Le démon de la fornication

Le démon de la fornication

« Toutes celles que tu as rencontrées, depuis la fille des carrefours chantant sous sa lanterne jusqu’à la patricienne effeuillant des roses du haut de sa litière, toutes les formes entrevues, toutes les imaginations de ton désir, demande-les ! Je ne suis pas une femme, je suis un monde. » Gustave Flaubert, La tentation de saint Antoine, II.

Pourtant, dans les récits hagiographiques de tous les temps un démon persiste avec persévérance. Il s’agit du démon de la fornication, ὁ δαίµων τῆς πορνείας (de la prostitution) en grec, qui est associé aux plaisirs charnels en général et il incarne l’esprit (et conséquemment le péché capital) de luxure. Le démon de la fornication est la personnification vivante de toute tentation érotique et, conséquemment, il s’agit de l’un de plus puissants ennemis du solitaire sur la voie ascétique.

Il peut prendre des formes diverses (pensée impure sexuelle, esprit consistant d’air, apparence fantomatique), mais il est un des rares démons, sinon le seul, qui peut se matérialiser et prendre une forme proprement humaine, en chair et en os. Comme on va le voir, son apparence la plus habituelle est le jeune Éthiopien, un jeune homme, souvent adolescent, noir et voluptueux, qui provoque à la fois des sentiments dedanger et d’angoisse (suscités apparemment par l’altérité que l’homme noirreprésente). Il est caractéristique que l’homme tardo-antique regarde l’homme noir avec un certain « exotisme », si j’ose dire, puisque, au niveau inconscient, la volupté qu’il suscite est suivie par une sensation périlleuse : il s’agit d’un « objet » érotique, mais qui, à cause de son altérité, suscite en même temps la peur. Dans tous les cas, le jeune Éthiopien (ou parfois la jeune Éthiopienne) n’est pas la forme unique du démon de la fornication. Selon les cas, il peut prendre aussi l’apparence d’un être cher (comme dans le cas de la Vie de Théodora d’Alexandrie (BHG 1727) où la tentation prend la forme de son époux), d’un « objet » sexuel désiré (comme dans le cas de la Vie de Macaire le Romain (BHG 1004), où le démon prend l’apparence d’une femme voluptueuse ayant une histoire parallèle avec le protagoniste) ou même la forme d’une vraie personne (comme dans le cas de la Vie de Pélagie la Pénitente (BHG 1478), où la forme de l’héroïne devient une apparition qui tente l’évêque Nonnos, ou dans la Vie d’Abraham et de sa nièce Marie (BHG 5), où la tentation prend la forme d’un vrai homme.

Évagre le Pontique soutient, comme nous l’avons déjà vu, que les trois démons fondamentaux, les trois démons qui préparent le terrain pour tous les autres démons, sont le démon de la gourmandise, le démon de l’avarice et le démon de la vaine gloire. En effet, Évagre nous dit qu’on ne peut pas succomber au démon de la fornication si on n’a pas déjà succombé au démon de la gourmandise. Peut-être a-t-il raison et son aphorisme n’est pas seulement un précepte théologique (ayant comme base les tentations de Jésus par le Satan dans le Nouveau Testament). Peut-être arrive-t-il à cette conclusion d’après ses propres lectures, ses propres réflexions et ses propres expériences. Cependant, nous ne pouvons pas exiger de tous la constitution philosophique solide d’Évagre. Or, pour la plupart des solitaires, et surtout les jeunes gens, hommes et femmes, le démon qui les accable le plus est le démon de la fornication. Et, comme pour la plupart des êtres humains qui décident de renoncer à la vie de la chair pour gagner la vie spirituelle, les premiers ennemis sont les pulsions sexuelles. D’ailleurs, nous comprenons bien qu’il s’agit aussi de l’ennemi le plus dangereux : si on n’arrive pas à dominer le démon de la fornication, on ne peut tout simplement pas avancer sur le chemin ascétique. La victoire alors contre le démon de la fornication est la première marche sur l’échelle ascétique, et, de ce point de vue, la plus difficile. Ceci est parfaitement illustré par la littérature hagiographique qui donne au démon de la fornication une place prépondérante. Plus précisément, le démon de la fornication est peut-être le seul démon qui se présente de manière analytique dans les récits hagiographiques et qui joue un rôle fonctionnel dans les vies de saints. Sa toute première apparition se situe dans la Vie d’Antoine et par la suite il hante perpétuellement l’hagiographie chrétienne, orientale tout comme occidentale, jusqu’à la fin du Moyen Âge.

Comme nous l’avons déjà vu, Antoine livre son tout premier combat contre le démon de la fornication. Satan, ayant échoué à battre Antoine par les pensées de la tristesse (« ὑποβάλλων µνήµην τῶν κτηµάτων, τῆς ἀδελφῆς τὴν κηδεµονίαν, τοῦ γένους τὴν οἰκειότητα »), de l’avarice (« φιλαργυρίαν »), de la vaine gloire (« φιλοδοξίαν »), de la gourmandise (« τροφῆς τὴν ποικίλην ἡδονήν »), et de la difficulté et des tourments de l’ascèse (« τὸ τραχὺ τῆς ἀρετῆς, καὶ ὡς πολὺς αὐτῆς ἐστιν ὁ πόνος »), lui envoya à la fin les pensées impures les plus périlleuses pour un jeune homme, les pensées de la jouissance et de la fornication :

« Καὶ ὅλως πολὺν ἤγειρεν αὐτῷ κονιορτὸν λογισµῶν ἐν τῇ διανοίᾳ, θέλων αὐτὸν ἀποσχίσαι τῆς ὀρθῆς προαιρέσεως. Ὡς δὲ εἶδεν ἑαυτὸν ὁ ἐχθρὸς ἀσθενοῦντα πρὸς τὴν τοῦ Ἀντωνίου πρόθεσιν καὶ µᾶλλον ἑαυτὸν καταπαλαιόµενον ὑπὸ τῆς ἐκείνου στερρότητος, ἀνατρεπόµενόν τε τῇ πίστει καὶ πίπτοντα ταῖς συνεχέσιν Ἀντωνίου προσευχαῖς, τότε δὴ τοῖς ἐπ’ ὀµφαλοῦ γαστρὸς ὅπλοις ἑαυτοῦ θαρρῶν καὶ καυχώµενος ἐπὶ τούτοις (ταῦτα γάρ ἐστιν αὐτοῦ τὰ πρῶτα κατὰ τῶν νεωτέρων ἔνεδρα), προσέρχεται κατὰ τοῦ νεωτέρου, νυκτὸς µὲν αὐτὸν θορυβῶν, µεθ’ ἡµέραν δὲ οὕτως ἐνοχλῶν ὡς καὶ τοὺς ὁρῶντας αἰσθέσθαι τὴν γινοµένην ἀµφοτέρων πάλην. Ὁ µὲν γὰρ ὑπέβαλλε λογισµοὺς ῥυπαρούς, ὁ δὲ ταῖς εὐχαῖς ἀνέτρεπε τούτους. Καὶ ὁ µὲν ἐγαργάλιζεν, ὁ δέ, ὡς ἐρυθριᾶν δοκῶν, τῇ πίστει καὶ νηστείαις ἐτείχιζε τὸ σῶµα. Καὶ ὁ µὲν διάβολος ὑπέµενεν ὁ ἄθλιος καὶ ὡς γυνὴ σχηµατίζεσθαι νυκτὸς καὶ πάντα τρόπον µιµεῖσθαι, µόνον ἵνα τὸν Ἀντώνιον ἀπατήσῃ. Ὁ δὲ τὸν Χριστὸν ἐνθυµούµενος καὶ δι’ αὐτὸν τὴν εὐγένειαν, καὶ τὸ νοερὸν τῆς ψυχῆς λογιζόµενος, ἀπεσβέννυε τὸν ἄνθρακα τῆς πλάνης ἐκείνου. Πάλιν τε ὁ µὲν ἐχθρὸς ὑπέβαλλε τὸ λεῖον τῆς ἡδονῆς. Ὁ δέ, ὡς ὀργιζοµένῳ καὶ λυπουµένῳ ἐοικώς, τὴν ἀπειλὴν τοῦ πυρὸς καὶ τοῦ σκώληκος τὸν πόνον ἐνεθυµεῖτο· καὶ ἀντιτιθεὶς ταῦτα διέβαινε τούτων ἀβλαβής. Ἦν δὲ ταῦτα πάντα πρὸς αἰσχύνην γινόµενα τοῦ ἐχθροῦ. ».

Le vocabulaire de l’arène ou du stade évoque ici clairement les jeux gymniques et le martyre en même temps : ainsi pendant le combat (« πάλην »), le jeune Antoine, comme un éphèbe grec dans un stade durant des jeux panhélleniques ou plutôt comme un saint martyr dans une arène romaine, affronte nu, armé seulement de sa foi, l’Ennemi qui se replie et perd (« καταπαλαιόµενον », « ἀνατρεπόµενόν », « πίπτοντα ») devant la constance du jeune homme (« στερρότητος »). Devant le tourbillon de pensées que l’Ennemi souleva contre lui (« ἤγειρεν αὐτῷ κονιορτὸν »), comme le tourbillon du sable qui se soulève dans le stade pendant le combat, Antoine arrive à tenir et à persévérer. Il est clair, donc, qu’en envoyant les pensées seules, en prenant la nuit la forme de femmes voluptueuses, en l’excitant constamment et douloureusement, Satan n’a rien pu contre la résolution d’Antoine. Malgré le jeune de son âge, Antoine parvient à dominer ces tentations en se souvenant du Christ et de ses enseignements. Alors, le Satan décida d’envoyer une apparition démoniaque qui se matérialisa devant Antoine, le démon de la fornication en personne :

« Τέλος γοῦν, ὡς οὐκ ἠδυνήθη τὸν Ἀντώνιον οὐδ’ ἐν τούτῳ καταβαλεῖν ὁ δράκων, ἀλλὰ καὶ ἔβλεπεν ἑαυτὸν ἐξωθούµενον ἀπὸ τῆς καρδίας αὐτοῦ, τρίζων τοὺς ὀδόντας, κατὰ τὸ γεγραµµένον, καὶ ὥσπερ ἐξιστάµενος, οἷός ἐστι τὸν νοῦν, τοιοῦτος ὕστερον καὶ τῇ φαντασίᾳ µέλας αὐτῷ φαίνεται παῖς. Καὶ ὥσπερ ὑποπίπτων οὐκέτι µὲν λογισµοῖς ἐπανέβαινεν (ἐκβέβλητο γὰρ ὁ δόλιος), λοιπὸν δὲ ἀνθρωπίνῃ χρώµενος φωνῇ, ἔλεγεν· Πολλοὺς µὲν ἠπάτησα καὶ πλείστους κατέβαλον· νῦν δέ, ὡς ἐπ’ ἄλλοις καὶ ἐπὶ σοὶ καὶ τοῖς σοῖς πόνοις ἠσθένησα. Εἶτα τοῦ Ἀντωνίου πυθοµένου· Τίς εἶ σὺ ὁ τοιαῦτα λαλῶν παρ’ ἐµοί; εὐθὺς ἐκεῖνος οἰκτρὰς ἠφίει φωνάς· Ἐγὼ τῆς πορνείας εἰµὶ φίλος· ἐγὼ τὰ εἰς ταύτην ἔνεδρα καὶ τοὺς ταύτης γαργαλισµοὺς κατὰ τῶν νεωτέρων ἀνεδεξάµην καὶ πνεῦµα πορνείας κέκληµαι. Πόσους θέλοντας σωφρονεῖν ἠπάτησα. Πόσους ὑποκρινοµένους µετέπεισα γαργαλίζων. Ἐγώ εἰµι δι’ ὃν καὶ ὁ προφήτης µέµφεται τοὺς πεσόντας λέγων· «Πνεύµατι πορνείας ἐπλανήθητε.» ∆ι’ ἐµοῦ γὰρ ἦσαν ἐκεῖνοι σκελισθέντες. Ἐγώ εἰµι ὁ πολλάκις σοι ὀχλήσας, τοσαυτάκις δὲ ἀνατραπεὶς παρὰ σοῦ. Ὁ δὲ Ἀντώνιος εὐχαριστήσας τῷ Κυρίῳ καὶ καταθαρρήσας αὐτοῦ φησὶ πρὸς αὐτόν· Πολὺ τοίνυν εὐκαταφρόνητος τυγχάνεις· καὶ γὰρ µέλας εἶ τὸν νοῦν καὶ ὡς παῖς ἀσθενὴς ὑπάρχεις· οὐδεµία µοι λοιπόν ἐστι φροντὶς περὶ σοῦ· «Κύριος γὰρ ἐµοὶ βοηθός, κἀγὼ ἐπόψοµαι τοὺς ἐχθρούς µου.» Ταῦτα ἀκούσας ὁ µέλας εὐθὺς ἔφυγε καταπτήξας τὰς φωνὰς καὶ φοβηθεὶς ἔτι κἂν ἐγγίσαι τῷ ἀνδρί. » .

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Table des matières

Introduction
1.) Introduction générale – Considérations et principes méthodologiques
2.) De l’Éros et d’autres démons
a.) Les démons dans le Christianisme primitif et tardo-antique
b.) Le démon de la fornication
c.) L’Éros et le Sacré
d.) L’Éros dans la pensée grecque
e.) Saint-Paul et l’Éros
f.) L’Éros et le christianisme tardo-antique
g.) Démons, tabous et marginaux
3.) Les représentations de la transgression réelle
a.) Les Vies de saintes prostituées
i.) La Vie de Marie l’Egyptienne (BHG 1042)
α.) La datation du texte, son auteur, sa tradition manuscrite
β.) La lecture du texte
γ.) L’hypothèse de la composition orale
δ.) Marie et Paul : une idylle inopinée
ii.) La Vie de Pélagie la Pénitente (BHG 1478)
α.) La datation du texte
β.) La lecture du texte
iii.) La Vie d’Abraham et de sa nièce Marie, La Vie de Thaïs
α.) La Vie de Marie la Pénitente, nièce d’Abraham (BHG 5)
I.) Le texte : problèmes philologiques
II.) La lecture du texte
β.) La Vie de Thaïs (BHG 1695)
iv.) La libre disposition sexuelle et ses répercussions
b.) Les Vies de saintes adultères
La Vie de Théodora d’Alexandrie (BHG 1727)
α.) La datation du texte, sa tradition manuscrite
β.) La lecture du texte
γ.) Crime et châtiment ou péché et pénitence à Byzance
δ.) « Écriture » comme « Ascèse » ?
4.) Les représentations de la transgression imaginaire
a.) La Vie de Syméon le Fou (BHG 1677) et le rire de Byzantins
α.) La lecture du texte
β.) « Tu ne me scandaliseras pas » : scandales, apatheia et « complicité »
γ.) Le rire de Byzantins
δ.) Peur de la Mort, Jouissance de la Vie : Le grotesque dans le contexte
b.) La Pérégrination vers l’Est : temps, espace, société, frontières et délimitations
i.) L’étranger en marges de la société : La Vie de l’Homme de Dieu (BHG 51)
α.) La datation du texte
β.) La lecture du texte
ii.) L’étranger en dehors de la société : La Vie de Macaire le Romain (BHG 1004)
α.) La datation du texte
β.) La lecture du texte
γ.) La structure du texte – une tentative d’interprétation
c.) Η αλητεία του αίµατος (« Le vagabondage du sang »)
d.) Des fous, des gueux et des vagabonds
5.) La « Vie de saint populaire » : son auteur, son héros, son public
a.) La Vie de saint en tant que genre littéraire
b.) La « Vie de saint populaire » et son auteur
c.) La « Vie de saint populaire » et son héros
d.) La « Vie de saint populaire » et son public
e.) Pourquoi écrit-on une « Vie de saint populaire »?
Conclusion

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