Définition du dilemme et présupposés
Le dilemme du combattant est la situation dans laquelle se retrouve l’individu qui, au combat, dans des conditions physiques et psychiques particulières, doit actionner ou non son arme pour tuer un ou plusieurs autres êtres humains. À cet instant, il fait face à deux devoirs : d’une part, celui de ne pas tuer autrui, qui est un des principes fondateurs de sa société d’appartenance, et, d’autre part, celui de tuer l’ennemi, devoir qui lui a été confié par cette même société, au moment où l’individu est devenu soldat. Il est impossible d’honorer un devoir sans enfreindre l’autre, ce qui place le combattant en situation de dilemme moral. Notre étude repose sur deux présupposés. Le premier est l’obligation de ne pas tuer. C’est la base de la société occidentale. Cet interdit repose sur le sixième commandement « Tu ne tueras point ». Il permet d’assurer le développement de la société en procurant la sécurité des personnes. Le meurtre, c’est-à-dire l’homicide volontaire – intentionnel – est l’acte le moins civilisé qui soit. Ce présupposé est communément accepté dans la société française et les sociétés occidentales. Chaque membre de ces sociétés, à l’exception de ceux atteints de déficiences psychiques, a intériorisé cet interdit et le devoir moral de préserver la vie humaine. Le second présupposé est l’obligation de tuer qui s’impose au soldat lors des combats. Cette notion est de prime abord plus discutable, ce qui illustre la force psychologique de l’interdit de tuer que nous avons intériorisé. Elle est remise en cause par plusieurs considérations, comme le développement des armes non létales, ou le format des guerres actuelles qui font que la tâche du soldat se rapproche de celle du policier. Les guerres actuelles n’ont plus de front défini où s’opposent les unités constituées, mais ont lieu dans des « zones lacunaires », c’est-à-dire en dehors des zones occupées par une armée régulière, qui sont parfois des zones où vit la population. Le soldat se retrouve alors moins souvent en position de devoir tuer dans des combats de masse. Il a en revanche moins de temps pour se préparer au combat et au fait de devoir tuer : il ne s’agit plus d’assauts planifiés contre les lignes ennemies, mais le combat s’impose à lui de manière soudaine dans des actions de guérilla. L’obligation de tuer, quelles que soient les conditions du combat, est une obligation statutaire. Elle est abordée de manière pudique dans le code de la défense où elle résulte de l’obligation d’obéissance aux ordres et d’accomplissement de la mission, combinée à la déresponsabilisation légale en cas d’homicide réalisé dans ce cadre. Sur le terrain, cette obligation relève surtout d’une réalité situationnelle du combat : tuer, être tué ou laisser ses camarades être tués. Le combat est à la fois le lieu et le moment où cette obligation de tuer est la plus évidente et la plus sensible.
Application de la démarche de la philosophie appliquée au dilemme du tramway
Dans un article de 1967, la philosophe britannique Philippa Foot se sert de différents exemples théoriques pour illustrer la doctrine du double effet de saint Thomas d’Aquin : un mal non intentionnel peut être commis pour obtenir intentionnellement un bien. Parmi ces cas se trouve le dilemme du tramway. Un tramway hors de contrôle roule sur une voie qui le conduit vers cinq personnes qui travaillent sur les rails et vont être tuées puisqu’elles ne voient pas le véhicule leur foncer dessus. Le conducteur peut cependant dévier le tramway sur une ligne où travaille une seule personne. Il a le choix entre ne pas agir et laisser mourir cinq personnes ou agir et en faire mourir une. Ce cas théorique et ses variantes ont nourri les réflexions et les approches conséquentialistes et déontologiques. Notre approche consiste à appréhender ce dilemme non pas en partant d’une situation théorique, mais en partant d’une situation pratique. Nous remplaçons le conducteur du tramway par un fantassin français en patrouille dans la vallée de la Kapisa. Le dilemme pourrait ainsi prendre la forme suivante : l’unité à laquelle il appartient est prise sous le feu ennemi. Le meilleur ami du soldat est blessé, et se trouve sur une position isolée dont il ne peut s’extraire. Le combattant voit un groupe de cinq personnes dans la zone estimée de départ des tirs ennemis, mais il ne distingue pas s’ils sont armés ou non. Il peut choisir de lancer une grenade et de tuer cinq civils qu’il ne connaît pas et dont il ignore s’ils sont de simples civils ou des taliban. Il peut aussi choisir de laisser tuer son camarade de combat, son « frère d’armes ». Les données du dilemme changent radicalement dès lors qu’on les replace dans un contexte réel. D’autres éléments, tels que les contraintes physiques et psychiques qui pèsent sur le soldat et qui peuvent altérer son jugement, rendent le problème encore plus complexe. Même si les normes morales ont vocation à s’affranchir des particularités pour guider l’individu dans diverses situations, méconnaître la réalité du terrain pour réfléchir à leur établissement les rendraient inutiles, ou tout du moins inutilisables. Notre approche est donc de questionner les normes morales définies de façon purement théorique en vue d’une application pratique en partant de l’observation pratique pour définir une approche théorique applicable. La prise en compte de la réalité des combats est difficile, du fait de témoignages assez peu nombreux et biaisés. L’éthique de la guerre, c’est-à-dire les principes normatifs qui régulent la guerre, prend ainsi souvent pour objet la guerre elle-même, ou les états en guerre, plutôt que les combattants.
Le dilemme du combattant pour celui qui fait faire la guerre
La spécificité du combattant est qu’il ne tue pas pour lui, mais pour ses concitoyens. Ses concitoyens, eux, ont un rapport particulier au dilemme du combattant. D’abord, la société inculque au citoyen le respect absolu de la vie d’autrui. Elle demande en même temps au combattant de tuer autrui, parfois même au nom du respect de la vie, comme cela est le cas dans la catégorie des guerres de valeurs. Le parcours initiatique moral du soldat qui devient combattant puis vétéran peut trouver un développement parallèle dans le parcours du citoyen face à la guerre menée par son pays. Le jeune engagé n’envisage pas concrètement le métier de soldat comme celui de tuer des gens, mais plutôt de les défendre. Il considère, à juste titre, que la décision d’entrer en guerre ne lui appartient pas. Le citoyen civil, quant à lui, n’envisage pas concrètement la guerre comme la destruction d’ennemis mais plutôt comme la défense et la protection de personnes opprimées. Cette considération connaît son paroxysme avec le concept de responsabilité de protéger, validé par les Nations Unies. Le citoyen se sent finalement peu concerné par l’entrée en guerre de son pays. Il se sent d’autant moins concerné lorsqu’on y envoie des soldats professionnels et en nombre réduit. Il considère que la décision d’entrer en guerre lui échappe. Pendant la guerre, quand le combattant est confronté à la réalité de la destruction et de la mort donnée, le citoyen est distant physiquement et surtout psychologiquement de la réalité du terrain. Considérer que la guerre est juste et justifiée est un acte plus théorique et donc plus simple pour le citoyen que pour le combattant, qui rencontre la mort de manière concrète. Pour le citoyen, le déferlement de violence qu’entraîne la guerre fait l’objet de justifications théoriques et d’un certain déni. En psychanalyse, le déni est le fait de refuser, de façon inconsciente, une partie ou l’ensemble d’une réalité, qui est perçue comme traumatisante. Les reportages de guerre mentionnent peu le nombre de victimes causées par nos soldats et présentent peu d’images de destruction. Les images récentes des opérations en Afghanistan et au Mali montrent la plupart du temps des soldats en train de patrouiller au milieu d’enfants et de civils. Lorsque des images de combat sont montrées, il s’agit de soldats en train de tirer et, ensuite, d’ennemis faits prisonniers. Le déni n’est pas toujours possible et la réalité de la guerre s’impose parfois au citoyen. Les photographies du scandale d’Abou Ghraïb ont tout de suite suscité un rejet de la part des citoyens et la condamnation des soldats impliqués. La société civile est prompte à se désolidariser des « monstres » qu’elle a créés. Pour elle, il n’est pas possible que les exactions commises par ses soldats soient le résultat des conditions dans lesquelles ils étaient placés et des missions qui leur avaient été confiées. Il ne peut s’agir que de « canards boiteux ». Pourtant, certaines des photographies qui ont choqué le monde occidental relevaient de modes opératoires standards de conditionnement des prisonniers avant l’interrogatoire. La réaction de dégoût des citoyens face à des actions qu’ils ont cautionnées et même indirectement ordonnées aux soldats les amène, tout comme le vétéran, à vivre un dilemme moral a posteriori. Le dilemme du combattant, par sa simple existence, questionne la valeur que la société confère à la vie humaine individuelle. Ce questionnement s’observe chez celui qui est directement confronté au dilemme, le combattant, mais également chez les individus qui ont créé les conditions du combat, les citoyens. Ce dilemme n’est pas réellement un choix à faire pour exécuter telle action plutôt qu’une autre. Il s’agit en réalité d’un jugement porté sur un acte déjà commis. Ce jugement peut être direct et individuel, comme c’est le cas pour le vétéran qui a tué au combat. Il peut être indirect et collectif, comme c’est le cas pour les citoyens qui ont déclenché ou laissé se mettre en place les conditions du combat en cautionnant l’entrée en guerre. Que ce soit pour le soldat ou pour le citoyen, le dilemme moral du combattant est un dilemme entre le respect de la vie humaine et la nécessité de détruire des vies humaines au nom de la préservation d’autres vies. Pour le combattant comme pour le citoyen, il s’agit d’un dilemme a posteriori, ce qui en fait sa particularité. Cette particularité questionne alors l’aspect prescriptif du respect de la vie humaine.
Tuer l’ennemi : un dernier recours qui n’en est pas moins un devoir de soldat
La société occidentale, dont l’interdit du meurtre est l’un des principes fondateurs, impose le respect de la vie humaine aux individus qui la composent. Ceuxci intériorisent cette valeur et développent, pour la plupart, un blocage psychologique au fait de tuer une autre personne. La société a cependant besoin d’assurer sa propre survie et peut utiliser la violence à cette fin. Il faut donc qu’elle autorise une partie de ses membres à utiliser la violence pour maintenir son existence (les forces armées) et son fonctionnement (les forces de l’ordre). Dans le cas du soldat, elle attend des individus en question qu’ils utilisent la violence, car, dans le cas contraire, la survie du groupe est menacée. Ce besoin d’homicides protecteurs implique plusieurs aménagements de l’interdit du meurtre. Ces aménagements portent sur la respectabilité de la vie à détruire, sur le fait que le meurtre soit un dernier recours nécessaire et enfin sur la responsabilité qu’implique la mission confiée au soldat sur la survie du groupe. Ils nous amènent à la seconde partie du dilemme du combattant : le devoir de tuer. Le terme de « devoir » désigne à la fois l’obligation statutaire, bien définie, et la responsabilité morale du soldat vis-à-vis de ses concitoyens et de ses frères d’armes, c’est-à-dire ce que l’on attend de lui pour assurer notre survie, ou nos intérêts. Alors que le meurtre est l’interdit suprême de la société qu’il doit défendre, on demande au soldat de le commettre sur des inconnus. Il faut abaisser le seuil de blocage qu’a créé chez lui l’interdit de l’homicide. Pour rendre l’homicide guerrier plus acceptable, il faut démontrer en quoi il est particulier et diffère de l’interdiction normale, c’est-à-dire habituellement admise, du meurtre. La première particularité de cet homicide réside dans sa victime. Dans le cas le plus fréquent de la guerre, et le plus simple également, la cible du soldat est le soldat ennemi. Ce dernier est bien identifié par son uniforme et a pour mission de tuer notre soldat. La particularité de l’ennemi, c’est qu’il a tacitement accepté de se faire tuer, en l’échange d’avoir obtenu le pouvoir de tuer lui aussi. C’est ce qui est catégorisé selon l’appellation du « duel ». C’est sous le prisme du duel que Carl von Clausewitz aborde son étude globale de la guerre, l’affrontement des volontés de deux États, qui se retrouve, parmi d’autres expressions, dans l’affrontement de volontés des soldats sur le terrain. Si, comme Jeff Mac Mahan et l’école d’Oxford, nous considérons les interrogations éthiques du point de vue de l’individu, les justifications liées au contexte exceptionnel de la guerre et à l’acceptation par le soldat de sa mort, c’est-à-dire de son meurtre, trouvent leurs limites. En effet, si tuer un autre être humain est un mal, cela doit être un mal dans toutes les situations. D’ailleurs, même quand un être humain souhaite mourir, le tuer reste, sinon une interdiction, a minima un réel problème éthique qui exige un encadrement juridique précis et variable selon les états. Dans le cas de la guerre, la question reviendrait à se demander en quoi la guerre en elle-même suffirait à rendre le meurtre soudainement acceptable alors qu’il s’agit d’un interdit universalisé. La réponse de l’école d’Oxford, fondée sur la pensée de saint Thomas d’Aquin et les droits naturels, est présentée de façon très simple par Edward Barrett : les faits graves commis par le soldat agresseur entraîne une « perte de dignité et de droits [naturels]64 ». En d’autres termes, un soldat ennemi qui s’engage dans une guerre, en particulier s’il ne peut pas être sûr qu’il s’agisse d’une guerre juste65, va « perdre » son statut d’être humain à part entière. Le tuer ne reviendra donc pas à tuer un autre être humain et notre soldat pourra accomplir la tâche qu’on lui a ordonnée. Cette position permettrait de mettre fin au dilemme du combattant puisque, si l’ennemi n’est pas un être humain, rien n’interdit de le tuer. Toutefois, cette vision ne peut pas être considérée comme acceptable. Tout d’abord, si cette position était généralisée à la société civile, elle autoriserait la peine de mort, qui certes existe encore dans certains pays occidentaux, mais aussi l’homicide en dehors du cadre de la légitime défense. Tout individu qui commettrait un crime, et donc perdrait sa dignité d’être humain, pourrait être tué par n’importe qui sans que ce soit un meurtre. Surtout, cette position ne correspond pas à la réalité étudiée supra au travers des analyses de SLA Marshall et de Dave Grossman. Ces études laissent penser que les soldats considèrent le fait de tuer l’ennemi comme un meurtre et que certains n’y arrivent pas ou tentent à tout prix d’éviter d’avoir à le faire. La raison profonde de cette inefficacité de l’argument de « l’être inhumain » que le soldat aurait le droit de tuer réside dans le fait que l’ennemi reste un être humain malgré tout. Il faut d’ailleurs de la distance – physique et/ou psychologique – pour faire oublier cet état de fait. La justification du meurtre en guerre, si elle est utilisée pour convaincre le soldat que l’obligation de tuer est acceptable, ne permet pas d’éliminer la partie « interdiction de tuer » du dilemme du combattant.
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Table des matières
Introduction
La place du combattant dans la société : le paradoxe du héros militaire
Le dilemme du combattant
Ancrer le dilemme dans sa réalité, selon l’esprit de la philosophie appliquée
Corpus de l’étude : le guerrier, grand oublié des études sur la guerre
Le dilemme du combattant vu par ceux qui le vivent et par ceux qui le font vivre
Première partie : Le dilemme de l’homme en guerre, un conflit moral vécu a posteriori
Chapitre 1 : Le dilemme du combattant ne se pose qu’au moment du combat
1.1 L’interdiction de tuer : la plus forte des « internalisations »
1.2 Tuer l’ennemi : un dernier recours qui n’en est pas moins un devoir de soldat
1.3 La décision finale et l’acte de tuer ne se rencontrent qu’en un moment précis : le combat
1.4 Le citoyen devient soldat pour un autre type de combat
1.5 La responsabilité de tuer est ignorée jusqu’au combat et souvent reniée
Chapitre 2 : Le combat éclipse le dilemme du combattant
2.1 La distance psychologique et la déshumanisation de l’ennemi
2.2 Les règles d’engagement et la déshumanisation du combattant
2.3 L’incapacité psychique à moralité
2.4 L’incapacité physique et émotionnelle à la moralité
2.5 Le réflexe conditionné prend le pas sur le jugement moral
Chapitre 3 : Le dilemme du combattant est un dilemme vécu a posteriori
3.1 Le retour à la société civile du combattant: un enjeu de réinsertion morale
3.2 Les troubles physiques et émotionnels du combat et leurs traces éventuelles
3.3 Les attendus des pairs et le regard des autres
3.4 Le vétéran, seul face aux « mensonges » de sa guerre
3.5 Un dilemme de jugement et non un dilemme d’action
L’aporie du vétéran
Seconde partie : Le dilemme du combattant vu par la société civile
Chapitre 4 : L’entrée en guerre, un dilemme qui manque de se poser au citoyen
4.1 De la survie aux valeurs : la guerre dans sa valeur positive
4.2 L’éloignement et la déréalisation de la guerre
4.3 L’image actuelle du soldat est celle d’un gardien, pas d’un tueur
4.4 Le citoyen se sent éloigné des processus décisionnels de la guerre
4.5 L’homicide de guerre marque la séparation du soldat et du citoyen
Chapitre 5 : La caution de la société civile, un dilemme masqué par des normes d’acceptabilité
5.1 Le rejet de la responsabilité de la guerre : le jus ad bellum
5.2 Le refus d’être trop violent : l’acceptabilité de la guerre et le jus in bello
5.3 Le refus de la guerre comme casus belli
5.4 La guerre est un mal nécessaire, qu’il faut masquer
5.5 Un masque qui ne peut cacher le paradoxe des guerres de valeurs
Chapitre 6 : Les leçons de l’inapaisement
6.1 L’inapaisement des consciences et le paradoxe moral de la guerre
6.2 L’inacceptabilité de la guerre : cause et symptôme de l’inapaisement des consciences
6.3 La responsabilité morale du citoyen
6.4 La guerre et l’identité morale de l’homme civilisé
6.5 La remise en question de la valeur de la vie humaine
L’aporie inconsciente du citoyen et de la société
Conclusion : « Parce qu’il y a toujours des méchants », réflexions sur l’aporie de l’interdit du meurtre dans les sociétés occidentales
Un dilemme qui n’appartient pas qu’au combattant
Un choix fondé sur des considérations autres que morales
La valeur sacrée universelle de la vie humaine : alibi ou horizon moral ?
Définir la valeur de la vie humaine : une responsabilité du citoyen, qu’il soit soldat ou non
Bibliographie
Index
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