En enrichissant leurs répertoires comportementaux au fil de l’évolution, les primates, et l’homme en particulier, ont diminué leur dépendance vis-à-vis de l’environnement. De la fuite face au danger et la recherche de nourriture, dont sont capables les animaux pourvus d’un système nerveux contenant « à peine » une centaine de milliers de neurones, à la communication verbale et à la résolution de problèmes par l’être humain – grâce à ses quelques cent milliards de neurones –, l’évolution nerveuse et comportementale a permis davantage d’alternatives et donc de flexibilité. Lorsqu’augmentent les possibilités d’action, la sélection et l’établissement de priorités deviennent décisives. Un tel développement du répertoire d’actions implique ainsi non seulement l’augmentation des capacités attentionnelles et de coordination, mais aussi d’évaluation et de prise de décision. Choisir et planifier nos actions pour atteindre un but, les ajuster en tenant compte des éventuels changements de l’environnement, et maintenir ces informations jusqu’à la réalisation de l’objectif : autant de processus qui constituent le « contrôle exécutif » ou « cognitif». Cette capacité de contrôle de l’action nécessite l’intégration de plusieurs signaux, tels que les informations du monde extérieur, les représentions pertinentes pour l’action en cours et l’état somatique.
La récompense constitue un signal d’entrée particulièrement important pour le guidage de l’action. Relativement simple sur le plan conceptuel, les bases physiologiques de son traitement sont en partie élucidées – à l’inverse de la notion de contrôle exécutif qui admet plusieurs définitions et dont les mécanismes demeurent mal connus. Il est ainsi possible d’étudier l’influence de ce paramètre sur les processus de plus « haut niveau » du contrôle exécutif.
Mobiliser ses ressources : le contrôle exécutif et le cortex préfrontal
Le cortex préfrontal
Anatomie et connections
Situé à l’avant du lobe frontal, soit à l’avant des régions motrices et prémotrices (cf. figure I.1), le cortex préfrontal se caractérise par un développement tardif tant sur le plan phylogénétique, puisqu’il atteint sa taille relative maximale chez les primates, qu’ontogénétique. Sa myélinisation se poursuit en effet durant les premières années de vie de l’enfant et sa maturation dendritique et synaptique n’atteignent un niveau stable qu’à l’adolescence (Fuster, 1989 ; Fuster, 2002).
Cette région établit d’importantes connections réciproques avec des régions sous-corticales (diencéphale, mésencéphale et système limbique) ainsi qu’avec de nombreuses aires corticales sensorielles associatives (principalement somatiques, auditives et visuelles) (Fuster, 1989). Les différentes aires du cortex préfrontal sont en outre richement interconnectées. Cette importante innervation suggère que le cortex préfrontal constitue le cortex associatif du lobe frontal .
Plusieurs circuits (ou « boucles ») relient le cortex frontal aux ganglions de la base et au thalamus. Ils constituent le principal réseau impliqué dans l’activité motrice et le comportement chez l’humain. Dans le modèle proposé par Alexander et al. (résumé par la figure I.3), cinq circuits frontaux-subcorticaux parallèles prennent leur origine dans des régions distinctes du cortex frontal et projettent vers des régions striatales spécifiques de manière topographique (Alexander et al., 1990). Leur ségrégation serait maintenue à travers les ganglions de la base et le thalamus, bien qu’ils échangent des informations à différents niveaux de la hiérarchie (Haber, 2003). Chaque circuit projetterait à nouveau vers la portion du cortex frontal dont il est originaire via le thalamus, formant ainsi une boucle « fermée » (Alexander et al., 1990 ; Tekin et Cummings, 2002).
Ces circuits seraient divisés en deux circuits « moteurs », prenant leur origine dans l’aire motrice supplémentaire et l’aire oculomotrice (ou frontal eye field) et trois circuits « complexes » (c’est-à-dire, cognitifs ou comportementaux), rattachés au cortex préfrontal latéral/dorsolatéral, à la région orbitofrontale ou inférieure, et au cortex cingulaire antérieur ou préfrontal médial .
Les fonctions du cortex préfrontal
Associées à ces données anatomiques, les études d’imagerie cérébrale et de neuropsychologie chez l’homme et d’électrophysiologie chez le singe convergent sur un point au moins : la très grande variété des fonctions cognitives impliquant le cortex préfrontal. Des activations intéressant les mêmes sous-régions apparaissent communément dans les travaux d’imagerie cérébrale portant notamment sur la perception, le choix de la réponse, la récupération en mémoire, la résolution de problèmes ou encore le traitement du langage (activations dont le recouvrement est souligné par la méta-analyse réalisée par Duncan et Owen, 2000). De même, les enregistrements d’électrophysiologie chez le singe mesurent des réponses des neurones préfrontaux aux informations sensorielles, motrices, de récompense, aux délais, et à d’autres évènements saillants, ou pertinents pour la tâche en cours (voir par exemple les revues de Fuster, 1997 ; Miller et Cohen, 2001). C’est ce caractère de pertinence pour la tâche exécutée qui semble le mieux décrire les activités neuronales ainsi enregistrées (cette idée ayant inspiré le modèle proposé par Duncan, 2001, voir ci-dessous). On observe ainsi des neurones qui maintiennent leur réponse à un stimulus en dépit de l’interférence exercée par d’autres stimuli (Sakai et al., 2002), ou répondent spécifiquement à certaines associations apprises (par exemple, entre un son et une couleur, Fuster et al., 2000), à la règle à appliquer (par exemple, répondre lorsque deux items sont identiques ou lorsqu’ils sont différents, Asaad et al., 2000; Wallis et al., 2001), ou encore au niveau de progression dans une séquence comportementale (Procyk et al., 2000). Comme l’illustre la variété des « théories du cortex préfrontal » décrites plus loin dans cette introduction, les avancées sur le plan technique n’ont pas mis fin aux débats portant la spécialisation fonctionnelle des différentes sous-régions du cortex préfrontal. De grandes lignes de séparation fonctionnelle peuvent cependant être tracées à travers cette région : on distingue classiquement trois régions préfrontales principales, qui seraient liées à des fonctions cognitives et comportementales spécifiques (Masterman et Cummings, 1997 ; Tekin et Cummings, 2002).
Le cortex cingulaire antérieur (aires de Brodmann 24, 25 et 32) serait ainsi impliqué dans le contrôle des fonctions autonomes, l’initiation de la réponse, l’intention, l’inhibition, le traitement du conflit ou de l’erreur, et l’allocation des ressources cognitives (Bush et al., 2000 ; Holroyd et Coles, 2002 ; Botvinick et al., 2004). Le cortex orbitofrontal (aires de Brodmann 12 et 13) jouerait un rôle dans les fonctions nécessitant un contrôle frontal du système limbique telles que l’inhibition, le codage de la valeur motivationnelle d’un objet ou d’un stimulus, la prise de décisions et le contrôle de l’action basés sur la récompense, le contrôle de l’impulsion et des interférences, l’humeur, et la personnalité/le comportement social (Bechara et al., 2000; Rolls, 2000 ). Enfin, le cortex préfrontal latéral et en particulier dorsolatéral (aires de Brodmann 9 et 46) a été associé aux fonctions mises en jeu dans le contrôle exécutif telles que le changement de l’ensemble de représentations ou de règles en cours (set-shifting), la résolution de problèmes complexes, la récupération de souvenirs en mémoire à long terme, les stratégies d’organisation, et la mémoire de travail (Goldman-Rakic, 1987 ; Fuster, 2001 ; Watanabe et al., 2005).
Selon certains auteurs, cette région se serait développée à partir des régions motrices (situées dans la partie postérieure du lobe frontal), et serait apparue plus tardivement au cours de l’évolution des espèces que le cortex préfrontal ventral et médial (Banyas, 1999; Fuster, 2002).
Enfin, le cortex préfrontal partage avec les autres régions corticales un grand nombre de neurotransmetteurs et neuromodulateurs. On y trouve notamment des projections des systèmes noradrénergique, sérotoninergique (5-HT), dopaminergique, et cholinergique (ACh) ; il contient également du GABA, du glutamate, et des neuropeptides. Contrairement aux autres systèmes de neurotransmission, le système cortical dopaminergique intéresse principalement le lobe frontal, en particulier le cortex moteur et, dans une moindre mesure, le cortex préfrontal (Fuster, 1989). Des déficits de ce système seraient impliqués dans la schizophrénie et, via les noyaux gris centraux, dans la maladie de Parkinson et l’addiction aux drogues (voir section I.2) (Volkow et al., 1996 ; Di Chiara, 1999). Le cortex préfrontal serait donc engagé dans des fonctions cognitives aussi diverses que l’inhibition d’une réponse dominante, l’estimation de la durée, le maintien de l’attention, l’anticipation, la recherche en mémoire, le traitement de la récompense et de la punition, le développement et l’exécution d’un plan, le raisonnement, la prise de décision, l’attribution des ressources cognitives, le traitement de séquences d’évènements, l’adaptation à de nouvelles situations, le guidage du comportement et de la fluence, la conceptualisation. Les indices d’une organisation topographique et d’une certaine complémentarité de ces fonctions ont cependant motivé l’élaboration de modèles visant à unifier le fonctionnement du cortex préfrontal, en relation avec le contrôle exécutif. Le prochain chapitre décrit ces approches théoriques, qui s’inscrivent dans l’histoire des sciences cognitives.
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Table des matières
Introduction
Première partie
LE CONTROLE COGNITIF ET LA RECOMPENSE
I. Mobiliser ses ressources
le contrôle exécutif et le cortex préfrontal
I. 1. Le cortex préfrontal
Anatomie et connections
Les fonctions du cortex préfrontal
I. 2 L’effort conscient : modèles du contrôle exécutif
I. 2.1 Les précurseurs
I. 2.2 Les modèles actuels
I. 2.2.1 Le Soar de Newell & Simon (1972, 1987)
I. 2.2.2 Le modèle de Norman et Shallice (1980) : différents niveaux de contrôle
attentionnel
Observations empiriques
Imagerie cérébrale
I. 2.2.3 Fuster (1980, 1997) : l’ordonnancement temporel des opérations cognitives
I. 2.2.4 Goldman-Rakic (1987, 1995): des mémoires de travail « domaine spécifique»
Kimberg & Farah (1993) : des mémoires de travail multiples au contrôle de l’action
I. 2.2.5 Grafman (1989) : taille et niveau d’intégration des unités de représentation
I. 2.2.6 Koechlin (2003) : le modèle en cascade
Modèle du contrôle cognitif
Corrélats cérébraux : IRMf
Discussion
I. 2.2.7 Dehaene et Changeux (1998, 2000) : l’espace de travail global
Modèle de l’espace de travail
Simulations
Discussion
I. 2.2.8 Miller et Cohen (2001) : l’activation guidée
Une implémentation élémentaire
Discussion
Conclusion : les défis des modèles actuels du contrôle exécutif et du cortex préfrontal
II. L’apprentissage et la récompense : rôle de la dopamine
II. 1. Anatomie neurochimique et physiologie de la dopamine
Les circuits de la dopamine
Les projections de la dopamine dans le striatum
Les projections de la dopamine dans le cortex préfrontal
Les récepteurs de la dopamine
Conclusion
II. 2. Fonctions de la dopamine
II. 2.1. Rôle de la dopamine dans la motricité
Les mouvements simples
Les mouvements séquentiels
Quelles fonctions ?
II. 2.2. Rôle de la dopamine dans la récompense et l’apprentissage
Réponses cérébrales à la récompense
Anticipation de la récompense et apprentissage
Etudes chez l’animal
Etudes chez l’homme
Conclusion : rôles de la dopamine dans l’apprentissage
II. 2.3. Les autres fonctions de la dopamine au sein du striatum
Rôle de la dopamine dans les processus attentionnels
Rôle de la dopamine dans la prise de décision
II. 2.4. Rôle de la dopamine au sein du cortex préfrontal : la mémoire de travail
II.3. Conclusions
III. Objectifs de ce travail de thèse
Corrélats préfrontaux et sous-corticaux du contrôle exécutif et du traitement de la
récompense: Etude en IRMf
Rôle de la dopamine au sein du striatum dans le guidage de l’action par la récompense: Etude en TEP
Deuxième partie
ETUDES EXPERIMENTALES
I. Conception de la tâche
Modèle de résolution de la tâche.
II. Etude en Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle
Méthodologie IRMf
Dynamique de l’activité préfrontale et cingulaire durant une tâche de récompense et de déduction logique
Résumé
Introduction
Matériel et méthodes
Résultats
Données comportementales
Résultats en IRMf : différences entre recherche et routine
Activité cérébrale durant la découverte par hasard et par la déduction logique
Traitement du feed-back au cours des périodes de recherche
Conclusions
III. Etude en Tomographie par Emission de Positons
Résumé
Introduction
L’imagerie cérébrale par TEP de la libération de dopamine
Principe général d’acquisition des images en TEP
Mesure des variations de la concentration synaptique de dopamine endogène : principe de la
compétition et méthodes
Différentes méthodes
Etude en double examen : la mesure du « binding potential »
Etude en simple examen
Expérience 1 : étude en simple examen
Matériel et méthodes
Sujets
Paradigme expérimental
Simulations
Effets de la libération de dopamine
Effets de la variation du débit sanguin cérébral
Acquisition des images TEP
Analyses des données
Construction du modèle
Analyses statistiques
Résultats
Données comportementales
Résultats en TEP
Analyse des 90 minutes
Effets de la libération de dopamine
Effets du débit sanguin cérébral
Comparaison des effets de la libération de dopamine et du débit sanguin cérébral
Analyse des 60 minutes
Effets de la libération de dopamine
Effets du débit sanguin cérébral
Synthèse des résultats de l’étude en simple examen
Conclusions de l’étude TEP en simple examen
Expérience 2 : étude en double examen
Objectifs
Matériel et méthodes
Résultats
Données comportementales
Valeurs de BP dans les conditions de recherche et de routine
Corrélations avec les performances comportementales
Conclusions de l’étude TEP en double examen
Comparaison des deux études réalisées en TEP
Troisième partie
DISCUSSION ET PERSPECTIVES
Résultats obtenus en IRMf
Dynamique de l’activation cérébrale durant la recherche et la routine
Extraction de différents signaux de l’environnement
Résultats obtenus en TEP
Expérience en simple examen
Expérience en double examen
Apports des analyses de corrélations
Effet global de la tâche dans les deux paradigmes : considérations méthodologiques
Conclusion
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