Contexte de la recherche
La COVID-19 a été, pendant un temps, un basculement dans une nouvelle configuration du travail : télétravail généralisé, mise en évidence de « travailleurs de l’ombre », reconfiguration managériale ou encore reconsidération du sens trouvé dans le travail. Parallèlement, plus 600 chercheurs ont appelé à travers une pétition à démocratiser le travail, réponse aux enjeux et aux limites d’un capitalisme néolibéral (G. F. Davis, 2021 ; Wolff, 2012) :
Les travailleurs démontrent chaque jour qu’ils ne sont pas une simple « partie prenante » de l’entreprise parmi d’autres. Ils sont LA partie constituante, pourtant toujours trop souvent exclue du droit de participer au gouvernement de l’entreprise, monopolisé par les apporteurs en capital. Si l’on se demande sérieusement comment exprimer la reconnaissance des entreprises et de la société dans son ensemble envers les travailleurs, il faudra bien sûr aplatir la courbe des rémunérations et démarrer moins bas, mais ces seuls changements ne suffiront pas. De même qu’après la seconde guerre mondiale, on accorda le droit de vote aux femmes en reconnaissance de leur incontournable contribution, il est aujourd’hui devenu injustifiable de ne pas émanciper les investisseurs en travail en leur accordant la citoyenneté dans l’entreprise. C’est là un changement nécessaire.
Alors que Harley et Fleming (2021) soulignent qu’à peine 2,8% des articles publiés dans les meilleures revues internationales de sciences de gestion traitent de manière critique les grands enjeux contemporains (changement climatique, racisme, discrimination, inégalités, etc.), cette thèse souhaite participer à ce regard critique en questionnant le principe démocratique en entreprise. Elle cherche à analyser les conditions et les limites organisationnelles d’un projet de démocratisation de l’entreprise et de sa gestion. Ce projet de recherche part de fait de quatre constats identifiés qui en justifient l’intérêt managérial et scientifique.
Le crépuscule de la démocratie ?
Le Centre régional d’information des Nations unies soulève un constat inquiétant sur l’état des démocraties contemporaines : la COVID-19 a fragilisé les libertés fondamentales et le fonctionnement démocratique . Cette crise sanitaire a en effet conduit à un retrait des libertés civiles à une échelle inédite dans l’histoire contemporaine. Selon The Economist Intelligence Unit’s Democracy Index, à peu près 70% des pays ont vu leur score régresser.
Un peu plus tôt, le mouvement des Gilets jaunes avait illustré d’une autre façon une crise de la représentation et plus largement de la participation politique des citoyens. Grunberg (2019), propose ainsi une analogie dudit mouvement avec celui des Sans culottes : il est une remise en question et une critique du gouvernement représentatif. Bedock et al. (2020) quant à eux soulignent que les Gilets jaunes ont certes proposé une critique acerbe des organisations politiques contemporaines (partis politiques et syndicats en premier plan) mais ne revendiquent pour autant pas une sortie du système représentatif.
La crise de la représentation politique et de notre système démocratique demeure cependant un constat ancien (Cohendet, 2004 ; Rosanvallon, 2015) entre une «érosion de la démocratie de partis » (Manin et al., 2017, p. 72) et le rejet radical que suscite le système représentatif (Ogien & Laugier, 2014, p. 49). La crise et la critique de la démocratie sont de fait moins celles de la démocratie en soi que de son pendant représentatif. Ce dernier suscite de nombreuses critiques : distance par rapport aux principes politiques fondateurs, fossé entre gouvernants et gouvernés, disjonction entre droits formels et droits réels, distorsion de la logique de publicité, etc. (Gourgues et al., 2013).
Selon certains, cette approche exclusivement représentative de la démocratie participe à produire un discours et des pratiques antidémocratiques qui visent à survaloriser l’expertise d’administrateurs, de gestionnaires et d’élus face aux citoyens ordinaires considérés comme illégitimes quand il s’agit d’élaborer et de faire la chose publique. Cette pensée de l’antidémocratie vise à convaincre les citoyens de leur incapacité à diriger et de la nécessité d’une classe dirigeante politique distincte du « peuple » (Ogien, 2018). Alors que les régimes démocratiques représentatifs semblent depuis un siècle s’imposer comme les plus justes des régimes, les pays dans lesquels est née sa conception moderne sont traversés par des questionnements profonds, voire un rejet de leur fonctionnement et de leurs institutions politiques (Facal, 2007).
Ce désamour de la démocratie libérale représentative, voire sa mort (Levitsky & Ziblatt, 2018) ou sa fin (Runciman, 2019), conduit certains pays à préférer des mouvements autoritaires (Collombon & Mathieu, 2021). Cependant, face à la montée de l’« anti-démocratie » (Bozarslan, 2021), l’idéal démocratique tend à retrouver sa vigueur et son actualité dans les moments d’interrogation sociale et politique profonde (Graeber, 2018). Il faudrait ainsi revoir la conception moderne de la démocratie pour réinventer son cadre institutionnel (Mounk, 2018), voire engager le passage vers une nouvelle « civilisation démocratique » (Öcalan, 2020).
Pour ce faire, certains envisagent de repenser notre système économique tant les nouveaux pouvoirs de l’entreprise globalisée remettent en cause les équilibres et la division du pouvoir des démocraties contemporaines, phénomène accentué par l’explosion des inégalités (Piketty, 2013). En s’émancipant des régulations et des contrôles nationaux et en retirant leurs activités du débat politique, les « entreprises hyper-puissantes » (Lévêque, 2021) créent un nouvel ordre politique mondial «postdémocratique » (Crouch, 2013). Ces éléments participent à faire redécouvrir la pertinence de l’argument des « spillovers » (Pateman, 1970 ; Rothschild, 2009). Selon celui-ci l’approfondissement de la pratique démocratique ne peut se faire sans son extension dans la sphère du travail :
It seems to me scarcely open to doubt that a society with significantly greater equality in owning and controlling economic enterprises would produce profoundly greater equality than exists among Americans today (R. H. Dahl, 1985, p. 5‑6) .
Une crise de la pensée managériale
Face aux crises sociales, économiques et écologiques contemporaines, les retombées sur le travail sont importantes (Arborio, 2019) : identification du travail, flexibilisation et précarisation de l’emploi, montée du chômage, restructuration d’entreprises, etc. Cette situation contemporaine se matérialise par une augmentation et une diversification des pathologies, en particulier au travers des syndromes d’épuisement professionnel qui font aujourd’hui régulièrement les titres de revues professionnelles ou journalistiques : burn-out (Freudenberger, 1974), bore out (Bourion & Trebucq, 2011 ; Rothlin & Werder, 2007), job boredom (Harju et al., 2014), brown-out (Baumann, 2018) ou encore bullshit jobs (Graeber, 2018). Face à ce constat, le management est ainsi de plus en plus critiqué comme cause fondamentale.
La place prépondérante de la gestion et du management dans la production d’une souffrance au travail a depuis longtemps été soulignée par la littérature (Aubert et al., 2007 ; 1998, 2015 ; Gaulejac & Hanique, 2015 ; Linhart, 2011). Le management, par son caractère « quantophrénique » (Gaulejac, 2009), participe à une perte du contrôle de l’activité de travail et à produire des pratiques et des dispositifs désincarnés (Dujarier, 2017). Dans cette optique, Clot (2006) approche cette souffrance par le concept d’« activité empêchée » : l’organisation du travail et le management contemporains empêchent les travailleurs de s’épanouir par un collectif de travail et le déploiement d’un « bien-faire » dans leur activité de travail. Si la chaîne fordiste n’existe plus physiquement, elle survit à travers des processus et des outils de gestion notamment informatiques, une « chaîne invisible » (Durand, 2012). D’une rationalisation des processus et des machines, l’objet du management est relocalisé sur une rationalisation des hommes (Le Texier, 2016), d’une force de travail physique à une force de travail libidinale (Gaulejac, 2009).
Cette situation entre en écho avec la « faillite de la pensée managériale » (Dupuy, 2011). Alors que certains soulignent la fin de l’ère du management (Ludwig, 2001), d’autres proposent de construire un nouveau paradigme du travail post-managérial (Silva & Lacan, 2020).
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Table des matières
INTRODUCTION
0.1. Contexte de la recherche
0.1.1. Constat 1 : Le crépuscule de la démocratie ?
0.1.2. Constat 2 : Une crise de la pensée managériale
0.1.3. Constat 3 : Le renouveau de la démocratie en entreprise
0.1.4. Constat 4 : Une profusion de nouveaux modes de travail
0.2. Itinéraire de recherche
0.2.1. Repenser l’entreprise et la gestion
0.2.2. Le cas des entreprises de l’économie sociale et solidaire : la question de la concrétisation
0.2.3. La question démocratique
0.3. Présentation de la recherche
0.3.1. Un objet de recherche original et inexploré
0.3.2. Un double ancrage théorique pour une approche démocratique
0.4. Plan de la thèse
PREMIERE PARTIE : REVUE DE LITTERATURE
CHAPITRE 1 : LES ENTREPRISES DE L’ESS : DE L’IMPENSE A L’IMPLICITE MANAGERIAL
1.1. L’économie sociale et solidaire : retour d’un projet politique démocratique
1.1.1. Une réinscription de l’entreprise dans la société
1.1.2. La loi de 2014, entre concrétisation et indétermination démocratique
1.2. Un constat contemporain : banalisation, instrumentalisation et souffrances
1.3. La théorie de la dégénérescence : l’implicite managérial
1.3.1. Une lecture classique déterministe et déterminée
1.3.2. Une lecture nuancée
1.3.3. Un implicite managérial
1.4. L’impensé du projet organisationnel en ESS
1.4.1. Le projet utopique : émanciper le travail et le travailleur
1.4.2. L’institutionnalisation : une acceptation managériale
1.4.3. L’économie solidaire : un rendez-vous manqué ?
1.5. Vers un management social et solidaire ?
1.5.1. La question managériale et gestionnaire
1.5.2. L’impératif d’une organisation démocratique
1.6. Conclusion
CHAPITRE 2 : L’ENTREPRISE LIBEREE : LA FIN DE LA HIERARCHIE, UN RENOUVEAU DEMOCRATIQUE ?
2.1. Des pratiques et des modèles différenciés
2.1.1. La Form-F : de Peters à Getz
2.1.2. De la sociocratie à l’holacratie
2.2. L’entreprise libérée : un concept mobilisateur ?
2.3. Entre continuités et ruptures ?
2.4. Une littérature critique en cours
2.4.1. Une décentralisation du pouvoir pour un contrôle socialisé
2.4.2. Une recentralisation du pouvoir
2.4.3. Un modèle non-délibératif
2.4.4. Disciplinarisation et négation du pluralisme
2.4.5. L’impensé de la propriété et de la gouvernance d’entreprise
2.5. Conclusion
DEUXIEME PARTIE : CADRE THEORIQUE
CHAPITRE 3 : DEMOCRATISER L’ENTREPRISE ? ENJEUX ET CONTROVERSES
3.1. La démocratie en entreprise, un possible théorique
3.1.1. Retour sur la disjonction politique/économique
3.1.2. Déconstruire un réductionnisme
3.1.3. L’argument démocratique
3.2. La démocratisation en cours de l’entreprise
3.2.1. Retour sur les théories et expériences autogestionnaires
3.2.2. La démocratie industrielle
3.2.3. De la RSE à la société à mission
3.3. Conclusion
CHAPITRE 4 : LA DEMOCRATIE ENTRE COMMUN ET AGONISME
4.1. Le commun, un renouveau démocratique de l’entreprise
4.1.1. De la ressource commune à l’institution/organisation du commun
4.1.2. Le commun comme activité
4.1.3. Une force alternative, destituante et expérimentale
4.1.4. Un renouveau des sciences de gestion ?
4.2. Vers une approche agonistique de l’entreprise
4.2.1. Une critique des modèles rationnels et consensuels
4.2.2. Une approche diversifiée : une typologie des agonismes
4.2.3. Une ouverture agonistique des sciences de gestion
4.3. Conclusion
CONCLUSION