économiques et sociaux de France, immédiatement après 1968, semble être à l’origine de l’introduction de la notion de projet dans le système scolaire « . Dans le même temps la diversité du public accueilli au collège unique – « École Moyenne  » (Haby 1976) – poussait à chercher dans cette voie les réponses aux difficultés rencontrées. Le repérage bibliographique sur les publications de 1969 à 1989 sur le collège, présenté F. Cros et M. Bouthors74, illustre assez bien la rencontre qui s’est opérée entre les questions de la diversité du public scolaire et la notion de projet. Nous n’en prendrons que quelques exemples assez représentatifs :
— La rénovation pédagogique dans l’enseignement secondaire, l’Éducation n° 188, Novembre 1973 (pp. 1-7)
— L. Legrand, l’école unique à quelles conditions ? Scarabée-CEMEA, Paris 1981
— L Soubre, Décentralisation et démocratisation des institutions scolaires, Rapport à Monsieur le Ministre de l’Éducation Nationale, Paris, 1982
— G Langouët, les groupe de niveaux, quels effets sociaux ? Société Française, no 9, 1983 (pp. 18-23)
— G Langouët, suffit-il d’innover ? l’exemples des collèges , coll. Pédagogie d’aujourd’hui, P.U.F, Paris, 1986
— L. Legrand, la différenciation de la pédagogie, Scarabée-CEMEA, Paris, 1986
— N. Berthier, les pratiques pédagogiques d’ouverture dans les établisse-ments secondaires publics : évaluation des projets d’action éducative, Groupe de pilotage du dispositif d’évaluation des P.A.E, Paris 1986
— A Prost, le projet d’établissement en France. Quel avenir et à quelles conditions ? Les projets éducatifs d’établissements scolaires, Bruxelles, Association pour la formation des enseignants en Europe (ATEE), 1984
— J.L Derouet, C. Labat, Vingt collèges face à la rénovation , INRP, Paris, 1988.
Au Journal Officiel du 14 Juillet 1989 paraît la loi d’Orientation sur l’édu-cation; l’article premier affirme l’éducation première priorité nationale. Le droit à l’éducation se traduit pour la nation par la nécessité de se fixer comme objectif de conduire d’ici dix ans l’ensemble d’une classe d’âge au minimum au niveau du Certificat d’Aptitude Professionnel ou du Brevet d’Étude Professionnel et 80% au niveau du Baccalauréat. Pour l’élève au plan de sa scolarité la réalisation de cet objectif sera organisée notamment autour de la notion de cycle, les périodes de formation dans les entreprises ou autres collectivités territoriales, du projet d’orientation scolaire et professionnelle, de l’aide au travail personnel. Au plan des établissements il s’agit de l’élaboration d’un projet en association avec les membres de la communauté éducative et du développement de contacts et d’échanges avec l’environnement économique, culturel et social. Dans le rapport annexé à la loi d’orientation, l’ouverture de l’école à ses partenaires, la collaboration et la concertation avec les collectivités locales sont directement liées à la décentralisation promulguée par la loi du 2 Mars 1982, celle du 22 Juillet 1983 en complément de celle du 7 Janvier 1983. Parmi les objectifs de la décentralisation on relèvera celui concernant la prise en compte des données régionales, la politique de développement que souhaite se fixer la région. Les collectivités locales acquièrent ainsi un pouvoir d’initiative important. « De fait, c’est d’un véritable droit de veto implicite que les collectivités territoriales ont été dotées quant au développement ou au redéploiement des nouvelles filières. (…) Il se crée depuis quelques années un clientélisme rampant chez de nombreux chefs d’établissement. Les collectivités territoriales modulent aujourd’hui sensiblement leurs dotations entre les établissements. Les chefs d’établissement sont conduits, parce que le système les y pousse, à entretenir un dialogue privilégié avec « le payeur », à ouvrir ce dialogue non seulement sur les problèmes présents mais aussi sur les problèmes à venir « 75.
A moyen et long terme l’offre d’éducation faite par l’établissement pourrait déterminer un public scolaire demandeur, client. Le service d’éducation proposé pourrait alors se caractériser par la recherche active de la part de l’établissement à définir une bonne image « de marque ».

Le collège et les filières

En 1989, l’école modifie sa place dans la société en définissant de nouveaux rapports avec l’extérieur. Le Xe plan 1989-1992 titre : « la France, l’Europe « 76 et place l’éducation et la formation au chapitre des grands chantiers. Les priorités éducatives sont au nombre de cinq : diminuer au moins de moitié le taux d’ex-clusion, réduire le redoublement par la mise en place de rythmes différenciés de progression, conduire trois élèves sur cinq au niveau du baccalauréat, assurer l’accueil de 20 % d’étudiants supplémentaires dans l’enseignement supérieur, atténuer les fortes disparités régionales qui subsistent. En réponse à ces objectifs, le principe de l’autonomie des établissements est posé comme facteur essentiel du changement.
Le gouvernement de la France décrit dans ce plan, les priorités économiques propres à un pays développé devant relever le défi de l’Europe et lie clairement les besoins en formation au progrès technique d’une société industrielle. L’ancrage socio-économique de la politique éducative est très net. La mondialisation des échanges, l’exigence de compétitivité, l’impératif d’une croissance économique sont autant de facteurs que l’école doit intégrer dans ses objectifs. De la même façon l’entreprise se trouve sollicitée pour améliorer la compétitivité par un accroissement quantitatif et qualitatif des capacités d’offre et par une spécialisation géographique et technologique adaptée aux caractéristiques de la demande mondiale.
Or, pour Bourdieu et Passeron77 : « l’école est douée d’une indestructible spécificité institutionnelle qui va jusqu’au refus de satisfaire « fonctionnellement » les demandes en main-d’oeuvre émanant du système économique et que cette indépendance est idéologiquement nécessaire : il faut cette irrationalité, cette lourdeur de l’appareil scolaire et universitaire, et en même temps cette luxueuse légèreté de la « Liberté Académique », pour que s’exerce sans trop d’à-coups, c’est-à-dire dans la méconnaissance générale, dans l’illusion générale de l’équité et de l’universalité, la fonction scolaire de reproduction culturelle et de conversion sociale. C’est pourquoi aussi les réformes, les innovations et les contestations brouillonnes n’aboutissent le plus souvent qu’à maintenir l’ordre existant. »

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Table des matières

PREMIÈRE PARTIE. STRUCTURE DE LA RECHERCHE
Chapitre I. ORIENTATION DE LA RECHERCHE
Chapitre II. L’ÉTABLISSEMENT COMME OBJET D’ÉTUDE
Chapitre III. LA LOI D’ORIENTATION DE 1989
Chapitre IV. LES OUTILS DE LA RECHERCHE
DEUXIÈME PARTIE. LE DISCOURS DES PROJETS D’ÉTABLISSEMENT
Chapitre I. LES THÈMES DES PROJETS D’ÉTABLISSEMENT
Chapitre II. SÉGRÉGATION DES CURSUS SCOLAIRES
Chapitre III. LES RÉSEAUX DE CHOIX
1. Typologie, une partition en trois classes
2. Typologie, une partition en cinq classes
3. Bilan sur une méthode
4. Production et reproduction scolaire
Chapitre IV. LE DIAGNOSTIC DES COLLÈGES
Chapitre V. LE PROJET, UN INDICATEUR POSSIBLE
TROISIÈME PARTIE. LES DÉTERMINANTS DU DISCOURS
Chapitre I. LES PUBLICS SCOLAIRES IGNORÉS
1. Analyse globale, classes de public et catégories du discours
2. Quelques correspondances, classe de public et classe de discours
3. Un discours de classe
4. La nationalité des élèves
Chapitre II. LE PROJET, UN RELAIS DE L’ÉVALUATION
Chapitre III. LE PROJET RECONNAÎT-IL LES SIENS ?
Chapitre IV. LE PROJET EST LOCALISE
QUATRIÈME PARTIE. LE PROJET, UN INDICATEUR DE LA RÉUSSITE SCOLAIRE ?
Chapitre I. LES TYPES DE PROJETS
Chapitre II. LE CONTEXTE SCOLAIRE
CINQUIÈME PARTIE. L’EFFET PROJET D’ÉTABLISSEMENT
Chapitre I. LE PROJET ET LA RÉUSSITE AU COLLÈGE
1. L’orientation en 5ème
2. Des différences de réussite après trois années de collège
3. Types de projets et bilan scolaire selon la CSP des élèves
4. Les élèves évalués “moyens” en fin d’élémentaire
5. Les élèves « faibles » en fin d’élémentaire selon le type de projet
6. Quelle orientation en 4ème technologique ?
7. Quel type de projet est le moins injuste ?
8. La défaite du parcours individualisé
9. Quel projet pour qui ?
10. Première histoire scolaire
11. Le projet et le sexe des élèves
12. La production scolaire
Chapitre II. LE PROJET ET L’IDENTITÉ SCOLAIRE DES ÉLÈVES
1. Le projet individuel de l’élève
2. Des projets d’avenir contrariés en 4ème
3. Les enfants d’ouvriers rêvaient d’un baccalauréat
4. Le projet d’établissement modifie les rêves d’avenir
Chapitre III. LIMITES INTERPRÉTATIVES
1. Le projet est fidèle
2. Le projet, une variable « molle »
CONCLUSION
ANNEXES
Annexe 1. DESCRIPTION DES 48 COLLÈGES
Annexe 2. LA GRILLE D’ANALYSE DE CONTENU
Annexe 3. FLORILÈGE
Annexe 4. TRIS A PLAT DES CHOIX DES COLLÈGES
Annexe 5. A.F.C. ANACONDA
Annexe 6. TRIS 2 ET ANALYSE DE CONTENU
Annexe 7. RÉSEAUX DE CHOIX ÉDUCATIFS. TYPES DE PROJETS
Annexe 8. DIAGNOSTIC DES PROJETS
Annexe 9. L’INDICE DE LA D.H.G
Annexe 10. DISCOURS ET CATÉGORIES SOCIALES
Annexe 11. CARACTÉRISTIQUES SCOLAIRES DES ÉLÈVES
Annexe 12. L’OFFRE SCOLAIRE
Annexe 13. LE BILAN SCOLAIRE SUR L’ENSEMBLE
Annexe 14. L’EFFET-PROJET
Annexe 15. PROJETS D’ORIENTATION DES ÉLÈVES
Annexe 16. FIDELITE DU PROJET
BIBLIOGRAPHIE

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