Le discours déconstructiviste dans l’histoire de l’architecture

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La genèse du déconstructivisme

Les années 1980 débutent donc avec un paysage architectural et urbain encore marqué par la froideur et la répétition des bâtiments modernes. Beaucoup de ces édifices, vieillissant mal, se sont d’ailleurs transformés en taudis et sont considérés comme de véritables repoussoirs dans la ville. La société a également évolué. Après l’opulence des Trente Glorieuses, elle est maintenant confrontée aux première crises, avec les chocs pétroliers de 1973 et 1979. Elle reste cependant marquée, depuis les années 1960, par une consommation de masse, dérivée de l’idéologie néolibérale qui s’est imposée en Amérique et en Europe après la Deuxième Guerre mondiale. Cette idéologie, confrontée au communisme de l’URSS, a conduit le monde à se diviser en deux blocs : les membres de l’OTAN (et autres alliés des États-Unis) et les signataires du Pacte de Varsovie (et autres soutiens de l’URSS), qui s’affrontent depuis 1945 dans une Guerre Froide qui semble ne plus finir. L’armement nucléaire des deux camps laisse planer en permanence la menace d’une destruction du monde, après les catastrophes de Hiroshima et Nagasaki. Or, si depuis 1962 et l’épisode de la crise des missiles de Cuba (ou « la baie des cochons »), une détente et un effritement des deux camps avait débuté, de nouvelles tensions sont apparues depuis la deuxième moitié des années 1970, notamment avec la crise des Euromissiles en 1977, qui voit débuter une soudaine course à l’armement nucléaire. Or cette nouvelle menace, combinée aux crises économique et financière des années 1970, fait planer sur la société un climat permanent d’incertitude et d’inquiétude.
Cette instabilité est caractéristique de cette époque très différente de celle des modernes. Les évolutions techniques et technologiques (notamment le numérique) ont créé une ville plus changeante, imprévisible. Fort de ce constat, plusieurs architectes affirment que l’architecture moderne, qui demeure encore l’un des principaux modèles, n’est plus du tout représentative de la société. Ils ne se reconnaissent pas non plus dans l’architecture postmoderniste, dernière tentative pour s’en extirper. Parmi eux, on retrouve les désormais célèbres Peter Eisenman, Frank Gehry, Zaha Hadid, Daniel Libeskind, Bernard Tschumi, Rem Koolhaas et l’agence CoopHimmelb(l)au. Mais aussi des architectes tels que Eric Owen Moss, Thom Mayne, et bien d’autres. Pour eux, il ne s’agit alors pas de réviser ou de discuter les canons modernes, mais bel et bien de repenser toute l’architecture, pour concevoir des édifices qui correspondent réellement à la société et à l’époque. Si les mouvements précédents se présentaient comme des critiques successives, l’idée est à présent de se détacher des réflexions antérieures pour forger leur propre vision de l’espace. Nous verrons pourtant que cette quête ne consiste en rien en un tabula-rasa, le déconstructivisme faisant nombre d’emprunts aux courants architecturaux et artistiques l’ayant précédé. Il refuse donc l’historicisme, mais ne renie en rien l’histoire, et s’y référera fréquemment.
Avant d’aller plus loin, il semble important d’expliciter dès maintenant que le déconstructivisme n’est ni un style, ni un courant, ni un mouvement architectural. Comme le dit Philip Johnson à propos de l’architecture déconstructiviste :
« As interesting to me as it would be to draw parallels to 19328, however delicious it would be to declare again a new style, that is not the case today. Deconstructivist architecture is not a new style. »9
(Aussi intéressant qu’il serait pour moi de dresser un parallèle avec 1932 et combien il serait agréable de déclarer à encore un nouveau style, ce n’est pas le cas aujourd’hui. L’architecture déconstructiviste n’est pas un nouveau style.). Elle se définit davantage comme une convergence formelle et une approche similaire de plusieurs architectes au cours des années 1980 (en réalité même dès la fin des années 1970). C’est la critique architecturale qui s’est emparée de cette appellation par la suite, pour aujourd’hui qualifier et classer tout bâtiment dont la géométrie biscornue ou éclatée semble peu ordinaire. L’idée défendue dans la suite de ce mémoire sera d’ailleurs quelque peu différente de la définition de Johnson. En étudiant les réalisations, les écrits, les réflexions des différents architectes rassemblés sous l’étiquette de « déconstructivistes », il apparaît que la « convergence de pratiques » que défend Johnson n’est pas si similaire entre eux, chacun ayant, au final, sa propre approche. Cela semble nous éloigner plus encore d’une possible « définition commune » de l’architecture déconstructiviste. Mais nous y reviendrons plus tard. Pour l’instant, nous pouvons effectivement admettre que la réflexion des déconstructivistes part d’une volonté de rompre définitivement avec l’architecture moderne, jugeant que celle-ci est dépassée et ne correspond plus à la société contemporaine, à son mouvement, à son imprévisibilité et à ses changements incessants. Ces architectes, ne se reconnaissant ni dans un modernisme suranné, ni dans un postmodernisme trop caricatural, se mettent alors en quête d’une nouvelle manière de dessiner l’espace et de construire des lieux.
L’appellation « déconstructiviste » n’a d’ailleurs été donnée qu’en 1988, avec l’exposition au MoMa. Les sept architectes invités à cette exposition (Eisenman, Gehry, Hadid, Libeskind, Tschumi, Koolhaas et CoopHimmelb(l)au) ne se sont jamais eux-mêmes considérés comme des « architectes déconstructivistes » et n’ont jamais prétendu vouloir créer un mouvement ou une quelconque dynamique pour renouveler la forme architecturale. Ce qu’on appelle le « déconstructivisme » a donc commencé par des pratiques singulières et indépendantes, dont la production fut d’ailleurs souvent critiquée avant d’être plébiscitée par l’exposition à New York.
C’est le cas, par exemple, de la maison personnelle de Frank Gehry, qu’il réalisa en 1979 à Santa Monica, en Californie. Celle-ci peut être considérée comme la première réalisation « déconstructiviste » à être construite. Cette réalisation est en même temps un manifeste et une expérimentation. A travers la réhabilitation et l’extension d’un bungalow de banlieue des années 1920, Gehry livre à la fois une critique de la forme standardisée et conventionnelle de la maison, tout en exprimant un désir profond de renouveler l’expérimentation de l’espace à travers de nouvelles configurations spatiales. La résidence a en effet été transformée de manière quasi empirique, en trois étapes. Une première, où les formes semblent essayer de s’échapper du bungalow. Une seconde, où la structure du bungalow vient s’étendre et se tordre. Et enfin une dernière, où de nouvelles formes sont mises en tension entre elles et par rapport à la maison. Ces expérimentations successives traduisent, dès la genèse des réalisations « déconstructivistes », la préoccupation de la façon dont la forme architecturale peut venir « infecter » une autre et donner à lire l’espace autrement.
Si la Gehry’s House est devenue l’un des emblèmes de la pratique de l’architecte, c’est parce qu’elle pose les bases de sa réflexion : la volonté, à travers l’expérimentation architecturale, de renouveler notre vision de l’espace. De chercher de nouvelles configurations qui changent notre perception de la spatialité, qui représentent le mouvement et les tensions de la société, de la ville, de la fin du XX ème siècle.
« The windows… I wanted to make them look like they were crawling out of this thing. At night, because this glass is tipped it mirrors the light in… So when you’re sitting at this table you see all these cars going by, you see the moon in the wrong place… the moon is over there but it reflects here… and you think it’s up there and you don’t know where the hell you are… »10 – Frank Gehry Cependant, les expérimentations de Gehry n’ont à l’époque, comme évoqué précédemment, pas du tout été appréciées par le voisinage, jugeant cette architecture outrageuse et choquante. Pourtant, depuis 1988 et l’exposition du MoMa, elle est maintenant regardée comme l’un des chefs-d’oeuvre de l’architecture californienne. Il en a été ainsi pour plusieurs autres réalisations des déconstructivistes. En « proclamant une nouvelle mode » avec leur exposition « Deconstructist Architecture » au MoMa en 1988, Mark Wigley et Philip Johnson ont en quelque sorte « validé » les différentes expérimentations des architectes déconstructivistes, leur donnant une crédibilité et une légitimité. La multiplication des réalisations après l’exposition des différents architectes invités en est la preuve. Le déconstructivisme est passé de l’architecture choquante, déplacée à la dernière tendance. Intéressons-nous alors, à la manière dont l’architecture déconstructiviste a été présentée au grand public et quelles explications, quelles références, quel parti pris ont permis de transformer cette architecture « choquante » en nouveau paradigme ?

L’exposition du MoMa de 1988

Si elle a déjà été abordée à plusieurs reprises au cours de ce mémoire, il convient maintenant de présenter cette exposition rigoureusement. En 1988, le célèbre architecte américain Philip Johnson décide de monter au Museum of Modern Art (MoMa) de New York, aux côtés de Mark Wigley11, une exposition sur l’architecture déconstructiviste, alors méconnue du grand public. Intitulée « Deconstructivist architecture », il s’agit en effet de la première exposition consacrée à cette mouvance architecturale. Sans doute grâce à l’influence de Johnson et à sa capacité à déceler les « dernières tendances », l’exposition connaîtra un grand succès et un accueil favorable auprès du public. Comme l’affirmera Stuart Wrede à propos de Johnson dans le catalogue de l’exposition : « His critical eye and keen ability to discern emerging directions in architecture have once again produced a provocative exhibition. »12
(« Son oeil critique et son habilité à percevoir les nouvelles tendances en architecture ont encore une fois donné lieu à une provocante exposition. »). Avec le parrainage d’une telle personnalité, les sept architectes invités à présenter leurs projets ne pouvaient connaître que notoriété et succès après l’exposition. Mais ces sept architectes, nés dans sept pays différents, menaient leurs pratiques respectives indépendamment les uns des autres. Qu’est-ce qui a alors bien pu pousser Johnson et Wigley à rassembler dans une exposition, au MoMa de New York, des architectes qui n’avaient jamais été rapprochés, et dont la plupart d’entre eux ne connaissaient alors pas la même renommée (Zaha Hadid par exemple, n’avait à cette époque-là encore jamais construit le moindre édifice) ?
La réponse à cette question est également donnée dans le catalogue de l’exposition, où Philip Johnson explique ce rassemblement inédit par le fait d’avoir été immédiatement frappé par la convergence formelle de leurs travaux, au regard de leurs réalisations respectives. Effectivement, en observant les projets présentés, on constate au premier coup d’oeil une évidente recherche commune de perturbation de la forme. Parallélépipèdes éclatés pour Hadid, basculés pour Libeskind, tordus pour Koolhaas, transpercés pour Gehry, déconstruits pour Tschumi, croisés pour Eisenman, ou simplement absents pour CoopHimmelb(l)au. Les formes semblent totalement inédites et paraissent, au premier abord, venues de nulle part. Une architecture dés-architecturée, où l’acte de bâtir s’est transformé en acte de décomposer.
Wigley et Johnson mettent d’ailleurs en avant le caractère éminemment formel de l’approche déconstructiviste. Après avoir présenté la conception architecturale « traditionnelle » comme une activité où le concepteur, hanté par la forme pure, utilise des géométries simples avec des règles de composition strictes ; ils introduisent une nouvelle sensibilité, où la forme a été contaminée. Si les architectes ont toujours rêvé de formes pures selon Wigley, il affirme : « the dream has become a kind of nightmare »13 (le rêve est devenu un cauchemar). Si les architectures présentées paraissent démembrées, tordues, torturées, Wigley met en garde à ne pas confondre ce qu’il appelle le déconstructivisme et l’acte de démolir ou de dissimuler. Le déconstructivisme, présenté comme la première véritable remise en cause de la « pureté » architecturale, est justement un défi lancé à la structure qui, alors qu’elle paraît instable, doit tout de même assurer la fonction d’abri de toute architecture. Cependant la tradition est totalement remise en cause. L’architecture déconstructiviste est alors assimilée à un virus, qui vient contaminer la forme pure. Tel un parasite, elle vient infecter les volumes, les tord, les transforme, jusqu’à les rendre méconnaissables, mais insiste sur le fait qu’elle ne les détruit pas : « This is an architecture of disruption, dislocation, deflection, deviation, and distortion, rather than one of demolition, dismantling, decay, decomposition, or disintegration. It displaces structure instead of destroying it. »14
(« C’est une architecture de disruption, de dislocation, de déviation, et de distorsion, plutôt que de la démolition, du démantèlement, du délabrement, de la décomposition ou de la désintégration. Elle détourne les structures mais elle ne les détruit pas. »). Malgré la violence de l’acte, Wigley assure que les deux organismes, la forme et son parasite, vivent alors en symbiose. Il affirme que l’idée des projets présentés n’est pas d’abandonner la tradition (comprendre les formes traditionnelles) mais de s’en servir pour venir explorer de nouvelles possibilités.
Cette exploration de la forme architecturale et sa perversion sont l’expression d’un refus du fonctionnalisme et du rationalisme des modernes, qui a contraint la forme architecturale pendant tout le XX ème siècle. Johnson expose cette critique, en opposant l’image d’un roulement à bille, objet façonné par l’industrie, dont la forme est l’expression même de sa fonction ; et celle d’une cabane en ruine en pleine nature, dont la forme anarchique et sauvage nous apparaît comme plus expérimentale. Wigley traduira lui cette métaphore par les mots : « Instead of form following function, function follows deformation »15 (« Ce n’est plus la forme qui suit la fonction, mais la fonction qui suit la déformation »). On a donc une inversion par rapport à l’architecture moderne. La fonction n’est plus un repère, un guide pour façonner la forme, mais se retrouve maintenant à devoir s’adapter à la forme donnée. Ce déplacement n’induit pas pour autant que l’on ne s’intéresse plus à la fonction dans la conception, mais qu’on va l’interroger dans des structures non traditionnelles.
C’est donc apparemment ce mariage entre une critique commune de l’architecture moderne et une volonté d’explorer la forme architecturale qui a donné naissance aux projets présentés à l’exposition. Pourtant, loin d’affirmer que ces travaux sont
révolutionnaires et totalement nouveaux, Johnson et Wigley clament au contraire une parenté évidente, entre ce qu’ils ont baptisé « l’architecture déconstructiviste » et le constructivisme russe des années 1910-1920.

Constructivisme et déconstructivisme

Le Constructivisme russe a été un mouvement architectural, mené en parallèle du mouvement artistique éponyme, entre les années 1910 et 1930, en Union Soviétique. Il s’inscrit au sein de l’art de l’Avant-Garde russe, qui se caractérise notamment par le refus de l’art académique, et la recherche d’une expression nouvelle, plus dynamique et davantage représentative de l’évolution de leur société. Le constructivisme russe dresse notamment un lien fort entre l’art et l’industrie, l’art et la machine. Lien hérité de l’influence du futurisme italien (mouvement artistique né à la même époque), qui a cherché à suggérer la vitesse, l’urgence du progrès, à travers la mise en scène de machines, la recherche de mouvement et de dynamisme, n’hésitant pas, pour cela, à dé-construire, dé-composer l’objet représenté pour traduire, transmettre, sa trajectoire dans le temps, donnant ainsi une dimension cinétique.
L’art de l’Avant-Garde russe s’inspire également des travaux des cubistes, en reprenant l’usage de formes géométriques (cercles, carrés, rectangles, …) pour représenter le réel. Formes géométriques rendues mobiles par l’influence du futurisme. De par son rapprochement entre l’art et la technologie, le constructivisme peut également être mis en parallèle avec le Bauhaus.
Enfin, le constructivisme russe est voisin du suprématisme, mouvement concomitant en URSS, fondé par le célèbre peintre Kasimir Malevitch. Cependant, le suprématisme est bien plus abstrait que le constructivisme. Les peintures ont une dimension nihiliste, les formes dessinées ne renvoyant qu’à elles-mêmes, et pas au réel. Si, tout comme De Stijl (qui le suivra), le suprématisme est un mouvement qui s’attacha à la représentations de formes pures, géométriques, celui-ci cherche cependant à effectuer des compositions dynamiques et mouvantes, en faisant flotter ces formes abstraites dans l’espace pictural. Si certaines oeuvres semblent fixes et abstraites, comme le fameux Carré noir sur fond blanc (ou Quadrangle), d’autres dégagent un dynamisme évident, de par la composition et le choix des couleurs, comme Supremus n°56, ou Aéroplane volant, tous deux réalisés par Malevitch. Or, comme nous le verrons plus tard, cette recherche de dynamisme à travers l’assemblage et la composition de formes pures a été une grande source d’inspiration pour les architectes déconstructivistes, particulièrement pour Zaha Hadid.

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Table des matières

Introduction
I. État des lieux communs sur le déconstructivisme
Archi-sculpture
L’architecture des « sciences nouvelles »
La riposte scientifique
Le « bouclier » Derrida
Une incompréhension faite de pré-suppositions
II. Le discours déconstructiviste dans l’histoire de l’architecture
Le Mouvement Moderne en architecture
Le début d’une longue affirmation d’une critique contre le modernisme
« Bored with the boxes »
La genèse du déconstructivisme
L’exposition du MoMa de 1988
Constructivisme et déconstructivisme
La représentation et l’expérimentation de la forme
III. Les architectures du « déconstructivisme »
Zaha Hadid : la forme dynamique
Frank Gehry : la forme au rythme de la ville
CoopHimmelb(l)au : la forme expérimentale
Daniel Libeskind : la forme à l’épreuve du passé
Lecture croisée
IV. La déconstruction derridéenne et le déconstructivisme
Jacques Derrida et la philosophie de la déconstruction
Peter Eisenman : la forme théorique
Bernard Tschumi : la forme événement
Déconstruction, déconstructivisme ?
IV. Déconstruire le déconstructivisme
Ressources et documentation
Crédit illustrations

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