Le développement de l’agriculture de conservation : enjeux scientifiques et sociétaux
L’agriculture de conservation : des techniques culturales prometteuses pour améliorer la fertilité des sols et réduire l’impact environnemental
Le développement de l’agriculture de conservation des sols
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’agriculture européenne doit faire face à de nouveaux enjeux pour répondre aux besoins alimentaires de la population (Allaire, 1988; Gerbaux and Muller, 1984). Afin d’augmenter la productivité, les agriculteurs modernisent les équipements, améliorent la génétique du matériel végétal et animal, et intensifient leurs pratiques de mécanisation et de traitements chimiques. Ce modèle productiviste conduit à une augmentation significative du niveau de production en réponse aux besoins croissants de la population et relance l’économie au cours des années 1960 et 1970 (Banks and Marsden, 2000; Robinson and Sutherland, 2002).
A l’inverse, des limites apparaissent avec des problèmes agronomiques, environnementaux et économiques (Mabit et al., 2002; Mader, 2002; Mollard et al., 2003). Des préoccupations émergent vis-à-vis de l’impact de ces pratiques sur la qualité des aliments et de l’environnement et soulèvent des interrogations sur la « durabilité » des systèmes de production agricole (Bonneuil, 2004). De nombreux auteurs remettent alors en cause la durabilité de ce modèle « productiviste » et « intensif » développé dans le contexte de l’après-guerre (Laurent, 2006; Mahé and Rainelli, 1987). Des questions apparaissent autour de la consommation d’énergies fossiles non renouvelables et des pollutions diffuses et ponctuelles des eaux et des sols générées par l’utilisation massive de produits chimiques de synthèse (engrais, pesticides). L’intensification de la mécanisation, notamment, via le recours à des labours successifs dans la rotation, conduit dans certaines situations à l’appauvrissement des sols et à leur dégradation physique (ex : érosion, ruissellement) (Dufour et al., 1990; Mäder and Berner, 2012). Le labour traditionnel, largement utilisé dans les pratiques ancestrales, apparaît comme une technique efficace à court terme pour préparer le lit de semence, en réchauffant et en aérant le sol, incorporer les intrants, gérer les adventices et détruire les cultures intermédiaires (Knittel, 2005; Lal et al., 2007). Le labour se définit par un retournement de la couche superficielle du sol d’épaisseur variable (20-40 cm) et par un mélange des horizons du sol afin d’accélérer la minéralisation de la matière organique (MO) et le réchauffement du sol (Labreuche et al., 2007). En fonction des outils utilisés (ex : charrue à versoir, déchaumeuse à versoir, présence de rasettes ou non, etc.), la profondeur de travail du sol peut varier mais les objectifs restent les mêmes : fragmenter le sol et enfouir les résidus de cultures, de couverts, d’adventices et de fertilisants dans le sol pour limiter leur présence en surface et faciliter le contact sol graine. Cependant, sur le long terme, cette technique est de plus en plus remise en cause en raison des problèmes agronomiques et environnementaux qu’elle génère (Derpsch et al., 1986; Smith et al., 2011; Stockfisch et al., 1999). La dégradation des sols s’observe via des phénomènes d’érosion, de tassement, de déshydratation, de ruissellement et d’appauvrissement des sols en éléments nutritifs (Luna et al., 2012; Soane et al., 2012). De plus, des auteurs montrent que le travail du sol impacte la biodiversité du sol en perturbant l’activité des macro-organismes et des micro organismes (Chan, 2001; De Tourdonnet, 2007). Des enjeux économiques et organisationnels sont aussi exposés dans la littérature avec l’augmentation du besoin en main-œuvre ou du carburant consommé lors d’un labour (Triomphe et al., 2006). La nécessité de développer des systèmes de production alternatifs durables, conciliant productivité et intégrité des écosystèmes, mise en avant lors du « Millenium Ecosystem Assessment » réalisé en 2005 par les Nations Unies, devient une priorité (Corvalán et al., 2005; Triomphe et al., 2006). L’agriculture de conservation (AC) des sols constitue l’une des alternatives de plus en plus pratiquée dans les exploitations agricoles et étudiée en recherche. D’après Triomphe et al. (2006), les principales motivations des agriculteurs pour une transition du labour vers le non-labour, reposent sur la recherche d’une gestion plus durable des ressources (eau, sol) ainsi que l’augmentation de la productivité, tout en limitant les charges et la pénibilité du travail. L’AC des sols a été initiée dans les années 1930 aux Etats-Unis suite à une catastrophe écologique, le « Dust Bowl » (Cook et al., 2009; Holland, 2004; Schubert et al., 2004). « Dust bowl » ou « bassin de poussières » a été le nom donné à une plaine céréalière située entre l’Oklahoma, le Texas et le Kansas, qui a connu une série de phénomènes d’érosions éoliennes et hydriques causée par d’intenses périodes de sécheresses et de tempêtes entraînant des pertes massives de surfaces agricoles cultivables (Borchert, 1971; Hornbeck, 2012; Lockeretz, 1978). En moyenne, 1186 t.ha-1 de sol de la couche arable ont été emportés suite à cet épisode, qualifié de désastre écologique : « Not even the Depression was more devastating, economically…in the decade of the 1930s the dust storms of the plains were an unqualified disaster” (Hansen and Libecap, 2003; Worster, 2010). Plus de 65 % des surfaces des grandes plaines céréalières ont été affectées par l’érosion éolienne en 1934. Selon des estimations, ces pertes de sol ont conduit à des réductions de productivité atteignant 400 millions de dollars par an (Hansen and Libecap, 2003). Pour protéger les sols, les agriculteurs nord-américains développent alors de nouvelles techniques connues sous le terme générique d’« agriculture de conservation (AC) des sols ». De nombreux travaux vont rapidement se développer pour mettre en avant les bénéfices apportés par l’AC sur la durabilité des systèmes de production (Samiee and Rezaei-Moghaddam, 2018). L’AC repose sur trois principes, définis par l’organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (Dumanski, 2006; FAO, 2003; Farooq and Siddique, 2015; Hobbs et al., 2008) : (1) une perturbation minimale du sol, (2) une couverture végétale permanente afin d’assurer une protection du sol contre les aléas climatiques, augmenter la MO et favoriser la vie des sols et (3) des rotations culturales diversifiées avec des associations culturales pour structurer le sol et contrôler les bio-agresseurs.
Les techniques culturales développées pour minimiser la perturbation du sol
Afin de minimiser les perturbations du sol, des techniques culturales sans labour (TCSL) ont été développées en agriculture conventionnelle (Reicosky, 2015). L’AC regroupe une diversité de techniques allant d’un pseudo-labour sans retournement du sol au semis direct où le sol est perturbé uniquement sur la ligne de semis .
Les TCSL peuvent se distinguer en cinq familles (Figure 1) (Baker et al., 2007; CTIC, 2011; Labreuche et al., 2007; Mitchell et al., 2009; Reicosky, 2015; Titi, 2002; USDA, 2005):
➤ Le pseudo-labour : Il est en général réalisé à partir d’un cultivateur lourd. La profondeur de travail du sol est importante et proche de celle d’un travail du sol traditionnel (20-40 cm) mais le sol n’est pas retourné. Cette technique se traduit par un mélange des horizons mais elle laisse quelques résidus sur la surface du sol.
➤ Le travail du sol réduit : La profondeur de travail du sol est comprise entre 15 et 30 cm. Cette technique n’entraîne pas de mélange des horizons ni de retournement du sol. Elle est réalisée à partir d’outils de type chisel ou cover crop moins exigeants en force de traction qu’une charrue à versoirs.
➤ Travail du sol superficiel : Le travail du sol se situe entre 5 et 15 cm de profondeur sans retournement du sol. Les résidus de culture sur la surface du sol sont plus importants. Différents outils peuvent être mobilisés : herse rotative, chisel, vibroculteur etc.
➤ Travail du sol localisé sur la bande de semis ou strip-till : Le travail du sol est réalisé uniquement sur la bande de semis qui peut être large de 15 cm. La profondeur de travail du sol peut être toutefois plus ou moins importante.
➤ Travail du sol localisé sur la ligne de semis ou semis direct : Le travail du sol est conduit sur la ligne de semis sur 2 à 5 cm de profondeur. Le semis direct peut être effectué soit sous les résidus de la culture précédente soit sous un couvert végétal. Cette technique qui implique une importante quantité de résidus laissés au niveau de la surface du sol nécessite l’utilisation de semoirs spécifiques adaptés (souvent des semoirs à disques).
Parmi l’ensemble des TCSL, le semis direct (SD), inspiré par les pratiques brésiliennes, suscite de plus en plus d’intérêt auprès des praticiens et des chercheurs (Triplett and Dick, 2008). De nombreux auteurs montrent les bénéfices apportés par cette technique sur la fertilité du sol, le temps de travail et l’environnement (ex. : Réduction du lessivage, diminution de l’érosion des sols, augmentation de la MO en surface, etc.) (Dube et al., 2012; Farooq and Siddique, 2015; Friedrich et al., 2014; Gadermaier et al., 2012; Kassam et al., 2009; Reicosky and Saxton, 2006). Le SD repose sur l’implantation d’une culture sans travailler le sol (Baker et al., 2007; Derpsch et al., 2010; Horowitz, 2011; USDA, 2005). Un travail du sol est seulement présent sur 2 à 3 cm de profondeur sur la ligne de semis. Depuis l’émergence et le développement de cette technique au Brésil, aux Etats-Unis puis en Europe, dans les années 1970, une diversité de techniques de SD s’est développée, se distinguant par leur mode de conduite (sous résidus de culture ou sous couvert végétal) et par le degré de perturbation du sol (fonction de l’équipement) (Gohlke et al., 2000; Reicosky, 2015) (Figure 2). Par exemple dans une note technique, l’USDA-NRCS définit et distingue le terme « no-tillage », développé en Amérique du Nord, du terme « direct seeding », apparu en Europe. Même si, pour ces deux notions, l’objectif reste similaire (minimiser la perturbation du sol et laisser un maximum de résidus sur le sol), le terme « notillage » renvoie à une perturbation du sol par le semoir SD, moins importante au niveau de la ligne de semis que le « direct seeding » où le semoir sera composé d’éléments ouvreurs qui perturberont davantage les résidus présents sur le sol. En fonction du type de semoir et des éléments associés (dents, disques, largeurs des éléments, etc.), Gohlke et al. (2000) vont jusqu’à différencier le « LowDisturbance direct seeding » et le « High Disturbance direct seeding ». Les différentes terminologies utilisées dans la littérature dont les plus courantes sont « no-tillage », « direct seeding », « zerotillage », ne prennent souvent pas en compte ces distinctions et sont utilisées comme synonymes.
L’intégration de couverts végétaux pour protéger et enrichir les sols
En tant que pilier de l’AC, le recours aux couverts végétaux a été largement reconnu comme un facteur fondamental de la qualité des sols pour assurer la réussite des techniques développées en AC (Balkcom, 2007; Reinbott et al., 2004; Sarrantonio and Gallandt, 2003). Plusieurs travaux montrent les bénéfices agronomiques (ex. : fertilité du sol, gestion des adventices, etc.) et environnementaux (ex. : réduction du lessivage, de l’érosion, etc.) apportés par l’intégration de couverts au sein des systèmes de production (Dabney et al., 2001; Hartwig and Ammon, 2002; Justes et al., 2012; Reeves et al., 2009; Teasdale, 1996). Des études menées à long-terme, portant sur l’insertion de couverts dans la rotation, montrent la création de macroporosités dans le sol grâce au système racinaire du couvert améliorant progressivement l’état structural du sol (Çerçioğlu et al., 2019; García-González et al., 2018a)
Haruna et al. (2018) observent 24 % de plus de macropores sous couvert comparé au témoin sans couverture végétale. Les couverts permettent d’améliorer la stabilité structurale du sol et la capacité de rétention en eau (García-González et al., 2018b). Par ailleurs, le recouvrement du sol le protège contre les aléas climatiques et les phénomènes d’érosion et de ruissellement (Gallien et al., 1995; Korucu et al., 2018; Pierce, 1998). D’après Ouattara et al. (2018), le SDSC a permis une réduction de 76 à 90 % des pertes de surfaces agricoles par rapport au labour, en accélérant la vitesse d’infiltration de l’eau. Dans cette étude menée au Burkina Faso, les auteurs montrent que la présence de 2 t.ha-1 de paillage sur le sol a permis de réduire significativement le ruissellement et l’érosion .
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : Contexte et problématique
1. Le développement de l’agriculture de conservation : enjeux scientifiques et sociétaux
1.1. L’agriculture de conservation : des techniques culturales prometteuses pour améliorer la
fertilité des sols et réduire l’impact environnemental
1.1.1. Le développement de l’agriculture de conservation des sols
1.1.2. Les techniques culturales développées pour minimiser la perturbation du sol
1.1.3. L’intégration de couverts végétaux pour protéger et enrichir les sols
1.2. Une remise en cause de la durabilité des techniques développées en agriculture de conservation
2. La pratique de l’agriculture de conservation sans herbicide : un enjeu majeur pour les agriculteurs
2.1. Agriculture biologique : principes fondateurs et questionnements autour de la durabilité des pratiques actuelles
2.2. Production conventionnelle : Des débats contrastés autour du glyphosate
3. Le semis direct sous couvert végétal : Une alternative viable et durable pour supprimer l’utilisation d’herbicide ?
3.1. Combiner semis direct et couverts végétaux pour maîtriser les adventices
3.2. Les principaux défis d’une mise en pratique
4. Problématique générale
Chapitre 2 : Cadre méthodologique général
1. La conception innovante pour favoriser des dynamiques de changement vers des systèmes intégrant du semis sous couvert sans herbicide
1.1. Principaux concepts de la notion d’innovation
1.2. La conception innovante en agriculture : Principaux enjeux et méthodes
1.2.1. Qu’est-ce que la conception ?
1.2.2. Les méthodes de conception
2. La recherche participative : Etat de l’art sur les méthodologies
2.1. Les enjeux de l’implication d’acteurs dans un processus de recherche
2.2. Les recherches partenariales participatives (RPP) en agriculture
2.2.1. Les différentes familles de recherche partenariales participatives
2.2.2. Quels sont les enjeux de la recherche–action ?
2.2.3. L’expérimentation en milieu rural : les démarches développées
2.2.3.1. Les principales catégories d’expérimentations en milieu rural
2.2.3.2. L’expérimentation avec les agriculteurs : D’une implication consultative à une démarche collaborative d’accompagnement et d’apprentissage
2.2.3.3. L’agriculteur comme source de créativité et d’innovation
3. Elaboration des hypothèses de recherche
4. Cadre méthodologique général de la thèse
4.1. Recherche des connaissances existantes autour du semis direct sous couvert végétal sans herbicide
4.2. Mise en place d’une démarche de recherche – action collaborative
4.2.1. Conduite d’un processus de recherche conjoint : définition de la démarche
4.2.2. Choix des acteurs et de leurs degrés d’implication
4.2.3. Efficacité de la démarche
Chapitre 3 : Etat des lieux des connaissances
1 Contexte général
1.1 Etat de l’art sur les connaissances scientifiques et empiriques
1.1.1 Notion de connaissances
1.1.2 Les différentes catégories de connaissances
2 Les connaissances scientifiques existantes
2.1 Etude bibliographique
2.2 Contexte
2.2.1 Etat des lieux des travaux menés en recherche
2.2.2 Thématiques des connaissances scientifiques
2.3 Synthèse bibliographique : quelles sont les connaissances scientifiques ?
3 Etat des lieux des connaissances empiriques produites autour de la technique dans le contexte français
3.1 Enquête en ligne
3.1.1 Description de l’enquête : Questionnaire et sélection de la base de données
3.1.2 Méthode d’analyse de l’enquête
3.1.3 Caractéristiques des échantillons sélectionnés pour l’analyse des connaissances
3.2 Contexte des retours d’expériences : Domaine de validité des connaissances
3.3 Quelles sont les connaissances empiriques issues du retour d’expériences des praticiens français ?
3.3.1 Le couvert végétal perçu comme « la clé de voûte de la réussite du système »
3.3.2 La maîtrise des adventices : un challenge pour la faisabilité technique et économique
3.3.3 Le semis direct de la culture principale : une opération technique de mise en œuvre encore très aléatoire et pauvre en connaissances
3.3.3.1 Les principales combinaisons couverts/cultures
3.3.3.1.1 Les cultures d’hiver : Les céréales et le Colza
3.3.3.1.2 Les cultures de printemps
3.3.3.2 L’implantation des cultures
3.3.4 Une technique qui repose sur l’enrichissement et la valorisation du potentiel agronomique des sols
3.3.5 Le matériel agricole : des performances très dépendantes du contexte pédoclimatique
3.3.6 Le semis sous couvert : un milieu favorable au développement des ravageurs des cultures
3.3.7 La gestion de la rotation culturale
3.3.8 Transition vers du semis sous couvert sans herbicide : un processus d’apprentissage à différents niveaux d’organisation
4 Discussion
4.1 De plus en plus d’intérêts sur le semis direct sous couvert sans herbicide
4.2 Domaine de validité des connaissances
4.3 Contenus des connaissances : des thématiques d’intérêts communs mais des logiques de construction différentes
4.4 Des connaissances de natures différentes
4.5 Le semis sous couvert sans herbicide : une faible articulation des connaissances scientifiques et empiriques
Conclusion
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