Le développement agricole de l’Afrique
Une accumulation en capital indispensable mais difficile.
Comme le rappelle Timmer (2002), la question du rôle de l’agriculture dans le développement économique des peuples et des nations « is an old and honorable question ». Mais que recouvre donc cette notion de « développement » qui mobilise chercheurs, développeurs, responsables politiques et organisations internationales depuis plusieurs décennies, et quelles sont les voies pour y parvenir ? Ce terme, apparu au lendemain de la seconde guerre mondiale, repose à sa façon la question déjà abordée par Adam Smith presque deux siècles auparavant sur « la nature et les causes de la richesse des nations » (Assidon, 1992). Ce terme a été durant les années 50 et 60 étroitement associé à celui de « croissance » et en particulier aux aspects économiques de la croissance. L’indicateur le plus couramment utilisé pour mesurer le niveau de richesse créé dans un pays donné est le Produit Intérieur Brut ou PIB. Il est défini comme la valeur totale de la production interne de biens et services dans un pays donné au cours d’une année donnée par les agents résidant à l’intérieur du territoire national. Cet indicateur permettait de comparer les niveaux de développement atteint par les différentes nations. Il a été à l’origine de la classification en nations « développées » ou « sousdéveloppées » et a contribué à diffuser la vision d’une planète divisée entre pays du Nord (développés) et pays du Sud (sous-développés ou en voie de développement). Rapporté au nombre d’habitants de la nation considérée, cet indicateur permet également d’évaluer le niveau de richesse moyen des individus de chaque nation. A partir des années 70, et face à la croissance des disparités de revenus dans de nombreux pays du Sud, cette vision du niveau moyen de la richesse des individus d’une nation est remise en cause et l’on s’intéresse également à la répartition de la richesse nationale et à l’évolution des écarts de revenus entre les différents groupes socio-économiques (Chenery et al., 1974).Des auteurs, comme Amartya Sen (2000), vont, à partir des années 90, progressivement compléter cette vision économico-centrée du développement par des considérations plus attentives aux autres dimensions du développement et en particulier à ses dimensions socio-politiques ethumaines. L’état de santé, le niveau d’éducation, les capacités à agir et à faire valoir ses opinions, dont disposent les habitants d’une nation feront désormais partis des indicateurs de développement retenus par des organisations internationales telles que le PNUD. Un second élargissement de cette vision économico centrée du développement va émerger suite au rapport Bruntland (Brundtland, 1987) qui alerte l’opinion mondiale sur l’épuisement des ressources naturelles et la mise en péril de l’environnement. En ce début de 21ème siècle, le développement ne devra donc plus être seulement « économique » et « humain » mais il devra désormais être également « durable ». Les « chemins » conduisant au développement économique, ont été également depuis longtemps théorisés. Pour Adam Smith (Smith, 1976 (éd. orig. 1776)) les étapes du développement suivent la séquence « chasse-élevage-agriculture commerce-industrie ». Pour Karl Marx (Marx, 2008 (éd. orig. 1867)) l’évolution doit se faire à travers la succession « féodalisme-capitalisme-socialisme ». Rostow (1962) définit lui cinq étapes pour le développement d’une nation qui vont de la société traditionnelle à l’ère de la consommation de masse, et Clark (1960) et Fourastier (1963) insisteront plus sur les mutations sectorielles des économies nationales. Ce qui est commun à ces différentes théories du développement économique, c’est le fait que celui-ci apparait en grande partie basé sur l’amélioration des techniques et des processus de production et sur l’accroissement de la productivité du travai humain. Le second élément commun à ces différentes théories c’est qu’elles indiquent que cet accroissement du niveau technique et de la productivité du travail est étroitement lié auxtrajectoires d’accumulation en capital des unités de production. En effet, selon ces théories,l’amélioration des techniques de production et de la productivité du travail humain permettentde dégager un surplus de production commercialisable de plus en plus important qui autorisela constitution d’une épargne. Cette épargne pourra être en partie réinvestie dans l’outil deproduction (machines, foncier,…) et améliorer encore la productivité du travail. L’unité deproduction s’inscrit ainsi dans un cercle vertueux de croissance et de développement fondé sur le couple « progrès technique-accumulation de capital ». Bien que les économistes, enparticulier ceux traitant du développement agricole (Roux, 1986; Boussard, 1987; Roux,1987; Timmer, 1988), aient depuis, largement discuté et enrichi ces théories fondatrices, lamajorité des économistes du développement ne contestent pas, comme le souligne Assidon(2000) « la suprématie du capital comme facteur de croissance ».Dans les exploitations agricoles des pays développés cette accumulation en capital apermis un recours de plus en plus important à la mécanisation, puis à la motorisation agricole, ainsi qu’aux intrants (semences améliorées, engrais, pesticides…). Elle s’estégalement traduite par une augmentation des surfaces exploitées par les unités deproduction agricole. Ainsi, en France, la taille moyenne des exploitations agricoles est passée de 8,74 ha en 1892, à 15,8 ha en 1963, puis à 28 ha en 1988 et enfin à 42 ha en 2000 (Chaléard et Charvet, 2004). La situation de l’agriculture africaine, est bien différente. Elle reste essentiellement manuelle, utilise peu d’intrants et est majoritairement le fait d’exploitations agricoles familiales dont les surfaces cultivées restent encore aujourd’hui généralement fort modestes. Au Cameroun, les deux recensements de disponibles montrent que la taille moyenne des exploitations familiales est faible et qu’elle n’a pas connu d’évolution notable, puisqu’elle passe de 1,6 ha en 1972 (PNUD-FAO, 1977) à 1,7 ha en 1984 (DNRA, 1987a). Bien que la productivité du travail et les revenus monétaires générés par cette agriculture familiale restent faibles, elle représente encore 80% de l’appareil productif agricole camerounais et elle occupe 63,5% de la population active du Cameroun (MINADERMINEPIA, 2007; MINEPAT/CTSE, 2009). Depuis une cinquantaine d’années, et conformément aux théories économiques du développement, les institutions internationales et les gouvernements camerounais ont fait de la promotion du progrès technique et de l’amélioration de la productivité du travail l’un des principaux leviers du développement agricole. Cependant, force est de constater que malgré la promotion du « progrès technique », cette agriculture familiale apparaît au premier abord comme peu capable de conduire des processus d’accumulation lui permettant d’accroître graduellement l’importance de ses facteurs de production, et en particulier les surfaces cultivées par exploitation. La promotion du modèle de développement que l’on pourrait qualifier de « techniciste », « productiviste » et « marchand » ne semble pas avoir tenu ses promesses. Ce modèle est pourtant encore aujourd’hui largement promu, comme en témoignent les récentes recommandations de la Banque Mondiale :« Dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne, pour que l’agriculture puisse entraîner la croissance économique dans les pays à vocation agricole, il faudra que s’opère une révolution au niveau de la productivité des petites exploitations agricoles » (Banque Mondiale, 2008).
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Table des matières Sigles et abréviations Table des illustrations (figures, tableaux, et planches photographiques 0 Introduction. 0.1 Le développement agricole de l’Afrique : une nécessité toujours d’actualité 0.2 Une accumulation en capital indispensable mais difficile 0.3 Les plantations cacaoyères : un indicateur précieux des stratégies d’accumulation 0.4 Des surfaces cacaoyères par planteur qui n’évoluent guère 0.5 Problématique et hypothèses. 1 ère Partie. Modèle d’analyse et méthodes 1.1 Définition des termes « planteur » et « stratégie 1.1.1 De la notion d’exploitation familiale agricole à celle de planteur. 1.1.2 La stratégie. 1.2 Modèles d’analyse des stratégies d’accumulation. 1.2.1 Les modèles de référence 1.2.2 Définition des différents types de capitaux. 1.2.2.1 Ressources, moyens de production et capitaux 1.2.2.2 Les différents types de capitaux 1.2.2.3 Le capital naturel 1.2.2.4 Le capital humain. 1.2.2.5 Le capital social et institutionnel 1.2.2.6 Le capital physique 1.2.2.7 Le capital financier. 1.2.3 Modèle d’analyse utilisé. 1.2.4 Spécificités du modèle d’analyse utilisé 1.2.4.1 Un modèle centré sur l’évolution des capitaux 1.2.4.2 Robustesse de l’indicateur « surfaces cacaoyères ». 1.2.4.3 L’accumulation de surfaces cacaoyères n’est pas le seul objectif des planteurs 1.2.4.4 Une vision systémique des capitaux. 1.3 Démarches et méthodes mobilisées pour renseigner le modèle d’analyse 1.3.1 Une démarche systémique à différentes échelles de la réalité agraire. 1.3.2 Une démarche constructiviste attentive aux discours des acteurs locaux 1.3.3 Les principales étapes de notre démarche de recherche. 1.3.4 Méthodes de recueil et de traitement des données. 1.3.4.1 Le contexte national 1.3.4.2 Dynamiques locales et typologie à « dire d’experts 1.3.4.3 Stratégies des planteurs 1.3.4.4 Réalisation des enquêtes 1.3.4.5 Traitement des données d’enquête 2ème partie. Les Bétis, la cacaoculture et la ville : histoire d’un siècle d’interactions 2.1 Des conditions naturelles propices pour le développement des cacaoyères 2.1.1 La pluviométrie 2.1.2 Les températures. 2.1.3 Les sols 2.1.4 Le couvert végétal 2.2 Des densités de population très contrastées. 2.2.1 L’histoire du peuplement du Grand Sud Cameroun 2.2.2 Composition ethnique de notre zone d’étude 2.2.3 Les variations de densité de population 2.3 Un siècle de mutations culturelles et économiques. 2.3.1 Sociétés hiérarchisées à l’Ouest et acéphales au Centre 2.3.2 L’ethos Béti : « il n’y a de richesses que d’hommes 2.3.3 Le « Mvog » ou « Nda-Bot ». 2.3.4 L’ethos économique. 2.3.5 Le « Bilaba ». 2.3.6 La colonisation : cultures de rente et échanges marchands. 2.3.6.1 Eclatement de la Nda-Bot mais maintien de la prééminence de l’homme. 2.3.6.2 La terre : nouvelle richesse, nouveaux acteurs, nouvelles règles. 2.3.7 Les systèmes d’exploitation du milieu. 2.3.7.1 Les origines 2.3.7.2 La grande homogénéité du monde Béti 2.3.7.3 Les systèmes agroforestiers à base de cacao 2.3.7.4 Le cacao : une source de revenu encore importante mais… 2.3.8 A la ville, on a longtemps mieux gagné sa vie. 2.3.8.1 Trente ans d’expansion et de tertiarisation de l’économie camerounaise 2.3.8.2 La crise des années 1987-1994 : la fin des « trente glorieuses 2.3.8.3 Le recul de l’importance économique de la production cacaoyère 2.3.8.4 Les répercussions de ces évolutions sur les stratégies des planteurs 2.3.9 Camerounais des villes, camerounais des champs. 2.3.9.1 Un exode rural important mais qui n’a pas vidé les campagnes 2.3.9.2 Depuis la crise, la ville est moins attractive. 2.4 Les caractéristiques des zones d’étude 2.4.1 Les critères de choix des zones d’Obala et de Talba 2.4.2 Obala : une zone cacaoyère ancienne qui diversifie ses activités et ses productions agricoles. 2.4.2.1 Localisation, limites et population. 2.4.2.2 Les dynamiques locales. 2.4.3 Talba : une zone de front pionnier très dynamique 2.4.3.1 Localisation et limites 2.4.3.2 Les dynamiques locales. 2.4.3.3 Une diversité d’ethnies, dominée aujourd’hui par les Eton et les Manguissa 3ème Partie. Des trajectoires conditionnées par l’accès aux capitaux financiers. 3.1 Typologie des planteurs et définition de l’échantillon étudié. 3.2 Evolution des modalités d’accès à la terre, à la force de travail et des formes de production agricole. 3.2.1 De la terre comme patrimoine familial à la terre comme marchandise 3.2.2 De la force de travail familiale à la main d’œuvre payée 3.2.3 De l’agriculture familiale aux formes patronales et capitalistes de la production agricole. 3.2.4 Plantations cacaoyères : voici venu le temps des investisseurs. 3.2.4.1 Plus que de la terre, il faut de la force de travail pour planter du cacao 3.2.4.2 Investir dans le cacao : une opération rentable 3.3 Les principales trajectoires d’accumulation en plantation cacao 3.3.1 Construction et signification des cinétiques d’accumulation en surfaces cacaoyères 3.3.2 Obala : des trajectoires d’accumulation modestes 3.3.2.1 Les plantations des chefferies de l’époque coloniale. 3.3.2.2 Les petits, moyens, grands et très grands planteurs 3.3.3 Importantes fonctions identitaires, patrimoniales et anti-risques du capital cacaoyer. 3.3.4 Talba : de hauts niveaux d’accumulation en cacao. 3.3.4.1 Les petits, moyens et grands planteurs 3.3.4.2 Les très grands planteurs. 3.4 La mobilité professionnelle et spatiale : stratégie gagnante 3.4.1 Une mobilité sans impact sur l’accumulation du capital planté. 3.4.2 Une mobilité pour se lancer dans la cacaoculture. 3.4.3 Une mobilité qui permet d’accumuler plus et plus vite que les autres. 3.4.4 Une mobilité qui permet d’améliorer les rendements en cacao 3.4.4.1 Des rendements qui varient en fonction de la zone considérée. 3.4.4.2 Des rendements qui varient en fonction du type de planteur 3.4.5 La mobilité : une stratégie, aussi ancienne que l’humanité, qui s’affirme au Cameroun comme ailleurs 3.5 Evolution des capitaux mobilisés et accumulés 3.5.1 Une lecture historique. 3.5.2 Une lecture fonctionnelle 4ème Partie. Recompositions socio-spatiales, production de cacao, et politiques de développement 4.1 Analyser la recomposition des rapports sociaux et des territoires 4.1.1 Recomposition des rapports à l’intérieur de l’unité familiale 4.1.2 Vers l’émergence de nouvelles catégories sociales, de nouveaux rapports interethniques et l’aggravation des tensions foncières 4.1.2.1 Vers la prolétarisation d’une partie des actifs ruraux 4.1.2.2 Les prémices d’une transition capitaliste 4.1.2.3 Vers l’aggravation des tensions foncières : rapports de classes et relations interethniques 4.1.3 Situation et structuration spatiale du front pionnier de Talba. 4.1.4 La construction de deux territoires agraires distincts. 4.2 Porter un nouveau regard sur les évolutions de la production cacaoyère camerounaise. 4.2.1 Les évolutions de la production cacaoyère camerounaise 4.2.2 Les déterminants classiques des évolutions de la production 4.2.3 Les déterminants et mécanismes de l’évolution de la production cacaoyère camerounaise 4.3 Questionner la pertinence des politiques publiques agricoles camerounaises et des modèles de développement 4.3.1 Questionner la pertinence des politiques agricoles camerounaises 4.3.1.1 La sécurisation foncière de la propriété privée ne règlera pas tout. 4.3.1.2 La modernisation des exploitations agricoles est-elle vraiment la priorité ? 4.3.1.3 Promouvoir des politiques publiques plus attentives aux dynamiques d’accroissement des surfaces cultivées et aux migrations agricoles. 4.3.1.4 Bien peser les avantages et inconvénients concernant « la promotion de la grande exploitation agricole 4.3.1.5 Etre attentif au maintien des équilibres sociaux et à l’intégration des plus démunis. 4.3.1.6 L’extension des surfaces cultivées : une dynamique incontournable qu’il vaut mieux accompagner que laisser au seul « jeu » du marché. 4.3.1.7 Vers un réinvestissement du secteur agricole. 4.3.2 Réinterroger les modèles de développement. 4.3.2.1 Un développement agricole qui ne s’est guère appuyé sur l’amélioration des techniques, des rendements et de la productivité du travail agricole 4.3.2.2 Un exode rural qui n’est pas lié à l’amélioration des performances de l’appareil de production agricole et qui n’a pas entrainé de concentration foncière. 4.3.2.3 Une forte mobilité des actifs entre secteurs de l’économie 4.3.2.4 Des capitaux privés qui retournent vers le secteur agricole : une tendance durable ? 5 Conclusions 5.1 Les limites de notre étude. 5.2 Apports méthodologiques 5.3 Les stratégies d’accumulation des planteurs du Centre Cameroun. 5.4 Perspectives de recherche Bibliographie Annexes
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