Le débat interprétatif et les programmes scolaires

« L’élève doit être acteur de son savoir », « l’élève doit être amené vers une interprétation littéraire sans que celle-ci ne soit forcée par le professeur », tels sont des exemples de préconisations entendues qui sont de plus en plus données aux enseignants de Français. La direction est donnée : le cours de Français doit davantage devenir le lieu de la réflexion, et non pas celui de l’application mécanique, une dérive qui a pu peser dans l’enseignement de cette matière. Face à cet enjeu, des modalités d’enseignements nouvelles ont vu le jour. Ce mémoire s’intéressera à l’une d’elles : le débat interprétatif. Le débat interprétatif est ainsi une pratique assez nouvelle dans l’enseignement du français. Introduite dans les documents d’accompagnement du primaire dès 2002, cette modalité d’enseignement trouve ses sources dans l’attention nouvelle que la littérature prête au sujet-lecteur et dans l’intérêt que porte désormais l’enseignement à faire des élèves des acteurs de leur savoir. Ainsi, le débat interprétatif doit être « dans la lignée des recherches qui se sont développées en didactique de la littérature, qui prend acte du fait que le sens d’un texte se construit dans la relation entre ce texte et un ou plusieurs lecteurs. » (Ministère de l’Education nationale, 2016, p.1). La classe doit devenir « le lieu où peuvent émerger et se confronter ces différentes lectures individuelles en vue de construire une lecture commune ouverte à différentes interprétations. » (Ministère de l’Education nationale, 2016, p.1). Le débat interprétatif s’articule donc autour d’une co-construction du sens d’un texte ouvert à différentes interprétations, par des lecteurs en interaction.

Le débat interprétatif est d’abord une réponse aux programmes qui préconisent de faire passer les élèves d’une lecture intuitive à une lecture littéraire distancée. En raison de l’absence première de propositions de modalités d’apprentissage au sein des programmes, il a été une des modalités d’approche que beaucoup de professeurs ont mobilisée. Evoquée dans des cours à l’ESPE lors de mon Master 1, il m’a paru intéressant de m’attarder sur cette pratique tout d’abord en raison du flou qu’elle générait : qu’était réellement un débat interprétatif ? Comment l’orchestrer pour construire du sens avec les élèves ? En tant que potentielle future professeur, l’idée m’avait convaincue mais je me suis beaucoup interrogée quant à la pratique réelle de cette modalité d’apprentissage : comment mener de manière pertinente un débat interprétatif avec mes possibles futurs élèves ? Ma recherche a donc eu d’abord et surtout une visée de découverte. Ensuite, mes interrogations m’ont menée à me focaliser sur le professeur qui doit adopter une posture originale et complexe pour cet exercice, dans un souci didactique de réelle construction de sens littéraire.

Cadre théorique : Le débat interprétatif, les origines de cette pratique

A nouvelles théories littéraires, nouveaux paradigmes didactiques

Un lecteur théorique

Les théories de la réception développées dans les années 70 ont offert un nouveau regard sur le sujet-lecteur. Ces nouvelles perspectives ont été explorées par la recherche sur la didactique de l’enseignement qui s’est ainsi rénovée. Les années 70 voient en effet les « théories de la réception » se développer. Ces théories renversent la perception de la lecture en accordant une place plus restreinte au texte, ouvert au lecteur qui devient la source productrice de sens et qui actualise le texte. Le rôle du lecteur est essentiel en cela qu’il concrétise le texte en produit fini et qu’il fait passer le texte de l’indétermination à un système organisé de signes. Ainsi, Hans Robert Jauss (Jauss, 1972, cité dans Vibert, 2013, p.4) ne conçoit pas une œuvre littéraire en dehors de sa réception, laquelle répond à un « horizon d’attente » qui programme donc un lecteur. Wolfgang Iser, (Iser, 1976 cité dans Vibert, 2013, p.4.) dans la continuité, cherche à montrer qu’il existe dans le texte un lecteur programmé, le lecteur implicite, directement mis à contribution par le texte qui l’implique en insérant « des lieux d’indétermination du texte », des « blancs » qui offrent un champ d’interprétations possibles multiples. Ainsi, « l’auteur et le lecteur prennent une part égale au jeu de l’imagination, lequel n’aurait pas lieu si le texte prétendait être plus qu’une règle du jeu ». (Iser, 1976, cité dans Vibert, 2013, p.4.) Le lecteur contribue donc à un produit final, un modèle qu’il aura co-construit avec le texte qui aura lui-même programmé en amont un lecteur et pré orienté sa réception. Umberto Eco quant à lui perçoit l’acte de lire comme une « coopération interprétative » (Eco, 1979, cité dans Vibert, 2013, p.4). Il conçoit également le texte comme incomplet et destiné à être soumis au regard actualisant du lecteur. Le texte programme alors un « lecteur modèle capable de coopérer » à cette actualisation. Le lecteur modèle participe de l’élaboration du sens, que ce soit pour des textes « fermés » qui n’offrent qu’une interprétation stricte à construire par le lecteur ou des textes « ouverts » qui autorisent et génèrent la multiplicité possible d’interprétations.

Le lecteur réel

Si les théories de Wolfang Iser et de de Umberto Eco instituent un lecteur, il convient également de percevoir la réalité de ce lecteur théorique. Michel Picard (Picard, 1986, cité dans Vibert, 2013, p. 5) instaure le lecteur dans la complexité, celle d’instances différentes. D’abord, dans une perspective psychanalytique, il distingue la réception en deux modèles, celui du « playing » qui voit le lecteur s’identifier à une figure imaginaire et s’impliquer directement, se projeter comme dans un jeu de rôle et celui du « game » qui s’apparente à un jeu de règles, de stratégie, qui nécessite la mise à distance. Dès lors, la posture du lecteur peut être multiple et Michel Picard distingue trois instances qui coexistent et collaborent, « tout lecteur serait triple ». Le « liseur » est la personne considérée par son corps, celle qui maintient sourdement par ces perceptions sa présence au monde extérieur. Le « lu » se livre et s’abandonne aux émotions dans une illusion référentielle, jusqu’aux limites du fantasme. Quant au « lectant », il est le lecteur attentif et réfléchi qui pose un regard distancé et critique sur sa lecture. Ainsi, Michel Picard montre que la lecture est ce va-et-vient entre ces instances, un rapport dialectique qui suscite le plaisir de lecture de différentes façons. Dominique Bucheton quant à elle questionne le lecteur apprenant et fait compte d’expériences menées avec des élèves (Bucheton, 1999, cité dans Vibert, 2016, p.6). Elle définit les postures de lecture comme des « modes de lire intégrés, devenus non-conscients, construit dans l’histoire de la lecture de chaque sujet, convoqués en fonction de la tache de lecture, de contexte et de ses enjeux, ainsi que de la spécificité du texte », des postures donc inconscientes mais qui révèlent un rapport au texte particulier. Elle mène une expérience avec des troisièmes : les élèves lisent une nouvelle et doivent en faire un commentaire libre d’une page. A partir de ces résultats, Dominique Bucheton distingue quatre postures de réaction face au texte. Le « texte tâche » trouve sa définition dans une lecture ratée voire sabotée : l’élève ne perçoit pas l’activité autrement que comme une activité scolaire contraignante. Le « texte action » laisse lui place à un lecteur impliqué qui calque son système de valeurs sur celui des personnages et qui se laisse aller à une lecture psychologisante. Le « texte signe » fait du texte une métaphore du message de l’auteur qui est à découvrir par l’élève-lecteur et laisse place à un questionnement. La quatrième posture, celle du « texte tremplin » est l’occasion pour l’élève-lecteur de se laisser aller à des réflexions personnelles en se détachant du texte qui les a suggérées, c’est la manière dont l’élève se sort de sa réflexion menée dans le texte pour développer son propre point de vue. Enfin, la posture « texte objet » référence au lecteur qui « sort » du texte pour analyser ses structures et son fonctionnement de manière objective. Cette expérience a montré la pluralité des postures au sein du sujet-lecteur et donc la complexité à orchestrer en classe des modalités didactiques sur la lecture littéraire.

Le débat interprétatif et les programmes scolaires

Déjà, les programmes de 2008 du collège (Ministère de l’Education nationale, 2008, p.2) invitaient à construire chez l’élève des compétences d’analyse et d’interprétation en s’appuyant sur « une approche intuitive, sur les réactions spontanées de la classe, pour aller vers une interprétation raisonnée » lors de l’exercice de la lecture analytique. Les professeurs sont donc invités à favoriser les sujets-lecteurs que sont les élèves : l’émission d’hypothèses propres à chaque élève est par exemple une étape mentionnée dans les programmes ; puis, la lecture analytique doit se construire autour d’un échange oral qui infirme ou valide les hypothèses, c’est cet échange qui doit permettre le passage d’une lecture subjective à une lecture distancée. Les programmes de 2009, bien qu’explicites quant à la direction à prendre, ne livraient pas de modalités d’approche pour construire avec les élèves ce va-et-vient entre lecture subjective et lecture raisonnée. Les documents accompagnant les programmes de 2016 du cycle 3 (Ministère de l’Education nationale, 2016, p.2), quant à eux, proposent le débat interprétatif comme moyen didactique reposant sur « une conception de la lecture littéraire qui donne toute sa place au sujet lecteur à qui il appartient, dans son activité de compréhension et d’interprétation, de remplir les non-dits ou les silences qui sont la condition même de tout texte. ».

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Table des matières

Introduction
1. Cadre théorique : Le débat interprétatif, les origines de cette pratique
1.1 A nouvelles théories littéraires, nouveaux paradigmes didactiques
1.1.1 Un lecteur théorique
1.1.2 Le lecteur réel
1.2 Le débat interprétatif et les programmes scolaires
1.3 Le débat interprétatif : une solution aux dérives de la lecture analytique
1.4 Des moyens de revivifier l’exercice de la lecture analytique
1.5 Les caractéristiques du débat interprétatif
1.6 Le débat interprétatif : Des pièges à éviter
1.7 Question mise au travail
2. Cadre méthodologique : Expérimentation mise en place
2.1 Présentation de l’établissement
2.2 Méthodologie
2.3 Population visée
2.4 Mise en œuvre de la situation d’apprentissage
2.5 Descriptif des deux expérimentations
3. Présentation et analyse des données
3.1 Présentation et premières analyses
3.2 Analyses
3.2.1 Du côté de l’enseignant : la question du pilotage
3.2.2 Du côté des élèves : la question des postures
3.2.3 Retour sur les hypothèses initiales
Conclusion
Bibliographie
Annexes

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