LE CYCLE DE VIE DES RÉSEAUX DE TRANSPORT
Dans la plupart des sources littéraires, l’évolution des réseaux routiers est étudiée dans le cadre d’une analyse prenant en compte l’usage du sol, l’activité économique et la demande en transport. Le cycle d’évolution dont il est question dans ce mémoire de doctorat est de nature très différente et se concentre plus sur la place de l’automobile comme moyen de transport par rapport aux autres modes.
La compétition entre les modes de transport
Historiquement, tous les réseaux de transport industriels se sont développés en suivant les quatre étapes du cycle de vie du produit (Introduction, Croissance, Maturité, Déclin). Ces quatre étapes sont précédées d’une phase de développement correspondant à l’innovation technologique initiale. Dans cette analyse, chaque nouveau mode de transport a comme caractéristique de permettre de voyager à plus grande vitesse que les modes précédents.
Cependant, parmi ces infrastructures, la route se détache clairement. En effet, tous les autres réseaux correspondent à un type de véhicule particulier. Cela n’est en apparence pas le cas de la route, qui peut supporter de nombreux types de véhicules. En outre, contrairement à certains autres réseaux, la route existait avant l’avènement de la révolution industrielle et dans les pays qui nous intéressent avant la naissance du chemin de fer. Malgré tout, cette exception de la route montre qu’un réseau est capable de se transformer et que c’est le véhicule et non l’infrastructure qui est le principal acteur de la succession des réseaux. Ce qui arrive aux dessertes ferroviaires en France, dans le cadre des trains à grande vitesse, est comparable à ce qui s’est passé avec l’automobile pour le réseau routier.
Cette vision des choses est très importante dans le cadre de ce doctorat, car nous allons tenter de démontrer que le même phénomène est en train de se produire dans les grands cœurs urbains, mais en sens contraire. Il ne s’agit pas de voir les réseaux comme des plates-formes sur lesquelles les véhicules sont adaptables mais, à l’inverse, de comprendre que ce sont les réseaux qui s’adaptent aux véhicules et que c’est donc sur ces derniers qu’il faut concentrer notre attention.
L’automobile comme produit industriel de mobilité
Dans le cas de la route, c’est l’infrastructure routière pour l’automobile qu’il faut considérer. Il faut opposer ce réseau à un réseau pour du transport mixte ou à une infrastructure pour les véhicules à traction animale. En tant que produit industriel, l’automobile suit les étapes du cycle de vie classique et sera remplacée par un produit plus rapide. Dans le cas des trajets interurbains aux États-Unis, le transport aérien a supplanté l’automobile. Dans le cadre urbain qui nous intéresse, d’autres modes de transport risquent de devenir plus compétitifs que l’automobile. La difficulté à percevoir ce raisonnement se situe dans le fait que l’automobile n’est en phase de déclin que pour certains types de déplacements, et dans des environnements où ils sont en concurrence avec des modes de transport plus efficaces (avion, métro…). L’autre difficulté est que les propriétés de la congestion routière font que les modes de transport les plus rapides peuvent tout à fait être des autobus, des bicyclettes ou de la marche à pied.
Évolution du réseau routier pour l’automobile
Les phases principales de l’évolution du réseau qui seront considérées dans ce mémoire de doctorat sont visibles :
► la phase qui précède l’introduction de l’automobile, phase qui va bien au-delà de la phase de développement du véhicule en raison de l’ancienneté du réseau ;
► la phase d’introduction, qui correspond à la phase initiale de commercialisation des automobiles. Le réseau doit s’y adapter, ce qui inclut le pavage des routes. Cet élément est nécessaire en raison des vitesses pratiquées et de la fragilité des véhicules ;
► la phase de croissance, qui correspond à l’équipement progressif de la majorité de la population. Cette phase était en général liée à l’essor intense du réseau routier et au développement de standards géométriques et de signalisation routière. L’augmentation des accidents de la route devient une préoccupation majeure ;
► la phase de maturité, où la démocratisation de l’automobile conduit à une augmentation de la congestion, car le développement du réseau reste insuffisant pour répondre à la demande de mobilité. Comme les distances des déplacements pendulaires se sont allongées, la congestion ne touche pas simplement les centres économiques actifs ;
► enfin, la phase de déclin, pendant laquelle les modes de transport ayant des capacités par voies plus importantes (autobus, vélo, marche à pied) remplacent l’hégémonie du mode automobile dans certains centres urbains. Ce remplacement est nécessairement limité spatialement, car ces modes de transport ne sont compétitifs que dans des environnements très congestionnés. La phase de déclin restera confinée à des conditions urbaines spécifiques.
LA CONTRAINTE DE CONGESTION DES RÉSEAUX ROUTIERS
L’absence de contrôle des institutions sur le niveau de trafic
La première contrainte sur le réseau vient du fait que, contrairement aux autres réseaux, le niveau de trafic n’est pas contrôlé par les institutions en charge du réseau. Les institutions doivent donc subir l’évolution du trafic. Elles ont le plus souvent comme mission de créer des conditions de déplacements sûrs, rapides et efficaces pour les usagers. Cette contrainte est encore renforcée par le fait que les conditions de circulation et la nature des déplacements sont très mal connues. Il existe bien des outils informatiques utilisés pour comprendre ces déplacements, mais les sources d’informations sont très éparses et non uniformes. Dans ces conditions, la prédiction concernant les besoins en infrastructure dans le présent et dans le futur est très imprécise. Cette imprécision est encore renforcée par le fait que l’usage du sol ne dépend pas ou peu des institutions en charge du réseau. Ces institutions vont donc concentrer une partie de leur action à limiter les possibilités de friction que peuvent déclencher les ondes de chocs qui sont à l’origine du basculement vers un état congestionné. En l’absence de prédictions fiables concernant le futur des conditions de circulation sur le réseau à long terme, les problèmes de congestion sont le plus souvent traités en deux étapes :
► en planifiant l’impact des grands projets (d’infrastructure ou d’usage du sol) ;
► en agissant sur les points de congestion existants.
L’automobile et les contraintes d’un trafic hétérogène
Des conditions de circulation hétérogènes sont des conditions de circulation dans lesquelles les différents véhicules ont des performances suffisamment différentes pour que cela ait un impact important sur l’écoulement du trafic . Ces conditions de circulation limitent la capacité du réseau pour le trafic automobile. L’automobile étant le produit de mobilité privilégié pour des raisons économiques, limiter la circulation des autres types de véhicules est une manière d’augmenter la capacité véhiculaire de l’infrastructure.
Cette hétérogénéité est encore aggravée à mesure que les automobiles roulent à grande vitesse. Dans ces conditions, les capacités cognitives des conducteurs rendent un trafic hétérogène accidentogène. À basse vitesse, les collisions sont plus facilement évitables et elles sont aussi moins graves. Comme la vitesse des déplacements est un enjeu important, les institutions en charge du réseau ont intérêt à promouvoir des environnements de conduite homogènes. Il est important de noter que dans certains pays d’Asie du Sud-Est, le trafic est principalement constitué de deux-roues motorisés. Le choix de l’automobile est donc un choix comme un autre ; c’est l’homogénéité des conditions de circulation qui est importante.
Dans ces conditions, toute institution en charge du réseau et concernée par les problèmes de capacité et d’accidents de la route a de bonnes chances de promouvoir des conditions de circulation homogènes. Seule une réduction dramatique de la vitesse permettrait des conditions de circulation hétérogènes sûres. Une telle réduction de vitesse se heurte cependant à un désir général de la population allant dans le sens contraire.
LA DEMANDE DE CAPACITÉ
L’automobile comme statut social
Dans le cadre de la demande de capacité pour améliorer les conditions de circulation automobile, il est important de reconnaître l’aspect de statut social attaché à la mobilité automobile. La possession d’une automobile est perçue par beaucoup comme une marque de statut social, y compris par les cadres des institutions en charge des réseaux et les politiciens. Dans beaucoup d’entreprises, les places de stationnement sont encore réservées en priorité aux cadres supérieurs. Dans les universités, le corps enseignant a encore la primauté sur les étudiants concernant les places de stationnement ; on pourrait citer bien d’autres exemples. L’idée que le temps d’un automobiliste est plus important que le temps du piéton qui veut traverser la route reste bien ancrée dans les mentalités et se retrouve dans les calculs économiques de planification de l’infrastructure.
Temps de parcours et perception de la congestion
Un autre élément générant une demande de capacité concerne les plaintes des citoyens face aux mauvaises conditions de circulation. En effet, la perception de la congestion est quelque chose de relatif aux conditions de circulation attendues par l’usager. Un automobiliste peut être très frustré lors d’un ralentissement de dix minutes pour la traversée d’un centre-ville rural, alors qu’un automobiliste parisien trouverait peut-être un tel ralentissement beaucoup moins frustrant.
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Table des matières
Introduction générale
I – CONTEXTE DE LA RECHERCHE
II – CONTEXTUALISATION THÉORIQUE
II-1 – CONTEXTE THÉORIQUE : LES RÉSEAUX COMME OBJETS TECHNIQUES
II-1-1 Le cycle de vie des réseaux de transport
II-1-2 La contrainte de congestion des réseaux routiers
II-1-3 La demande de capacité
II-2 – CONTEXTE THÉORIQUE : ADAPTATION DES ORGANISATIONS
II-2-1 Choix technologiques et organisations
II-2-2 Organisations, objectifs et structures
II-2-3 Bureaucratie, Nouveau Management Public et Gouvernance
II-2-4 Attentes vis-à-vis des organisations
II-3 – CONTEXTE THÉORIQUE : CONTEXTE LÉGAL ET ÉCONOMIQUE DU RÉSEAU
II-3-1 Le réseau routier comme bien public
II-3-2 Les multiples raisons d’intervenir sur le réseau
II-3-3 Mobilité urbaine et économies d’agglomération
II-3-4 Le respect du cadre légal d’intervention
II-4 – L’URBANISME : UNE AUTRE CONTRAINTE RÉGLEMENTAIRE
II-5 – HYPOTHÈSES CONCERNANT LES AXES DE DÉVELOPPEMENT DU RÉSEAU
Partie I – Développement du réseau routier automobile
INTRODUCTION DE LA PARTIE I
Chapitre 1 – Contexte historique et phase d’introduction
1 – LE RÉSEAU AVANT L’AUTOMOBILE
1-1 La hiérarchie fonctionnelle du réseau viaire
1-2 La congestion, un phénomène ancien
1-3 La concurrence du chemin de fer et du métro
1-4 Comparaison des situations française et britannique
2 – PHASE D’INTRODUCTION 1870-1914
2-1 L’espace francilien et la France : les touring clubs et l’initiative privée
2-2 L’espace londonien et le Royaume-Uni: des difficultés structurelles
CONCLUSION DU CHAPITRE 1 : COMPARAISON DES SITUATIONS FRANÇAISE ET BRITANNIQUE
Chapitre 2 – Phase de Croissance 1914-1960
1 – LE DÉVELOPPEMENT TECHNOLOGIQUE DE L’AUTOMOBILE
2 – L’IMPACT DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE
3 – L’ESPACE FRANCILIEN ET LA FRANCE
3-1 L’évolution de l’agglomération parisienne
3-2 La centralisation de la gestion du réseau
3-3 Le réseau supérieur artériel en Île-de-France
3-4 Les transports urbain en Île-de-France
3-5 Le système français
4 – L’ESPACE LONDONIEN ET LE ROYAUME-UNI
4-1 L’évolution de l’agglomération londonienne
4-2 La coordination de la gestion du réseau
4-3 Le réseau artériel en région londonienne
4-4 Les transports urbain en région londonienne
4-5 Le système britannique
CONCLUSION DU CHAPITRE 2 : COMPARAISON DES SITUATIONS FRANÇAISE ET BRITANNIQUE
Chapitre 3 – Phase de Maturité 1960-1990
1 – LE DÉVELOPPEMENT DE L’AUTOMOBILE ET DU RÉSEAU
1-1 La croissance automobile
1-2 Le changement d’usage du réseau routier
2 – L’ESPACE FRANCILIEN ET LA FRANCE
2-1 L’évolution de l’agglomération parisienne
2-2 La décentralisation et la Région Île-de-France
2-3 Le réseau artériel et autoroutier en région parisienne
2-4 Le réseau de transport urbain en région parisienne
2-5 Le système français
3 – L’ESPACE LONDONIEN ET LE ROYAUME-UNI
3-1 L’évolution de l’agglomération londonienne
3-2 Les techniques de planification d’infrastructure
3-3 Le réseau artériel et autoroutier en région londonienne
3-4 La gestion du réseau routier urbain en région londonienne
3-5 Le réseau de transport public en région londonienne
3-6 Le système britannique
CONCLUSION DU CHAPITRE 3 : COMPARAISON DES SITUATIONS FRANÇAISE ET BRITANNIQUE
CONCLUSION DE LA PARTIE I
Partie II – Le Déclin Partiel du réseau routier automobile : Fin du XXème début du XXIème siècle
INTRODUCTION DE LA PARTIE II
Chapitre 4 – L’Espace Francilien : de difficiles défis
1 – L’ÉVOLUTION DE L’AGGLOMÉRATION PARISIENNE
1-1 Une croissance démographique inégale
1-2 L’évolution du Contexte institutionnel en Région Île-de-France
1-3 Les nouveaux dispositifs législatifs et réglementaires
2 – LE RÉSEAU ARTÉRIEL ET AUTOROUTIER EN RÉGION PARISIENNE
2-1 Finir le réseau
2-2 Le bilan de la décentralisation du réseau pour les conseils généraux
2-3 Nouvelle hiérarchisation du réseau
2-4 Les nouveaux modes de régulation du réseau
3 – LE RÉSEAU DE TRANSPORT URBAIN EN RÉGION ÎLE-DE-FRANCE
3-1 Transformer le réseau
3-2 Les autres villes de banlieue et les PLD
3-3 Le réseau de transport en commun lourd
4 – L’ILE DE FRANCE À L’ÉPREUVE DU SYSTÈME FRANÇAIS
4-1 Continuité historique des confrontations
4-2 La transformation du mode de contrôle par l’État
4-3 Des principes de planification inadaptés
4-4 L’autonomie des collectivités territoriales
4-5 Le partage de la voirie entre les usagers
Chapitre 5 – L’Espace Londonien et la Greater London Authority
1 – L’ÉVOLUTION DE L’AGGLOMÉRATION LONDONIENNE
1-1 Une croissance démographique soutenue
1-2 La nouvelle situation institutionnelle dans le Grand Londres et ses implications en matière de transports
1-3 Les nouvelles méthodes de planification et les nouveaux outils
1-4 Le péage urbain de Londres
1-5 La stratégie du maire de Londres en matière de transport
2 – LE RÉSEAU ARTÉRIEL ET AUTOROUTIER EN RÉGION LONDONIENNE
2-1 La Highway Agency
2-2 Feux de circulation et nouvelle hiérarchisation du réseau
2-3 La chasse aux incidents sur le réseau
3 – AXES URBAINS, LES NOUVELLES TECHNIQUES D’AMÉNAGEMENT
3-1 Le « 2004 Traffic Management Act »
3-2 La grille de lecture spatiale
3-3 Un réseau financé par les développements privés
3-4 La mise en place du réseau cycliste
3-5 Le réseau de transports en commun lourds
4 – LE SYSTÈME BRITANNIQUE
CONCLUSION DE LA PARTIE II
Conclusion générale