L’oeuvre d’art conçue comme un objet technique
En partant du principe selon lequel « ce qui réside dans les machines, c’est la réalité humaine, du geste humain fixé et cristallisé », il est possible d’établir une analogie entre la machine, en somme l’objet technique industriel, et l’oeuvre d’art, l’objet artistique. Dans le sens où un artiste au travail cherche à marquer une matière, un matériau ou une forme de son empreinte, et ainsi de sa personnalité, de lui-même finalement. L’objet technique et l’oeuvre d’art portent en eux une part de réalité humaine, ce qui explique en partie l’intérêt de nombreux artistes aux domaines de la technique ou de l’ingénierie. Si l’on considère, comme expliqué précédemment, qu’un objet technique industriel ne peut prétendre à une réelle valeur esthétique de manière autonome, une oeuvre d’art, un objet artistique peut en revanche tout à fait se permettre de puiser une inspiration du côté des objets techniques. Ce qui amène des artistes à créer des œuvres d’art, c’est-à-dire des pièces dotées de valeur esthétique, en s’appuyant sur des connaissances techniques, théoriques et pratiques plus ou moins développées. C’est ainsi qu’il est possible de doter de valeur esthétique un objet, une machine, un mécanisme créé ayant une fonction ou devant accomplir une tâche précise.
Le cas du dessinateur et plasticien britannique Tim Hunkin est à ce sujet particulièrement éloquent tant il se place entre les statuts d’artiste et d’ingénieur. S’il a dans sa jeunesse suivi un cursus d’études d’ingénierie, c’est bien au nom d’un statut d’artiste qu’il travaille aujourd’hui.
Du moins, c’est comme cela qu’il est perçu et reconnu, et qu’il gagne sa vie. L’intéressé déclare lui-même : « Les ingénieurs me considèrent généralement comme un artiste ; ce n’est pas complètement faux mais la vérité est que je passe la plus grande partie de mon temps à résoudre des problèmes que l’on peut qualifier de problèmes d’ingénieurs. »Comme si c’était en fait les ingénieurs qui ne souhaitaient pas reconnaître Tim Hunkin comme l’un de leurs pairs plutôt que le domaine de la création artistique qui voyait en lui un des siens. Hunkin présente sa démarche comme celle d’un homme qui chercher à résoudre des problèmes, et c’est peut-être ce qui pourrait dans son travail plastique être perçu comme un manque de sérieux dû à l’esthétique bricolée de ses pièces ou de sa démarche technique pas toujours académique qui l’amène à cette non-reconnaissance de la part du corps de métier des ingénieurs. Tim Hunkin travaille avec les outils et matériaux dont il dispose stockés dans son atelier. Il s’agit de matériaux de base, que l’on peut retrouver dans quasiment tous les ateliers de travailleurs manuels comme des fers à béton, des tiges filetées ou des tasseaux de bois. Ce type de matériaux se révèle particulièrement polyvalent, permettant de construire des machines ou dispositifs en tous genres. Ces matériaux ont néanmoins leurs limites quand il s’agit de réaliser des pièces de petite taille ou nécessitant une importante précision. En plus de ces matériaux de base, Hunkin dispose dans son atelier de nombreux éléments de récupérations, provenant notamment de petits systèmes électroniques. A partir de ces éléments en sa possession, Hunkin oeuvre toujours de façon solitaire, et en quelque sorte « avec les moyens du bord » à l’image d’un bricoleur. Pour autant, le fait qu’il dispose de certaines connaissances et compétences techniques entrave la possibilité de le qualifier de réel bricoleur autodidacte, puisqu’il doit une partie de son érudition à des études scientifiques. Il apparaît alors plutôt comme artiste ayant suivi des études d’ingénieur, et comme un travailleur quelque peu marginal ayant un goût prononcé pour le travail manuel solitaire. Il développe d’ailleurs l’idée de penser avec les mains dans le contexte de l’atelier en présence de matériaux et d’outils.
En 2008, Tim Hunkin est invité par le Zoo de la ville de Londres à réaliser une oeuvre destinée à être installée de manière pérenne sur le site-même du Zoo. Il décide de réaliser une horloge monumentale, doté d’un mécanisme complexe élaboré par ses soins. [Fig. 6] Dans un assemblage de différents métaux, deux toucans métalliques actionnent de leur bec le balancier de l’horloge en rythme, ce qui déplace les aiguilles de l’horloge au fil des minutes et des heures qui passent. Pour l’instant, le fonctionnement est semblable à celui d’une horloge comtoise. Seulement, pour marquer les heures, un des deux personnages anthropomorphes, métalliques eux aussi, frappe un tambour autant de fois que nécessaire selon l’heure (un coup pour une heure, deux coups pour deux heures, etc.) et dévoile en même temps de nouveaux oiseaux métalliques qu’il dissimulait sous une cloche ou dans son chapeau. Celui sous cloche prend alors son envol et se met à tourner autour des deux personnages, suspendu par une ficelle à une barre métallique surplombant le cadran, un deuxième oiseau en symétrie à l’autre extrémité de cette barre métallique volant lui aussi. Ces deux oiseaux prennent alors doucement de l’élan, s’éloignant peu à peu de la structure en décrivant des cercles de plus en plus grands, avant de progressivement ralentir et diminuer le diamètre des cercles de vol qu’ils effectuent jusqu’à regagner leur place initiale, l’un sous cloche (la cloche se referme dans un mouvement de parfaite coordination), l’autre dans un panier que tient le deuxième personnage. Tout le mécanisme de cette horloge est automatisé, les éléments s’actionnant les uns les autres. Cette London Zoo Clock peut amener un questionnement sur sa propre nature : est-elle objet artistique ou objet technique ? En effet, elle a été conçue, élaborée et construite de façon à pouvoir remplir la fonction d’une horloge, à savoir de donner l’heure. Pour autant, elle reste une pièce faite par un artiste, et surtout commandée comme oeuvre d’art auprès d’un artiste, lequel a utilisé sa créativité et sa liberté de création en permettant à sa pièce, à sa sculpture, de donner l’heure à l’aide d’un mécanisme automatisé. Ainsi, l’identité que l’on reconnaît à son créateur, à savoir celle d’un artiste, ainsi que le contexte de son implantation au Zoo de Londres, celui d’une commande passée auprès d’un artiste, confèrent à London Zoo Clock une réelle valeur esthétique, et par la même le statut d’oeuvre d’art.
Bien avant London Zoo Clock de Tim Hunkin, des artistes se sont intéressés à la machine et au mécanisme comme éléments artistiques. C’est dans le prolongement de cet intérêt que dès les années 1950, des artistes ont travaillé des oeuvres d’art mettant en scène une action ou un mouvement mécanique comme Bruno Munari avec Useless Machine en 1953 [Fig. 7] ou Jean Tinguely avec Méta-matic n°1 en 1959 [Fig. 8].
Useless Machine se rapproche dans son fonctionnement de l’art cinétique. Son nom est équivoque : Useless Machine signifie littéralement machine inutile. Son fonctionnement consiste en un mouvement circulaire répété et infini. Reliée à un petit moteur électrique à piles, elle tourne sur elle-même. On peut lui attribuer le terme de machine au-delà de son titre car elle met en jeu un fonctionnement mécanique. Pourtant, et comme l’indique son titre, son action en tant que machine est totalement dénué d’intérêt, si bien que la question de savoir si elle est oeuvre ou objet technique ne se pose pas : Useless Machine est une oeuvre d’art.
Méta-matic n°1 de Jean Tinguely est, comme Useless Machine de Bruno Munari, une sculpture dotée d’un moteur à pile qui la met en mouvement. Elle est toutefois plus complexe. Plusieurs éléments circulaires actionnés entre eux par des courroies amènent cette machine à effectuer deux rotations circulaires à chacune des deux extrémités du mécanisme, toutes proches l’une de l’autre. Dans la première est placée une feuille de papier, dans la seconde un crayon ou une craie. Le mécanisme de rotations conduit alors l’objet traceur à dessiner sur la feuille de papier des formes géométriques abstraites. Méta-matic n°1 est la première d’une longue série de machines à dessiner mises au point par Jean Tinguely45. Elle se distingue de Useless Machine en ayant un fonctionnement destiné à une action précise : celle de dessiner. Pour autant, elle ne peut être perçue simplement comme machine à créer des dessins qui ont valeur d’oeuvre d’art.
C’est le cas échéant la machine elle-même, et son fonctionnement qui font oeuvre. Le dessin étant lui le produit du mécanisme en exécution.
La Macchina che respira (en français Machine qui respire) de l’artiste italien Piero Fogliati [Fig. 9] peut être assimilée aux machines de Munari ou de Tinguely, bien que conçue une quarantaine d’année après les deux premières citées. Elle est également métallique, et légèrement plus petite par la taille. Elle est, elle aussi, équipée d’un moteur électrique à pile.
L’énergie électrique est transformée en énergie cinétique par une jeu d’axes et de courroies.
Ces courroies, elles-mêmes entrainées par le moteur, actionnent une pompe à air, laquelle est reliée par deux tuyaux de caoutchouc noir à des extrémités en forme de pavillon. Par l’un de ces pavillons, de l’air est aspiré dans un premier mouvement de la pompe. Puis, dans un second temps, l’air qui venait d’être aspiré est expiré par la pompe à air. Cette machine, contrairement à Useless Machine, n’est pas en soi une machine inutile dans le sens où elle ne remplit aucune charge. Cette machine, par un mouvement mécanique, constitué d’énergie électrique (le moteur) et pneumatique (la pompe à air) respire, en aspirant en son sein de l’air qu’elle expulse en un second temps, à l’image d’un être vivant. La différence majeure entre la respiration de cette machine et celle d’un être vivant vient du fait que pour l’être vivant, il est absolument fondamental de respirer afin de sans cesse alimenter son organisme en oxygène, tandis que la Macchina che respira ne respire pour aucune raison vitale, puisqu’elle n’est pas dotée de forme de vie. L’élément-clef de son bon fonctionnement est le moteur électrique, qui crée l’énergie qui lui permet d’actionner la pompe et de respirer. La respiration est ainsi une finalité pour la machine, quand elle est nécessitée absolue chez le vivant.
En créant une machine dont la fonction est de respirer, Piero Fogliati ne conçoit pas tout à fait un objet catégoriquement inutile, puisqu’une fonction est malgré tout remplie. Toutefois, il apparaît certain que cette fonction est illusoire et qu’il convient de la percevoir par sa dimension poétique. Il s’agit d’une machine qui cherche à singer le vivant en imitant ce qui lui est le plus propre, sous toutes les formes qu’il peut prendre, à savoir la respiration, dans un mouvement vain où cette respiration est produite par un mécaniquement et constitue une fin en soi, sans remplir aucun rôle quant au bon fonctionnement de la machine.
Dans un autre registre d’oeuvre d’art conçue comme un objet technique, le Pitori Cuirassé du duo d’artistes français Dejode & Lacombe [Fig. 10] (Sophie Dejode et Bertrand Lacombe) réalisé à Marseille en 2016 pose différemment la question du statut d’une oeuvre comme machine fonctionnelle. Cette pièce, totalement métallique, est en fait un petit bateau, dont la forme rappelle celle d’une barque ou d’une chaloupe. Ce bateau flotte bien et permet tout à fait de se rendre sur l’eau en sécurité [Fig. 10.B]. Seulement, dans la continuité de sa forme de petit navire se dessine une structure métallique constituée de barres et d’arceaux verticaux et horizontaux. Au sommet de cette structure se trouvent plusieurs axes horizontaux, et de petites roues sont placées aux extrémités de ceux-ci. Cette structure métallique et ces roues permettent en fait de pouvoir déplacer Pitori Cuirassé sur la terre ferme, en prenant place en position debout au sein de la structure métallique, les roues contre le sol et par conséquence, la partie bateau en l’air, retournée [Fig. 10.C].
Il est important de préciser que Das Flugzeug n’a jamais pris son envol, l’artiste reconnaissant lui-même l’impossibilité de cette entreprise.49 Il s’agit ainsi d’une machine conçue dans une démarche rappelant celle du bricoleur, avec quelques connaissances scientifiques, bien qu’insuffisantes (en considérant que faire tourner rapidement les ailes permet de s’envoler, sans se préoccuper des masses à soulever ou de l’équilibre de vol) mais malgré tout réalisée et mise en forme, dans une esthétique évoquant également le bricolage. Cette esthétique bricolée, c’est à dire quelque peu imparfaite techniquement et composée de matériaux de récupération est parfaitement assumée par l’artiste au point de devenir une sorte de marque de fabrique de son travail. Meganeudon 1, toujours de Panamarenko [Fig. 12] est grandement semblable à Das Flugzeug. Il s’agit là aussi d’une machine construite avec l’ambition de permettre à son pilote de s’envoler, toujours à la force de ses jambes à partir d’énergie obtenue en pédalant. Meganeudon 1 est également faite d’aluminium et de pièces de bicyclettes comme des pédales et des roues. Elle est dotée d’ailes en soie et est bien plus petite que Das Flugzeug avec 4 mètres d’envergure. Cette fois-ci, l’idée est de prendre son envol faisant battre les ailes de cette machine, à la manière d’un oiseau. Encore une fois, la machine se permet finalement pas à son pilote de s’élever en l’air.
Il apparaît clair que dans le cadre d’une démarche de travail comme celle de Panamarenko, la construction d’une pièce et ses raisons sont toutes aussi – voire plus – importantes que l’objet terminé, et surtout plus important que le potentiel fonctionnement de l’objet en question. Et d’une certaine façon, personne, entre l’artiste et le visiteur confronté à ses oeuvres, n’est réellement dupe : ces machines, en l’état, ne peuvent fonctionner. « Personne ne se fait la moindre illusion quant à la viabilité réelle de ses oeuvres d’art ou à leur applicabilité à la vie quotidienne. Panamarenko crée des oeuvres qui parlent de nos désirs utopiques. »Pour ces deux machines citées, ce désir utopique en question est le vol. Rares sont les Hommes qui n’ont jamais, sur le ton du rêve, imaginé un jour s’envoler. C’est à propos de ce rêve que l’on sait très bien déraisonnable et irréalisable que Panamarenko s’exprime, confirmant ainsi qu’il est bien un artiste, et non d’un ingénieur en herbe. Il s’agit alors, puisque « dans la pratique, on n’y arrive pas », d’une forme de célébration de l’échec d’un processus de création technique. Ces oeuvres de Panamarenko sont à observer comme des oeuvres d’art qui « valent essentiellement pour leur potentiel symbolique ». Selon cette manière de travailler, on peut attribuer à Panamarenko une des caractéristiques du bricoleur, à savoir celle de l’espace, de la marge plus ou moins importante entre le projet initial tel qu’il existe par l’imagination ou dessiné sur un plan et l’objet final construit. Et « plus on s’approche de la concrétisation, plus l’objectif devient difficile à atteindre et plus l’échec se précise. » Panamarenko rencontre certaines difficultés au cours de la réalisation de ses projets, mais il se place en position de passionné curieux, en quête de nouvelles connaissances, et qui se satisfait de comprendre pourquoi ses machines ne parviennent pas à accomplir ce pour quoi il les fabrique. Ainsi, Panamarenko semble accepter et assumer les limites de sa démarche d’un point de vue technique. Il présente ses constructions à un public qui vient voir des oeuvres d’art, et on conçoit mal qu’il en soit fait différemment, comme une présentation de ces mêmes pièces à des personnes du monde industriel dans l’optique d’en faire commerce ou à un institut de recherche en aérospatial par exemple. « La réussite de ces projets ne se mesure pas à l’aune de la rapidité ou de l’efficacité, mais à la puissance imaginative et à l’émouvante poésie de l’imperfection. »Il est fondamental d’établir cette différence entre réussite de l’entreprise technique (elle est vouée à l’échec) et la réussite expressive, poétique du travail de Panamarenko. Il ne cherche qu’à montrer les fruits de ses travaux de réflexions et d’imaginations comme de travaux manuels, sans avoir la moindre prétention à ainsi améliorer le quotidien d’autrui et ainsi potentiellement faire commerce de ses machines. Le tout en affirmant une singularité absolue dans sa façon de concevoir ses oeuvres comme pour les oeuvres elles-mêmes. On peut alors déceler ce qui semble être une des limites de la méthode du bricoleur, à savoir que cette méthode, à saluer pour sa part imaginative, créative et singulière, ne permet pas de réaliser des constructions d’ampleur conséquentes, comme si le bricolage ne pouvait être que petits travaux effectués çà et là, comme le décrit Tim Hunkin, pourtant ingénieur de formation, en expliquant que l’« on ne peut manifestement pas concevoir de projets à grande échelle ou qui mettent en jeu des techniques de pointe et employer les mêmes méthodes que celles que j’utilise dans ma grange ».
DU BRICOLAGE DANS L’ART CONTEMPORAIN
La notion de bricolage est relativement présente dans la création artistique contemporaine, de notre siècle ou du précédent. Dans la mesure où une création artistique est réalisée par la transformation d’un matériau, diverses qualités de finissions sont envisageables, en fonction du soin que l’artiste apporte à son travail comme des propres compétences et moyens techniques dont il dispose. Jean Dubuffet explique dans son livre que selon lui « L’art doit naître du matériau et de l’outil, et doit garder la trace de l’outil et de la lutte de l’outil avec le matériau »66 décrivant ainsi la réalisation d’une oeuvre comme une quête de domestication d’un matériau à l’aide d’un outil, et qu’il est selon lui important de « laisser toutes les marques et les défauts »67 sur une pièce, de sorte à la rendre plus authentique. Il a lui-même mené de nombreuses expériences artistiques utilisant pour un médium ou un autre, des matériaux qui n’étaient pas forcément prévus à cet effet. C’est le cas par exemple d’une série de lithographies réalisée en 1946 comprenant Mirobolus, Macadam et Cie [Fig. 21], où « il s’essaie à des effets de matière, mélange du goudron, du sable, des graviers et toutes autres sortes de matériaux »68 sans chercher à dissimuler les traces de ces matériaux non-conventionnels, qui peuvent être interprétées comme des imperfections ou des défauts.
Mais créer de l’art qui se veut imparfait n’est pas limité aux pratiques en deux dimensions.
L’artiste Robert Filliou, dans sa méthode, s’autoproclamait « spécialiste du mal fait » et travaillait de son vivant les matériaux « tels qu’ils surgissent sous la main dans la meilleure tradition du bricolage ». Il a même fait du mal-fait un véritable concept, que l’on retrouve notamment dans son oeuvre Principe d’équivalence [Fig. 22]. Principe d’équivalence se décompose en trois temps, à partir d’une situation initiale : une chaussette rouge dans une boîte jaune. Cette chaussette rouge dans sa boîte jaune est dans un premier temps bien faite, dans un deuxième temps mal faite, et dans un troisième temps pas faite du tout. Le triptyque ainsi créé est reproduit à l’identique sur sa droite et devient la partie bien faite d’un second triptyque aux éléments bien, mal et pas faits, de haut en bas. Le même système est ainsi repris à cinq reprises, se développant toujours de la gauche vers la droite et de haut en bas, en trois temps jusqu’à atteindre les 10 mètres de largeur pour une hauteur croissante de gauche à droite qui atteint les 2 mètres à l’extrémité droite. Cette oeuvre est en quelque sorte un manifeste qui place le mal fait comme un concept artistique à part entière, et non comme un défaut ou la marque de lacunes techniques que l’artiste pourrait être tenté de dissimuler. Robert Filliou, par ce geste, démontre que l’art ne peut être élitiste, dans le sens où il serait réservé à ceux qui auraient suivi une formation technique académique avant de pouvoir se définir comme des artistes. Il explique d’ailleurs que selon lui « l’art est le domaine du bon-à-rien, du bon à tout ». L’expression bonà- rien, bon-à-tout fait au passage une bonne définition du bricoleur, dans le sens où ce dernier, bien que parfois déficient d’un point de vue technique et spécialiste de rien (bon-à-rien), ne se prive pas de se lancer dans tous genres travaux manuels de grande ambition (bon-à-tout).
Une oeuvre peut ainsi présenter un aspect bricolé. Et si cet aspect bricolé peut être dans certains cas dû à des imprécisions, à de véritables défauts de conception, il peut s’agir également d’une sorte de bricolage volontaire, où malgré des compétences techniques affirmées, un artiste décide de laisser apparentes les effets et traces de son matériau. Le cas de Pascal Rivet illustre bien cette idée. Pascal Rivet a pour spécialité de fabriquer d’importantes constructions de bois, souvent des reproductions de véhicules, à l’échelle 1, comme Dominator [Fig. 23], reproduction d’une moissonneuse-batteuse de la marque allemande Claas (Dominator est le nom du modèle de cette moissonneuse-batteuse). Toutes les proportions, par rapport à l’original qu’il reproduit, sont respectées. L’oeuvre, avant d’être peinte, est entièrement fabriquée en bois, de la structure de la moissonneuse, aux roues, en passant par les commandes intérieures ou au rabatteur à griffes à l’avant. Il va sans dire que pour mener une telle entreprise, en respectant toutes les proportions de la machine originale, Pascal Rivet dispose de compétences pour le travail du bois fortement développées. Pour autant, il ne cherche pas à masquer l’usage et le travail du bois comme matériau, et en cela, il ne cherche pas à ce que sa machine agricole puisse être confondue avec une machine véritable, avec entre autres une carrosserie en acier, des pneus en caoutchouc et certaines finitions intérieures en plastique.
ESTHÉTIQUE BURLESQUE
C’est en imaginant une machine qui permettrait à son utilisateur de monter la marche d’un trottoir que j’ai pensé et construit Monte-trottoir. Monte-trottoir est doté d’une base plate faite de plusieurs planches de bois vissées et collées entre-elles. Sur cette base est installée une charnière à laquelle est fixé un morceau de tasseau, prolongé par une tige de fer d’un mètre de long au bout de laquelle se trouve un dernier morceau de tasseau, équipé d’une poignée métallique afin d’assurer une meilleure prise en main de l’outil. Les éléments de bois qui constituent Monte-trottoir sont peints de couleur bleue, tandis que les pièces métalliques (la charnière et la poignée) sont laissées telles quelles.
La vidéo allant de pair avec l’objet Monte-trottoir est un court plan séquence dans lequel on voit mon personnage entrer dans le champ de l’image et buter sur un trottoir [Fig. 30.A], il ressort alors de l’image par le côté droit (d’où il était arrivé) avant de revenir se présenter face au trottoir, cette fois muni de l’objet censé lui permettre de franchir cet obstacle [Fig. 30.B]. Le personnage saisit l’objet par sa poignée, prend un pas d’élan et saute en appui sur Monte-trottoir dans un geste rappelant la discipline athlétique du saut à la perche [Fig. 30.C], la charnière permettant à la tige d’accompagner le mouvement du saut. La vidéo se termine quand le personnage disparaît par le côté gauche de l’image après avoir franchi l’obstacle [Fig. 30.D], laissant sur place l’objet qui lui a permis de continuer sa progression.
DES FILMS BRICOLÉS
Le bricolage comme manière de travailler n’est pas exclusivement réservé aux pratiques relatives au travail manuel auxquelles on s’adonne dans sa grange, son garage ou son atelier.
On retrouve notamment cette notion de bricolage dans le cinématographe. Il existe en effet diverses techniques s’apparentant à la ruse qui permettent de produire et de travailler les images de « films bricolés »81, et ce au cours des différentes étapes de la création d’un film. Le principe du cinéma est de donner à voir une importante quantité d’images afin de créer des images en mouvement. Ces images, appelées photogrammes, sont assemblées les unes après les autres sur un rythme qui était auparavant de dix-huit images par seconde, et qui est dorénavant de vingtquatre images par seconde. De par cette capacité à reproduire des images en mouvement sur une durée déterminée, le cinéma apparaît comme un des moyens de représentation les plus réalistes qui soit82. Et il existe de nombreux procédés techniques où ingéniosité, adaptation et astuce semblent les maîtres-mots pour un cinéaste afin de perfectionner l’image comme la « portion d’imaginaire qui est contenue dans le cadre »83. Le cadre représentant les contours des images montrées, c’est-à-dire ce qu’un réalisateur souhaite donner à voir dans son film.
Pour un film réalisé dans des studios de cinéma, la construction d’un décor est un préalable au tournage de la plupart des films. L’élaboration d’un décor de cinéma nécessite une phase de travaux techniques et manuels, effectuée le plus souvent par des spécialistes. Pour autant, même s’il est fabriqué par des professionnels, un décor comporte en lui l’idée même de la tromperie et de l’illusion, que l’on retrouve dans le bricolage, et ce qu’il s’agisse de grands panneaux peints afin de représenter un univers, une ambiance ou une perspective ou bien d’objets décoratifs présents dans le cadre de l’image. Les éléments qui composent un décor peuvent être de vrais objets fonctionnels ou non qui sont placés dans le champ de la caméra, comme des pièces réalisées par les décorateurs en bois ou dans des matières bon marché comme le carton où le papier mâché. Il s’agit alors de représenter symboliquement un objet, de manière réaliste, sans pour autant chercher à fabriquer un objet qui soit fonctionnel.
Au moment-même de la prise de vues, des techniques cinématographiques peuvent être employées afin de créer une illusion et d’évoquer symboliquement par l’image ce qui n’est pas réellement présent face à la caméra le jour du tournage. Parmi ces techniques, le trompe-l’oeil consiste à placer au premier plan du champ, très proche de la caméra, un support sur lequel est peint, dessiné ou imprimé une image. Bien positionné et avec un bon jeu de lumière, le trompel’oeil s’immisce dans le champ si bien qu’on ne le remarque pas. Charles Chaplin a utilisé la technique du trompe-l’oeil afin de tourner une célèbre scène de son film Les Temps modernes où il se met en scène patinant au bord du vide, donnant une forte sensation de danger [Fig. 31].
On perçoit bien que le cadre du photogramme où le bateau est en phase ascendante [Fig. 32.A] n’est pas le même que celui où le même bateau est en phase descendante [Fig. 32.C].
L’environnement naturel semble toutefois être le même, si bien que l’on peut imaginer que ces deux séquences ont été tournées à des endroits distants de quelques dizaines ou centaines de mètres. Au moment du tournage de ces images, le bateau est complètement à plat sur un fleuve plat. En inclinant la caméra dans un sens puis dans un autre, Buster Keaton réalise ce que l’on nomme un plan débullé, c’est-à-dire que la caméra ne filme plus dans un axe parallèle au sol, mais de manière inclinée, donnant cette sensation de dénivelé ou d’instabilité. Après chacun de ces plans, Keaton place un plan l’intérieur du bateau, de sorte à montrer les conséquences à bord des irrégularités topographiques du terrain que le bateau traverse. Après avoir montré le bateau monter une pente [Fig. 32.A], il insère un plan à l’intérieur du bateau où tout semble basculer vers le premier plan, le personnage de Buster Keaton doit alors retenir la table afin qu’elle ne se renverse pas, tandis que sa femme et ses enfants se cramponnent comme ils peuvent pour ne pas perdre l’équilibre [Fig. 32.B]. Le plan suivant est celui où le bateau semble être en train de descendre une pente le long du même fleuve [Fig. 32.C]. Celui qui suit est à nouveau un plan de l’intérieur du bateau, que l’on voit incliné cette fois vers l’arrière-plan [Fig.32.D]. Encore une fois, le personnage que joue Keaton doit retenir la table quand sa famille essaie de ne pas tomber. Ces deux plans en intérieur n’ont pas été tournés à l’intérieur d’un bateau, mais dans un studio de cinéma. Ce décor de bateau était installé sur un dispositif qui permettait de l’incliner rapidement dans un sens ou dans l’autre. La caméra, elle, filmait dans un axe droit et parallèle au sol, ce qui accentue l’impression de secousse à bord due aux dénivelés que le bateau arpente au fil de sa croisière.
Les cinéastes ont également la possibilité de bricoler des images après les avoir tournées. C’est par exemple le cas de cette séquence du film Shanghaied Lovers mettant en scène l’acteur Harry Langdon. Le personnage qu’interprète Langdon est un marin, qui se retrouve au cours de cette séquence enfermé dans la cabine du capitaine, lequel se montre violent. Il souhaite s’échapper, tente en vain d’ouvrir la porte de la cabine et finalement, prend son élan et saute de sorte à s’enfuir de la cabine en passant par l’ouverture d’un petit hublot présent sur le haut de la porte [Fig. 33].
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Table des matières
INTRODUCTION
I. INGÉNIEUR ET BRICOLEUR
A. MÉTHODES DE L’INGÉNIEUR ET DU BRICOLEUR
B. L’OBJET TECHNIQUE COMME OBJET ARTISTIQUE
C. DU BRICOLAGE DANS L’ART CONTEMPORAIN
II. ESTHÉTIQUE BURLESQUE
A. DES FILMS BRICOLÉS
B. LE COMIQUE PAR LE TRAGIQUE
C. LE DÉMANTÈLEMENT DE CODES CINÉMATOGRAPHIQUES : LE HÉROS ÉPIQUE ET LA NARRATION LINÉAIRE
D. UN CINÉMA DU CORPS
E. LE BURLESQUE, QU’EN EST-IL AUJOURD’HUI ?
III. UNE QUÊTE D’AUTONOMIE PAR LA TECHNIQUE
A. LA TECHNIQUE COMME UN FAIT CULTUREL
B. LE BRICOLAGE, UN PROJET HUMANISTE
C. L’AUTONOMIE COMME ANTICIPATION : L’EXEMPLE DES SURVIVALISTES
CONCLUSION
ANNEXES
TABLE DES MATIÈRES
BIBLIOGRAPHIE
WEBOGRAPHIE
INDEX DES NOMS CITÉS
INDEX DES OEUVRES CITÉES
INDEX DES FILMS CITÉS
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