Le désir mimétique dans Les inséparables par Simone de Beauvoir

Le « ménage à trois » est un thème classique, fréquemment abordé par les écrivains. La jalousie, le désir et la haine qui font partie de la dynamique entre les trois personnages engagent le lecteur à suivre les complications qui sont à attendre. Ce thème apparaît souvent dans les romans de Simone de Beauvoir (1908-1986). La présence de cette thématique s’explique sans doute dans une large mesure par ses expériences personnelles : elle avait une relation ouverte avec le philosophe Jean-Paul Sartre (1905-1980), qui a exercé une grande influence sur son écriture. À partir de ses propres expériences, elle a, d’une manière  autofictive, illustré la position de l’Autre.

Parmi la collection de cinq romans écrits par Beauvoir, trois présentent un récit basé sur une relation triangulaire : L’invitée (1943), Les Mandarins (1954) et Les belles images (1966). Dans L’invitée, un couple invite une troisième partie dans leur relation; dans Les Mandarins, la femme du mariage commence une relation avec un autre homme et dans Les belles images, deux mariages infidèles sont représentés. En décrivant tous le ménage à trois au sein d’un couple hétérosexuel, ces romans examinent la relation entre l’homme et la femme.

Les inséparables, le roman écrit par Simone de Beauvoir en 1954 et publié en 2020, introduit à nouveau les complications relationnelles mais celles-ci réapparaissent cette fois sous une nouvelle forme. On y suit l’amitié entre Sylvie et Andrée, modelée d’après la relation entre Simone de Beauvoir et son amie Zaza. À l’âge de neuf ans elles ont leur première rencontre et une fascination et admiration pour Andrée naît immédiatement en Sylvie. Andrée devient son obsession et son premier amour. D’autres relations sont aussi présentes dans le roman. Ces relations-ci affectent, plus ou moins, la relation entre Sylvie et Andrée. Il s’agit des relations avec leurs parents et avec un petit ami. On pourrait alors se demander si le désir typique pour le ménage à trois peut être présent également dans un roman qui traite d’une relation entre seulement deux personnages. Est-ce qu’il y a un troisième composant, par exemple un autre personnage, dans la relation de Sylvie et Andrée qui rend possible cette présence du désir ?

Cadre théorique

René Girard (1923-2015), anthropologue, historien et philosophe français, a montré une fascination pour la relation triangulaire. À partir de ce type de relation, il a formulé la théorie de ce qu’il appelle le « désir mimétique », concept qu’il a développé en plusieurs essais dont le premier est Mensonge romantique et vérité romanesque (1961). La théorie explique comment tout désir est né de l’admiration d’une autre part, appelée « le médiateur ». Dans l’essai, il exemplifie sa théorie en l’appliquant sur des œuvres romanesques, mais la théorie présentée dans le premier chapitre, celle utilisée dans l’analyse, n’est pas concrètement définie. Les caractéristiques du désir mimétique sont donc présentées d’une manière générale. Avec Don Quichotte comme exemple principal, Girard (1961, 16) explique sa théorie dans la manière suivante : « La ligne droite est présente, dans le désir de Don Quichotte, mais elle n’est pas essentielle. Au-dessus de cette ligne, il y a le médiateur qui rayonne à la fois vers le sujet et vers l’objet. La métaphore spatiale qui exprime cette triple relation est évidemment le triangle ». La figure du triangle illustre comment les trois parts, ou rôles, du désir interagissent. Le médiateur se place tout en haut, le sujet à gauche et l’objet à droite . Le médiateur désire ou possède l’objet. Le sujet désire aussi l’objet, conscient ou inconscient du fait que le désir est né d’une identification au médiateur. L’exemple de Don Quichotte présente Don Quichotte comme le sujet qui porte un désir pour la chevalerie (l’objet). Amadis, le héros du roman de chevalerie Amadis de Gaule (1508), est le médiateur de Don Quichotte. Girard (1961, 16) décrit le désir de Don Quichotte comme « l’imitation d’Amadis ».

Le médiateur peut exercer deux types d’influence sur le sujet. Il s’agit soit de la médiation externe soit de la médiation interne. Pour expliquer la médiation externe, Girard (1961, 23) écrit : « Le héros de la médiation externe proclame bien haut la vraie nature de son désir. Il vénère ouvertement son modèle et s’en déclare le disciple ». Ceci veut dire que le sujet est conscient du processus du désir, sachant qu’il est sous l’influence d’une autre part, au contraire de la médiation interne où le sujet n’est pas conscient de la vraie nature de son désir. Girard fait aussi une distinction entre les deux désirs à partir de la distance spirituelle qui existe entre le sujet et le médiateur. La médiation externe est caractérisée par une distance qui est « suffisante pour que les deux sphères de possibles dont le médiateur et le sujet occupent chacun le centre ne soient pas en contact », au contraire de la médiation interne où « les deux sphères pénètrent plus ou moins profondément l’une dans l’autre » (1961, 23). La distance spirituelle est au fond une distance sociale et intellectuelle qui sépare les deux parts. Dans la médiation externe « [l]’harmonie n’est jamais sérieusement troublée entre les deux compagnons » (1961, 23), puisque ces derniers sont éloignés socialement et intellectuellement l’un de l’autre.

La théorie du désir mimétique est au fond une théorie anthropologique qui explique comment les êtres humains fonctionnent en portant leur désir, mais appliquée sur le texte littéraire par Girard. Les termes « médiateur », « sujet », « objet », « médiation externe » et « médiation interne » sont donc des notions clés de la présente étude, dans laquelle nous tenterons d’identifier ces rôles dans le texte de Beauvoir.

Recherche antérieure

L’écriture de Simone de Beauvoir a évoqué beaucoup d’intérêt et beaucoup d’études ont été faites sur ses romans. Les études analysent souvent soit la perspective autofictive des romans (Pelaz Rabanal 2022, Milde Jacobson 2013) soit la perspective féministe (Fernandes Wardhaugh 2005, Almström 2013). Pelaz Rabanal (2022) analyse l’écriture autobiographique dans deux genres différents : le roman autobiographique (Les inséparables (2020)) et l’autobiographie (Mémoires d’une jeune fille rangée (1958)). Pelaz Rabanal trouve dans le roman autobiographique une possibilité pour Beauvoir de se renseigner sur la façon dont sa vie aurait pu se dérouler. Dans l’autobiographie elle trouve, en revanche, une construction d’identité de Beauvoir et une création d’une sorte d’unité à la place d’une fragmentation. Milde Jacobsson (2013) étudie les difficultés de partage dans deux textes de Beauvoir, le roman L’invitée (1943) et la nouvelle « La femme rompue ». Milde Jacobsson trouve des connections avec la biographie de Beauvoir dans les deux cas : dans L’invitée, puisqu’il raconte l’histoire d’une relation triangulaire qui est ouvertement basée sur celle dans laquelle s’est trouvée Simone de Beauvoir ; dans « La femme rompue », puisqu’on peut y identifier une écriture émotionnelle qui donne l’impression que Beauvoir raconte sa propre réalité. Fernandes Wardhaugh (2005) analyse le roman L’invitée dans son contexte historique en appliquant la théorie du « Nouvel Historicisme ». Almström (2013) étudie le roman Les mandarins (1954) en appliquant les théories existentialistes et féministes données par Beauvoir dans les essais Le  deuxième sexe (1949) et Pyrrhus et Cinéas (1944).

La construction théorique de Girard a déjà été utilisée pour analyser des romans de tous genres et époques, de Shakespeare (Hillion 2011) à Simone de Beauvoir en passant par Balzac (Mörte Alling 2014). Hillion (2011) étudie les sonnets de Shakespeare à la lumière de la théorie mimétique de Girard. Mörte Alling (2014) analyse comment le désir présenté dans Illusions perdues (1837) peut être compris grâce à la théorie du désir mimétique, notamment par rapport à l’amour et l’ambition dans le personnage de Lucien Chardon/de Rubempré. Cependant, en raison de la grande complexité de l’œuvre de Balzac, la théorie ne peut pas être appliquée tout au long de l’ouvrage. Mörte Alling souligne par exemple l’indépendance du héros balzacien qui ne correspond pas à la définition donnée par Girard.

Dans l’essai de Nicolas-Pierre Delphine, Simone de Beauvoir, l’existence comme un roman (2020), Mensonge romantique et vérité romanesque (1961) est mis comme référence dans l’analyse des ouvrages de Beauvoir. Dans les chapitres « Le goût de l’écriture mimétique » et « Les représentations du désir mimétique : le désir selon l’autre », Delphine développe le rapport entre la théorie du désir mimétique et l’écriture de Simone de Beauvoir. La définition du désir mimétique de Delphine (2020, 168) est que celui-ci « impose la présence d’un tiers qui est toujours présent à la naissance du désir ». Delphine l’illustre en appliquant la théorie sur les œuvres autobiographiques suivantes : Mémoires d’une jeune fille rangée (1958), Tout compte fait (1972) et Cahiers de jeunesse (1926-1930). Cela veut dire qu’il analyse Simone de Beauvoir comme un sujet et il la décrit comme « une victime exemplaire du désir triangulaire » pour laquelle « [c]haque étape de sa formation fait apparaître un ou plusieurs médiateurs qui nourrissent les désirs de Simone » (168). Parmi ces médiateurs, Delphine en examine plus profondément deux : le cousin de Beauvoir, Jacques, et l’amie d’enfance, Zaza. Pour expliquer le rôle de Zaza comme médiateur, Delphine (2020, 175-176) étudie l’ouvrage Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, écrit par Éliane Lecarme-Tabone (2000), qui présente « la thèse selon laquelle Zaza “se trouve à la source du désir d’écriture de Simone de Beauvoir” ». Il continue par évoquer l’aspect mimétique du désir et décrit Zaza comme la raison « grâce à qui Beauvoir fait la découverte de l’extériorité ontologique des êtres et la part de “mirage” métaphysique », fait illustré par une citation de Mémoires d’une jeune fille rangée : « J’étais jusqu’à un certain point victime d’un mirage ; je me sentais du dedans, je la [Zaza] voyais du dehors : la partie n’était pas égale » (1958, 151). Delphine (2020, 177-179) analyse aussi la relation entre Simone de Beauvoir et Zaza à partir du fait que « Zaza possède une singularité, une supériorité sur Simone » et que « l’histoire de leur amitié est sous le signe de l’incertitude liée à la passion. Zaza n’existe qu’à travers les doutes, les tourments, les joies que Beauvoir éprouve à son égard ».

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Table des matières

1. Introduction
1.1 But et méthode
1.2 Cadre théorique
1.3 Recherche antérieure
2. Analyse
2.1 Résumé des Inséparables
2.2 Sylvie avant Andrée
2.3 Sylvie et Andrée
2.4 Andrée, Sylvie et Madame Gallard
2.5 Andrée et Pascal
3. Conclusion
4. Bibliographie

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