Le déroulement de l’entretien autobiographique
Le besoin de poser des gestes et le recours aux symboles pour colmater la souffrance
À l’urgence des mots, au besoin de nommer si difficile à combler s’additionne également un besoin d’agir. Il semble important pour elles d’essayer de poser un geste concret pour confirmer la valeur de la courte existence de leur tout-tout-petit, comme une occasion de pleurer la perte de cette partie de soi et de lui donner une réalité. Paradoxalement cependant, la non-reconnaissance sociale de cette problématique amène aussi la non-reconnaissance de la légitimité de ce besoin, les laissant confuses et paralysées face au geste à poser. Légalement, l’enfant n’a pas d’identité, pas de certificat de décès, ni même d’attestation légitime de son existence. Les commentaires de Julie, Marie-Soleil,Camille et Elizabeth révèlent la peine, la frustration, le regret et l’impuissance ressentis devant l’absence de moyens pour en établir une réalité ou même réaliser îe moment particulier qu’elles ont parfois imaginé. Les obstacles rencontrés leur paraissaient d’ailleurs insurmontables en milieu de santé. C’est ainsi que juste après son intervention, si Marie-Soleil scandalise son médecin par sa requête de voir l’embryon, tenter de l’obtenir semble tout simplement insensé. Lorsqu’elle questionne ensuite le personnel sur ce qu’il advient de lui, elle apprend que tous les « produits de conception humaine » rejoignent l’ensemble des tissus et organes divers prélevés dans le centre hospitalier et cet anonymat vient l’indigner davantage. Même si l’être dont il est question n’a jamais été sinon à l’état de projet, elle ne réussit pas
accepter la situation : Et là ils m’apprennent qu’ils n’incinèrent pas seulement que les bébés, qu’ils mettent ça dans un grand incinérateur pour tout l’hôpital, qu’il y a des os là-dedans, les « tripes » d’un tel, le poumon d’un autre. C’est tout mélangé. Et quand elle m’apprend cela je suis enragée ben now. fMarie-Soleil, 5:226) C’était carrément un manque de respect pour l’enfant que je portais. C’était un être humain. Quant à cela, j’aurais préféré qu ‘on me remette le bocal, d’aller acheter une urne, de l’incinérer moi-même) (6:286)Un en plus tard, très résolue, elle se présente à nouveau à la direction de l’hôpital pour exiger qu’on lui désigne précisément où est enterré « son enfant ». La démarche irrite et embarrasse179 mais sa détermination lui rend finalement justice puisqu’elle apprend que de petites parcelles de terrain sont réservées au cimetière pour ensevelir les divers « débris » humains, selon l’année de « dépôt ». Ayant obtenu les précisions nécessaires, Marie-Soleil se rend sur les lieux et s’y recueille avec ses bouquets d’immortelles, tentant d’établir un liée avec « sa fille ». Malheureusement, ce qui demeure pour elle une fosse commune vient corroborer à nouveau l’impression de déshumanisation et l’absence de reconnaissance pour cette vie refusée.
Synthèse des acquis
À ia lumière de ce large tour d’horizon effectué d’abord à partir de l’analyse praxéologique puis à travers les significations émergeant des récits et de leur confrontation au corpus scientifique, nous sommes parvenus à problématiser les facteurs clés de cette réalité porteuse d’angoisse et de douleur qui nous questionnait, nous menaçait. À ce titre, la prépondérance et l’impact des représentations de la grossesse et de la maternité se montrent dominants à travers le vécu souffrant des femmes. En fait, la principale relation qui émerge entre les différentes pointes observées, la spécificité qui les rassemble apparaît d’abord être cette symbolisation d’enfant; une perception qui rapidement vient supplanter la notion de matériel sans vie ou de contenu utérin obscur perçu par d’autres. Ces femmes caressent leur ventre, s’adressent à leur petit, lui expliquent la situation et leur décision, cessent leur médication, la consommation d’alcool, de tabac et d’autres substances pour ne pas lui nuire. Elles lui parient d’amour et de déchirement. En fait, dès que l’embryon acquiert une « valeur » pour ia femme, une valeur en tant qu’enfant projeté, il semble alors, dans le contexte de l’avortement, symbolisé comme entité volontairement arrachée à son milieu vital, dans une sorte de cauchemar conceptuel dirait Testait :
L’embryon dont on avorte, on s’autorise peu àle« penser » : il est inconcevable – mais il n’est pas une chose… On garde toujours trace en soi de cet inconnu qui restera à jamais inconcevable…Plus encore, à travers les divers thèmes portés par les femmes comme un leitmotiv,la culpabilité unanimement ressentie et les importants conflits de valeurs à résoudre, tout continue de nous discourir pareillement de représentations. La manière dont elles évoquent le produit de la conception, les significations qu’elles attribuent à leur geste, les émotions contradictoires et douloureuses qui s’y rattachent et les écueils qu’elles rencontrent pour mettre en sens cette épreuve et en guérir : l’ensemble s’inscrit et se déploie à travers la complexité des représentations sociales humaines. Ce sont les représentations liées à la maternité qui transparaissent dans la décision d’avorter. Dans la mise en scène d’une grossesse que l’envie de garder effleure ou tenaille, quelle articulation à la féminité allons-nous percevoir quand, en définitive, elle sera refusée’*1?
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Table des matières
RÉSUMÉ
ABSTRACT
REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
LISTE DES TABLEAUX
INTRODUCTION
CHAPITRE 1. DESCRIPTION DE LA PRATIQUE
1.1 Contexte historique, juridique et ecclésia! de î’avortement au Québec
1.1.1 Organisation et prestations des services d’avortement
1.1.2 Les services d’avortement au CSSS de Lac-Saint-Jean-Est
1.2 Le profil sododémographique et statistique des femmes qui demandent une IVG
1.2.1 Âge et niveau de scolarité des femmes au moment de la demande
1.2.2 Histoire de grossesses antérieures et échecs contraceptifs
1.2.3 Impact de la situation économique des femmes sur la demande d’IVG
1.2.4 Le soutien offert par l’entourage
1.3 Entre théorie et praxis
13.1 Les contours éthiques de fa pratique
1.3.1.1 La souffrance des soignants liée aux conflits de valeurs
1.3.1.2 La souffrance des femmes liés aux conflits de valeurs
1.3.2 L’avortement : un deuil éventuel complexe et méconnu
1.3.2.1. Le deuil : probîémaîisation à partir des sciences humaines
î.4 Synthèse des acquis
CHAPITRE ïï : PORTRAITS DE FEMMES
2.1. Stratégie méthodologique
2.Î.1 Le choix d’une approche méthodologique
2.1.2 L’instrument de recherche : le récit de vie
2.1.3 Le déroulement de l’entretien autobiographique
2.1.4. L’analyse des récits de vie des femmes
2.1,5 Profil de nos informatrices
2.2. Paroles de femmes blessées
2.2.1 La perte de l’enfant fantasmatique
2.2.2 Corps souffrant et fragmenté
2.2.3 L’inévitable culpabilité
2.2.4 Le silence imposé par le tabou
2.2.5 Le besoin de poser des gestes et le recours aux symboles pour colmater
la souffrance
2.3 Synthèse des acquis
CHAPITRE III FORAGE DANS L’IMAGINAIRE
3.1 Vers une corrélation critique entre l’expérience de nos informatrices et la ritualité
3.1.1 Rites et symboles
3.1.2 Rites et corporéité
3.1.3 Rites et communication
3.1.4 Rites et interdit 1
3.1.5 Rites et deu
3.2 Herméneutique théologique : l’éclairage d’une tradition de sagesse spirituelle
3.2.1 La réponse japonaise à l’avortement : le mizuko kuyô
3.2.1.1 Sources historique et sociale du rite
3.2.1.2 Le symbolisme du mizuko
3.2.1.3 Éthique bouddhiste de la reproduction et de la vie
3.2.1.4 L’avortement au Japon : nécessité et drame féminin
3.2.1.5 Les interprétations du rituel
CHAPITRE IV : L’INTERVENTION RITUSLLE
4.1 Un moment à construire
4.1.1 Réalisation d’un moment rituel
4.1.1.1 Un temps d’acclimatation
4.1.1.2 Un temps de parole
4.1.1.3. Un temps de symboles
4.1.1.4 Un temps de séparation
4.2 Les premiers constats du « célébrant »
4.3 Réflexion sur le potentiel d’application dans la pratique professionnelle
4.3.1 Le rapport au « corps » médical
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXE I: Autorisation d’utiliser les données du logiciel SIDIG
ANNEXE II : Questionnaire d’évaluation du système d’information sur les femmes en démarche d’interruptioB de grossesse spécifique sa Saguenay-Lac-Saist-Jean
ANNEXE III : Encart publié dans le journal
ANNEXE IV: Canevas d’entrevue
ANNEXE V: Déclaration de consentement et déclaration d’honneur
ANNEXE VI : liste des abréviations
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