Le développement du langage d’évocation grâce à un album de jeunesse

Une définition : le langage

              Ferdinand de Saussure définit, dans son ouvrage Cours de linguistique générale, le langage ainsi : Pris dans son tout, le langage est multiforme et hétéroclite ; à cheval sur plusieurs domaines, à la fois physique, physiologique et psychique, il appartient encore au domaine individuel et au domaine social.1 Le langage est donc une faculté universelle constituée, pour Saussure, d’un ensemble d’éléments complémentaires, dont la langue, c’est-à-dire : [La langue] est à la fois un produit social de la faculté du langage et un ensemble de conventions nécessaires, adoptées par le corps social pour permettre l’exercice de cette faculté chez les individus. La définition linguistique de langue et langage est à dissocier de la définition didactique, donnée ici par les instructions officielles de 2015: Le mot « langage » désigne un ensemble d’activités mises en œuvre par un individu lorsqu’il parle, écoute, réfléchit, essaie de comprendre et, progressivement, lit et écrit. L’école maternelle permet à tous les enfants de mettre en œuvre ces activités en mobilisant simultanément les deux composantes du langage :
– le langage oral […] il permet aux enfants de communiquer, de comprendre, d’apprendre, et de réfléchir ;
– le langage écrit […] il les habitue à une forme de communication dont ils découvriront les spécificités et le rôle.
Le langage étant un élément préalable à toute communication, c’est donc un outil qu’il est primordial de faire acquérir aux élèves pour les préparer à leur vie future – ambition première de l’école. Cette acquisition se fait progressivement et débute dès le plus jeune âge. Ainsi, « dès les premiers mois, une capacité perceptive des sons de la parole permet au bébé de discriminer, de catégoriser les sons élémentaires puis de reconnaître certains mots de sa langue par la prosodie ». C’est durant les trois années précédant l’école maternelle que les progrès seront les plus remarquables, mais l’arrivée à l’école marque un tournant dans les apprentissages de l’enfant. Au contact d’autrui, ses interactions vont augmenter de façon exponentielle, et l’enseignant sera là pour accompagner ses premiers pas dans le monde du langage oral, par des activités progressives et choisies avec soin.

Une distinction : langage en situation et langage d’évocation

                Les programmes de l’école maternelle de 2002 sont plus clairs que ceux de 2015 quant à la définition du langage en situation et du langage d’évocation et leurs utilisations en classe : [La pédagogie du langage] vise à accompagner l’enfant dans ses premiers apprentissages, à l’aider à franchir le complexe passage d’un usage du langage en situation (lié à l’expérience immédiate) à un langage d’évocation des événements passés, futurs ou imaginaires, à lui permettre de se donner enfin tous les moyens nécessaires à une bonne entrée dans l’écrit.8 Ces deux sous-systèmes correspondent aux travaux de recherche d’Émile Benveniste. Il distingue dans son ouvrage9 deux plans d’énonciation en fonction de la distance prise par le locuteur vis à vis de son énoncé : dans le discours, la distance prise est minimale, le locuteur s’ancre dans son énoncé, grâce à l’utilisation des temps comme le présent et de déictiques notamment (je / tu / ici / maintenant) ; tandis que dans le récit ou histoire, la distance est maximale, le récit est coupé de la situation d’énonciation grâce notamment aux temps utilisés (passé simple, imparfait) et à l’utilisation de la troisième personne. Cette position a été critiquée de nombreuses fois, notamment par Michel Arrivé et Jack Feuillet10 qui opposent à cette dichotomie qu’il existe des textes qui mélangent les deux systèmes. La distinction s’est faite par la suite non plus en fonction des temps verbaux utilisés mais en fonction de cette distanciation du locuteur par rapport à la situation d’énonciation. Cette distinction se retrouve dans les programmes officiels de la maternelle en 2002 sous un nom que l’on conserve aujourd’hui encore :
• le langage en situation correspond au langage non distancié par rapport à l’énonciation, un langage lié à son contexte. C’est le langage de l’immédiateté, du personnel (je-ici maintenant), qui est également le langage le mieux maîtrisé par l’élève à son entrée à l’école, mais qui doit être enseigné tout de même, car il comporte des facettes pas nécessairement explorées dans le quotidien de l’élève.
• le langage d’évocation ou « langage décontextualisé » est lui le langage de la distanciation, permettant de parler d’événements, d’objets, de personnes absents de la situation, ou dans une temporalité différente. L’école demande régulièrement aux élèves d’évoquer, c’est‐à‐dire de parler de ce qui n’est pas présent (récits d’expériences passées, projets de classe…). Ces situations d’évocation entraînent les élèves à mobiliser le langage pour se faire comprendre sans autre appui, elles leur offrent un moyen de s’entraîner à s’exprimer de manière de plus en plus explicite. Cette habileté langagière relève d’un développement continu.
Travailler sur le langage d’évocation est primordial durant les premières années de scolarisation car il donne les outils nécessaires aux tâches et compétences demandées aux élèves dans la suite de leur cursus et aux citoyens dans leur vie quotidienne. Malgré tout, depuis les travaux de Benveniste, des évolutions sont notables et la distinction que l’on considérait comme acquise n’est plus tout à fait d’actualité. Le langage en situation et le langage d’évocation ne sont plus aussi séparés qu’avant, mais au contraire Micheline Prouilhac considère que : l’apprentissage du langage [ne] consiste [pas] à passer de l’énonciation en situation à une énonciation hors situation : l’apprentissage consiste plutôt à adapter son discours à un ancrage ou à un désancrage nécessaire. Faire un choix énonciatif, c’est choisir un certain type de rapport entre le réfèrent et la situation d’énonciation : il peut être conjoint ou disjoint; c’est aussi choisir un rapport entre ce qui est dit et la situation de production : impliqué ou autonome.Elle montre ainsi que les deux langages sont interdépendants et que, selon la situation de classe, l’élève est amené à utiliser l’un ou l’autre, voire à passer de l’un à l’autre au sein de la même situation d’apprentissage. Les albums de jeunesse sont un des supports privilégiés pour la réception du langage écrit mais également pour la production d’oral.

La place de l’illustration

                 Sophie Van Der Linden définit l’album comme étant un « ouvrage dans lequel l’image se trouve spatialement prépondérante par rapport au texte, qui peut d’ailleurs en être absent. La narration se réalise de manière articulée entre texte et images » 18, c’est-à-dire un mélange indissociable entre du texte écrit et des illustrations qui peuvent être narratives (complémentaires), redondantes (descriptives) ou connotative (en décalage par rapport au texte). Ainsi les images peuvent faciliter la compréhension ou au contraire lui faire obstacle. Anne Leclaire-Halté, dans son article L’album de jeunesse, quelle description pour quel usage scolaire19, nous rappelle que les albums de jeunesse, à l’école primaire, sont souvent réduits à leur texte, les enseignants portent leur attention sur la compréhension du texte et laissent les illustrations comme supports à l’art visuel. Or, l’album offre les deux composantes dans une organisation spatiale commune, ce qui n’est pas négligeable. Pour ce qui est de l’usage scolaire des albums, Anne Leclaire-Halté propose trois pistes de recherche qu’il semble intéressant de noter ici. Dans une premier temps, il est nécessaire de proposer aux élèves une vue d’ensemble de l’album, sans séparer les images du texte, et ainsi considérer l’album comme « un genre de référence mais aussi en tant que genre scolarisé ». Ensuite, elle s’intéresse à l’activité du sujet lecteur et note qu’il serait intéressant d’observer comment l’élève gère la compréhension de l’album lorsqu’il est confronté aux images en même temps, qu’il soit en position d’écoute ou de lecture seul. Quels transferts effectuent les élèves entre les deux supports d’informations et de lecture ? Enfin, les pratiques enseignantes sont elles-aussi à questionner : en fonction de nos représentations de l’activité de lecture et de compréhension, en fonction de notre parcours de lecteur et de notre parcours de formation, nos pratiques seront différentes et les compétences développées par les élèves différentes. Un point est à soulever ici, l’album utilisé pour cette étude est un conte d’origine russe, adapté textuellement et mis en image. Il s’agit donc ici d’une interprétation d’un texte patrimonial, celle de l’auteur et de l’illustrateur, ce qui réduit la dimension imaginative spécifique au conte (voir partie 2.3).

Les apprentissages langagiers liés au conte

             Le conte est un vecteur très intéressant pour les apprentissages langagiers, il permet aux élèves d’écouter, d’imaginer, de comprendre, et également de prendre la parole.26 L’écoute est développée par le conte, notamment parce que les illustrations sont absentes. L’élève ne peut pas s’appuyer sur les images pour comprendre l’histoire. Cela peut poser problème pour les élèves, notamment en maternelle où la capacité d’attention des élèves est limitée dans le temps, mais les programmes officiels préconisent d’alterner entre des œuvres illustrées et des œuvres sans illustrations pour une acculturation à l’écrit plus importante : « la variété des démarches de contage et de lecture […] permet aux enfants de s’approprier différentes postures de lecteur ». Le conte, parce qu’il est oral et ne s’appuie pas, traditionnellement, sur des illustrations, permet de développer l’imaginaire des élèves, par la création d’images mentales. Ainsi, on dit que les élèves se représentent la situation, ils créent leurs propres images intérieures. Ceci participe à la compréhension de l’histoire. La compréhension étant une activité cognitive de haut niveau, il est nécessaire de l’enseigner de façon explicite. Pour comprendre, il faut que le conte soit perçu comme une totalité ayant du sens, que sa durée permette de percevoir les relations internes au récit, les rapports de cause à effets, de façon à « entraîner l’enfant à distinguer successivité temporelle et articulation complexe des causes et des conséquences ». C’est à l’écoute que l’enfant parvient à un premier niveau de compréhension, et c’est dans le questionnement qui s’en suit que « l’entendement » sera affiné. Je peux relier cette citation aux travaux de recherches d’Annette Schmehl, François Simon et Catherine Huchet, portant sur le Parcours Probléma Littérature30, où ils préconisent de réaliser des pauses de régulation dans la lecture pour permettre aux élèves de soulever les points problématiques de récit, et d’affiner, en situation, la compréhension des textes (applicable également aux contes oraux). Le genre du conte présente des avantages indéniables pour l’apprentissage de la compréhension. Les thèmes abordés dans le conte sont généralement des thèmes qui touchent les élèves, ce qui permet de les enrôler dans l’activité de contage. Les formulettes, petites phrases répétées tout au long du conte, permettent une meilleure appropriation de l’histoire car les élèves vont les retenir plus facilement, d’autant plus si on insiste dessus, et peuvent les répéter en chœur pendant le contage. Plusieurs critères sont à prendre en considération pour analyser la compréhension des élèves : l’identification des actants, le repérage de l’ordre et des liens à faire entre les différents événements, l’objet de la quête mais également le rapport entre le début et la fin du conte. Parmi les critères privilégiés, l’appropriation du schéma narratif ne représente qu’un outil. Il ne peut être un but en soi, au risque de désincarner le conte, de l’instrumentaliser, en n’explorant que sa « mécanique » ; mais c’est, malgré tout, un moyen de compréhension et de mémorisation […] il oriente la mémoire. L’enrôlement des élèves au travers du conte permet de travailler une notion-clé en maternelle : la prise de parole. Oser entrer en communication étant un point essentiel des instructions officielles33, il est important, par les récits et les situations de langage que l’on propose, de permettre à tous les élèves de s’exprimer devant un groupe mais également devant un adulte. Cet adulte doit être en position d’écoute, comme le préconise Pierre Péroz34, afin de laisser le temps et l’espace aux élèves pour s’exprimer, et surtout s’exprimer plus longtemps.

Les types d’interventions de l’enseignant

                    J’ai réparti mes interventions lors des entretiens en cinq catégories, et j’analyse la répartition de ces cinq types d’interventions en fonction du dispositif d’entretien avec les élèves :
• un questionnement, sous forme de question ouverte (est-ce que tu te rappelles de ce qu’il y a dans l’histoire?) ou de question fermée (c’est fini?) ;
• une validation de ce qui a été dit par l’élève (ah oui, y’a Lièvre c’est vrai) ;
• une reformulation de ses propos (la moufle y craque / la moufle, elle craque ah bon?) ;
• une incitation à poursuivre (vas-y, continue) ;
• un apport d’informations manquantes (euh, comment ça s’appelle ça ? / ah, c’est Sanglier).
Dans un premier temps, on peut noter une forte présence d’éléments d’incitation dans le corpus des élèves avec album (tourne la page, tu trouveras plus d’indices. / et alors, qu’est-ce qui se passe avec la moufle ? / mais peut-être qu’il faut que tu tournes la page ?), qui semblent avoir besoin d’encouragements pour se lancer dans le récit. Ces résultats ne se retrouvent pas chez les élèves sans support, exception faite de l’élève E et de l’élève H, qui sont des élèves ayant besoin d’être rassurés régulièrement par une validation de l’enseignant, y compris dans des situations de classe qu’ils maîtrisent parfaitement. Cela me conforte dans l’idée que les élèves ont plus de difficultés à raconter une histoire avec album et donc que mon hypothèse de départ était fausse. Dans le corpus d’élèves racontant l’histoire avec l’album, je questionne assez peu, et presque exclusivement des questions fermées du type tu as fini ?. A contrario, j’ai énormément questionné les élèves sans album, mais différemment selon leur niveau de langage : chez les petits et moyens parleurs, les questions ouvertes sont nombreuses (qu’est-ce qui se passe avec Souris ? / qu’est-ce qu’elle fait ? / et après, qu’est-ce qui se passe?), afin de les inciter à continuer dans leur récit. C’est une forme d’étayage46 que je pratique au quotidien dans ma classe et qui se retrouve dans ce corpus. Chez les grands parleurs en revanche, je note la présence de questions du type tu te souviens ? qui vont de paire avec la consigne (voir partie 4.3.3) et c’est la fin de l’histoire ? pour conclure l’entretien. Ainsi, les échanges semblent être favorisés entre l’enseignant et l’élève lorsqu’il s’agit d’un petit ou d’un moyen parleur sans album, mais pas pour des élèves grands parleurs. La validation se retrouve chez la plupart des élèves avec album et sans album (oui vas-y / d’accord / oui). Ce n’est donc pas un élément qui validerait ou invaliderait mon hypothèse de départ, il n’est pas discriminatoire pour ce qui concerne cette étude. Les reformulations, dans le corpus des élèves sans album, semblent aller décroissant lorsque le niveau de langage des élèves augmente. En effet, chez les élèves petits parleurs, elles se retrouvent assez régulièrement tout au long de l’entretien, de façon ponctuelle chez les élèves moyens parleurs et pas du tout chez les élèves grands parleurs. En revanche, elles sont tout à fait absentes du corpus « avec album », à l’exception de S2, ce que j’explique par sa situation particulière (handicap langagier) : j’essayais de comprendre ce qu’elle m’expliquait. Enfin, j’apporte des informations comme le nom du personnage (ah c’est Sanglier.) ou une action qui n’est pas donnée par l’élève avec album mais dans l’ensemble je m’interdisais d’apporter des informations pour que tous les élèves produisent un récit dans les mêmes conditions. De même, pour E, T2 et H (sans album), j’apporte quelques informations mais il s’agit plus là d’une forme d’incitation pour moi qu’un véritable manque d’informations de la part de ces élèves qui sont par ailleurs très performants dans les activités en classe mais qui ont besoin d’être rassurés dans ce qu’ils font. En conclusion de cette partie, on peut voir que les échanges entre l’enseignant et l’élève ne semblent pas être dépendants de la présence ou non du support mais plutôt du niveau de langage qui influence les postures de l’enseignant et son implication dans la production de l’élève. Les questionnements sont plus nombreux sans support mais les reformulations également, alors que l’incitation semble être plus présente lorsqu’il y a un support. L’hypothèse de départ – les échanges avec l’enseignant sont plus nombreux et plus riches lorsqu’il n’y a pas d’album – n’est donc pas vérifiée entièrement dans cette partie. Je me suis par conséquent intéressée, dans une dernière partie, aux consignes que je passais aux élèves, dans le but de vérifier l’hypothèse de départ.

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Table des matières

1. Introduction
2. Cadre théorique : des situations langagières diversifiées à l’école maternelle
2.1 Le langage
2.1.1 Une définition : le langage
2.1.2 Le langage au cœur des programmes
2.1.3 Une distinction : langage en situation et langage d’évocation
2.2 Un objet de travail : l’album de jeunesse
2.2.1 Lire et raconter
2.2.2 La place de l’illustration
2.2.3 Le Parcours Probléma Littérature
2.3 Le conte, objet d’apprentissages langagiers en maternelle
2.3.1 Caractéristiques et spécificités du conte
2.3.2 Les apprentissages langagiers liés au conte
2.4 Une spécificité de l’école maternelle : la prise en compte de la diversité
2.4.1 Le développement du langage
2.4.2 Les groupes conversationnels
3. Méthodologie de l’étude
3.1 Analyse du texte de l’album La Moufle
3.2 La séquence mise en place en classe
4. Analyse d’une situation langagière particulière : le récit individuel d’une histoire connue
4.1 Une vue d’ensemble de la production
4.1.1 Le nombre de mots
4.1.2 Le nombre de phrases
4.1.3 La cohérence de l’exposé
4.2 La complexité de la production
4.2.1 La complexité des phrases
4.2.2 Les temps utilisés
4.2.3 La répartition du récit et du dialogue
4.3 Les échanges avec l’enseignant
4.3.1 Le nombre d’interventions de l’enseignant
4.3.2 Les types d’interventions de l’enseignant
4.3.3 Des consignes différenciées ?
5. Conclusion
6. Bibliographie
7. Annexes
Annexe 1 : Texte de La moufle, de Florence Desnouveaux
Annexe 2 : Séquence
Annexe 3 : Transcriptions des entretiens avec album
Annexe 4 : Transcriptions des entretiens sans album

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