Le début d’un intérêt sur l’objet de « frontière »

Le début d’un intérêt sur l’objet de « frontière »

Lors de mon arrivée en France, j’ai découvert par hasard l’objet « frontière » qui me paraissait flou et mystérieux. Situé à cheval sur deux espaces différents, l’objet « frontière » semble recéler un certain dynamisme. Dans le cadre d’un atelier du projet urbain, on a demandé aux étudiants de proposer des projets urbains pour Melun. J’ai choisi par intuition un terrain, situé au sud de la Seine, déjà assez urbanisé dont une partie importante fut une zone forestière .

J’ai proposé deux projets paysagers avec des concepts différents (figures 2). Dans le premier, je m’interrogeais sur la question d’échelle. Pour moi, l’échelle de l’espace forestier est trop grande par rapport à l’échelle humaine et les découvertes et usages des milieux forestiers peuvent être relativement difficiles. Il semble nécessaire d’ajouter des dispositifs spatiaux à l’intérieur de l’espace forestier permettant aux usagers de se repérer. Ainsi ai-je proposé des dispositifs spatiaux composés des sentiers (lignes), des jardins (nœuds ou surfaces) et des landmark (points). A partir du second projet, je m’intéressai beaucoup à la lisière de l’espace forestier. Afin de mieux valoriser l’espace forestier, j’ai voulu « gommer » la « frontière » entre la nature et la ville. J’ai donc créé certains dispositifs spatiaux d’usage différent, en fonction du tissu existant, le long de la lisière forestière. Partant de cette expérience du projet, j’ai voulu travailler en thèse sur la « frontière » entre ville et forêt. Il s’agit d’un usage métaphorique du terme frontière car je considère que la relation entre les deux espaces est ambivalente. Mon directeur de thèse a dégagé deux pistes possibles : l’une s’intéresse aux usages à la lisière forestière. L’autre consiste à reprendre l’acceptation forte du terme de frontière et à étudier l’aménagement du territoire transfrontalier. Encore par intuition, j’ai choisi la seconde piste qui me semblait beaucoup plus ambitieuse.

Vers un changement d’approche : produire la ville autrement

Au départ, ayant une approche spatiale, je m’interrogeais sur la production de la ville transfrontalière par des projets urbains transfrontaliers. Je considérais la production de la ville comme une question spécialisée et technique qui mobilise avant tout les architectes/urbanistes. Ce n’est qu’en lisant « Métropole des individus » (Bourdin, 2005 b) que je me suis rendue compte que cette vision est limitée. Alain Bourdin parle de la production de la ville sous un angle complètement différent du mien. Considérant la ville ou, avec le terme qu’il a employé dans le livre, la « métropole » comme le contexte très généreux qui rend possible toutes les actions et reste ouvert à tous les objectifs, à toutes les expériences, de l’individuation radicale au problème du collectif… Partant de là, il donne au terme de production une acception suffisamment large :

« Produire ce n’est pas simplement construire des infrastructures de transport et des réseaux, des bureaux, des usines, des logements et des équipements collectifs. C’est également développer des services et les faire fonctionner : un gestionnaire de transports en commun produit la ville au quotidien. C’est créer des perceptions, des significations, des ambiances et, plus généralement, un cadre d’expérience : l’ancien maire de New York a produit de la ville avec la tolérance zéro, non seulement en réorganisant l’intervention policière, mais en créant des perceptions à partir de son discours. C’est enfin produire des lieux au-delà des équipements, et des flux au-delà des infrastructures. Mais on ne peut dissocier cette production du contexte urbain de celle des institutions et organisations urbaines. Lorsque le développement d’un flux d’immigration conduit à créer des institutions permettant le dialogue avec les immigrés, lorsqu’une municipalité développe des structures de gestion de quartier, cela fait partie de la production de la ville, tout comme l’initiative privée qui crée une association, un club ou une gated community, etc. 

Produire ce n’est pas seulement faire des choix politiques, organiser des circuits financiers, faire fonctionner des dispositifs techniques, une branche d’activité économique et des métiers. C’est également mobiliser des habitants ou des acteurs spécialisés, instituer des acteurs nouveaux, structurer des relations, des « jeux », entre eux : on fait la ville par la communication, la concertation, la mise en place de partenariats ou de « montages » divers, la création d’organismes… C’est également  instituer des règles du jeu, des normes, des cadres juridiques. C’est aussi – et parfois principalement – créer des connaissances nouvelles ou spécifiques, celles qui permettent de faire la ville. » (Bourdin, 2005 b : 158) .

C’est bien cette vision élargie sur la production de la ville qui m’a encouragé de sortir de ma culture initiale. Ainsi, cette thèse vise à raconter une autre manière (sociologique) de produire une ville.

La frontière dans un monde « sans frontières » 

Depuis la fin du 20e siècle, jamais les transformations techniques, géopolitiques, économiques et sociales, ainsi que celles de l’espace n’ont été aussi spectaculaires (Reitel et al., 2002 : 1). Nous pouvons en souligner quelques unes : l’invention de nouvelles technologies (nouveaux moyens de transports, de communication et d’information) (Reitel et al ., 2002 : 1 ; Ascher, 1995) diffusées de manière rapide et massive permet la généralisation des mobilités. La chute du mur de Berlin et le changement de régime politique en URSS marquent le début d’une recomposition territoriale notamment en Europe. Les dynamiques de la mondialisation et surtout la puissance des multinationales remettent en question les Etats et leur capacité de régulation territoriale. Les sociétés occidentales ne cessent de se métamorphoser sous l’influence de multiples processus combinés et paradoxaux (individualisation et socialisation , différenciation, rationalisation, mercantilisation et régulation, etc.) (Ascher, 2001, 2007, 2009 ; Bourdin, 2005 b).

Ces mutations s’inscrivent dans les espaces urbains. Ainsi, la ville est en transformations profondes (Ascher, 1995, 2001, 2007, 2009 ; Bourdin, 2005 b ; Chalas et Dubois-Taine, 1998 ; Sievert, 2004). Avec la mise en réseau au niveau mondial des informations, des personnes et des biens, la ville semble diluer. Quelques soient les termes utilisés, ces chercheurs précités veulent tous montrer qu’il s’agit d’une forme urbaine complètement nouvelle. Ainsi, Y. Chalas parle de la « ville émergente », caractérisée par les six figures , qui n’est plus la « ville d’hier » que l’on connaît. Bien qu’A. Bourdin parle de la « métropole » et que F. Ascher préfère parler de la « métapole », ils veulent tous les deux montrer une nouvelle réalité urbaine qui n’est plus la ville et plus la grande ville au sens habituel de métropole (celui des géographes) :

« on vit à une autre échelle du territoire, dans un espace urbain mais hétérogène dans lequel on trouve des bouts de villes, des bouts de campagne, des bouts de grandes villes, des bouts de villages, et qui a tendance de plus en plus à fonctionner comme une vaste région urbaine. Nous avons donc un espace discontinu, hétérogène, polycentrique, varié et qui est un processus que l’on trouve à des tas d’échelles ; c’est vrai de la région rennaise, de la région parisienne mais c’est vrai aussi de Saint-Brieuc, etc. On a le même type de morphologie spatiale, où les différences classiques entre grandes et petites villes, entre villes et campagnes, sont de moins en moins visibles. » (extrait d’une intervention de François Ascher, 22 novembre 2002, à l’Institut Français d’Urbanisme).

En tout cas, toutes ces transformations laissent croire à la fin d’un monde borné, des territoires délimités et d’espaces urbains clairement identifiables. Les limites sont en crise. Alors que la dispersion, le nomadisme et l’ubiquité fêtent leur triomphe. Or, loin de disparaître, les limites semblent entrer dans des mutations beaucoup plus complexes que l’on ne croit. Certes, certaines disparaissent, mais de nouvelles surgissent, ici ou ailleurs, sous formes diverses.

Les frontières semblent également teintées d’une telle complexité. En Europe occidentale notamment, l’idéologie de la construction de l’Europe repose sur un « effacement » des frontières nationales. Paradoxalement, la notion des frontières est de plus en plus présente sur de nombreux fronts (Authier et Claude, 2009). Sur le plan scientifique, nous voulons insister sur la position de Michel Foucher, qui pimente des débats autour des frontières d’une manière théâtrale : face au dynamisme de la construction de l’Europe , il annonce qu’il y a une obsession des frontières (Foucher, 2007). Il insiste sur le fait que les frontières sont nécessaires car elles accompagnent depuis toujours la mondialisation. Claude Raffestin (1986, 1992) et Georg Simmel ([1908] 2010) confirment que les êtres humains ont fondamentalement besoin de se différencier et qu’un monde sans frontières n’est que synonyme de chaos. Joëlle Kuntz (2004), journaliste franco-genevoise, montre de manière plus poétique que les frontières existent partout dans la vie quotidienne. Dans des milieux opérationnels, les acteurs peuvent livrer beaucoup de témoignages sur la persistance des effets frontières.

Ce paradoxe de la frontière dans un monde sans frontières provoque un réveil de la passion sur l’objet frontière, qui se traduit dans la production de films , de littérature , d’expositions , ou encore des travaux scientifiques.

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Table des matières

1. Introduction générale
1.1 Le choix du sujet
1.1.1 Le début d’un intérêt sur l’objet de « frontière »
1.1.2 Vers un changement d’approche : produire la ville autrement
1.2 La frontière dans un monde « sans frontières »
1.3 La frontière et l’espace frontalier en mutations : l’état de l’art
1.3.1 La géographie des frontières
1.3.2 La frontière aux yeux des sociologues
1.4 L’objet de recherche
1.4.1 L’aménagement de l’espace urbain transfrontalier, un objet de recherche à « déspécialiser »
1.4.2 La production de la ville dans un contexte transfrontalier
1.5 Le choix du terrain
1.6 L’approche théorique
1.6.1 La théorie d’Erhard Friedberg sur les organisations
1.6.2 Fabriquer un « chaînon manquant »
1.7 Les questions de recherche
1.8 Les méthodes d’enquête
1.9 La structure de la thèse
2. Les relations entre Genève et son hinterland français
2.1 Les jalons historiques sur la relation entre Genève et son hinterland français
2.1.2 La crise de la Réforme
2.1.3 Les zones franches
2.1.4 La deuxième guerre mondiale
2.2 Vers un troisième rapprochement : l’essor du phénomène frontalier
2.2.1 La dynamique de l’économie genevoise
2.2.2 Genève, moteur du développement régional
2.3 L’essor des travailleurs frontaliers
Conclusion du chapitre
3. Les dysfonctionnements de l’agglomération franco-valdo-genevoise
3.1 Le problème de logement
3.1.1 L’évolution de la relation offre-demande
3.1.2 Les répercussions de l’« exportation » de la crise du logement genevoise
3.1.3 Les difficultés de construction de logement à Genève
3.2 La crise du système de transports
3.2.1 L’évolution des déplacements dans l’agglomération franco-valdo-genevoise
3.2.2 Le développement des transports publics en retard
3.3 D’autres problèmes dans l’agglomération
Conclusion du chapitre
4. La coopération transfrontalière franco-valdo-genevoise
4.1 La coopération transfrontalière proprement dite
4.1.1 La définition de la notion de coopération transfrontalière
4.1.2 Le développement de la coopération transfrontalière en Europe
4.2 Les grandes étapes de la coopération transfrontalière franco-valdo-genevoise
4.3 L’institutionnalisation de la coopération transfrontalière franco-valdo-genevoise
4.3.1 La compensation financière : vers un « bon voisinage » franco-genevois
4.3.2 La création des instances transfrontalière
4.3.3 L’émergence d’une vision régionale transfrontalière en matière d’aménagement territorial
4.4 La coopération transfrontalière en matière de transports publics
4.4.1 Les activités du DTPR
4.4.2 Le projet ferroviaire Cornavin-Eaux-Vives-Annemasse (CEVA)
4.5 Le Projet d’agglomération franco-valdo-genevois
4.5.1 La naissance du projet
4.5.2 Le PAFVG en continuité avec les coopérations précédentes
4.5.3 Le périmètre du projet
4.5.4 Les objectifs du projet
4.5.5 Le contenu du projet
4.5.6 L’entité responsable de la mise en œuvre du PAFVG
Conclusion du chapitre
Conclusion générale

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