Contexte de la recherche
La crise financière de 2008 a eu de graves conséquences sur l’état de santé des finances publiques à travers le monde (Khademian, 2011 ; Armingeon, 2012). Les plans de relance mis en place pour sauver le secteur bancaire ont nécessité un apport de liquidité important de la part des États et donc une dégradation rapide de leur endettement (OFCE, 2011 ; Armigeon, 2012). Mais au-delà de cette réponse à l’urgence, la crise a également entraîné une dégradation structurelle des finances nationales. En effet, le ralentissement économique a provoqué une baisse de revenus pour les États ainsi qu’une hausse des dépenses sociales destinées à compenser la dégradation de la situation des ménages (Armingeon, 2012). Les États se trouvent alors confrontés à un effet « ciseaux » caractérisé par deux phénomènes concomitants : une baisse de leurs ressources et une augmentation de leurs dépenses. Cela a tendance à creuser encore le déficit et fragiliser les finances publiques. Les États doivent alors mettre en place des démarches visant à rétablir leurs finances nationales. Celles-ci prennent souvent la forme de plan d’austérité (Raudla et al., 2015).
Si nombre d’États ont souffert de la crise et de ses conséquences, les gouvernements locaux n’ont pas été épargnés non plus. Un rapport du conseil de l’Europe publié en 2011 et intitulé « Local Government In Critical Times : Policies for Crisis, Recovery and a Sustainable Future » confirmait que les revenus des gouvernements locaux avaient baissé dans la plupart des pays européens. Ces baisses étant dues à la fois à la diminution de ressources issues de la fiscalité propre et à la réduction des concours des États. Parallèlement, comme autre conséquence de la crise économique, les gouvernements locaux ont vu leurs dépenses sociales augmenter. Ceux-ci ont alors été confrontés au même effet ciseaux que les États nationaux (l’augmentation du déficit de 9% dans les gouvernements locaux de la zone euro et de 14% dans ceux de l’Union européenne entre 2008 et 2010 témoigne de cette conjoncture [sources : chiffres Eurostat]). La dégradation de la situation financière des gouvernements locaux a indéniablement impacté les services publics locaux et nécessité le développement de « plans d’austérité locaux ». Plusieurs chercheurs ont mis ce phénomène en lumière : Raju (2014) dans les gouvernements locaux estoniens, Ladner et al. (2015) dans les communes suisses, Sørensen (2015) dans les municipalités danoises, Cepiku et al. (2015) dans les municipalités italiennes ou encore Overmans et al. (2016) dans les municipalités néerlandaises. Au niveau organisationnel, l’enjeu majeur est alors celui de la construction, de la mise en œuvre et du pilotage de ces stratégies et tactiques austéritaires. Dans les contributions traitant des entreprises privées, la question de la réduction des coûts a toujours été un objet prisé des chercheurs en contrôle de gestion (Mersereau, 2000 ; Deville et al., 2005 ; Rivière 2010). Concernant les organisations publiques, les études traitant des mécanismes de contrôle destinés au pilotage de l’austérité n’ont émergé que très récemment (Ahrens et Ferry, 2015 ; Bracci et al., 2015 ; Cohen et al., 2015 ; Hudges et Lapsley, 2016 ; Bardera et al., 2017). Cependant, ce phénomène reste assez peu étudié dans les gouvernements locaux (Guenoun et al., 2015 ; Van der Kolk et al. 2015 ; Dony, 2018). Il apparaît que les transformations que connaissent les organisations publiques en contexte austéritaire sont assez importantes et concernent assez largement leur pratique et outils de contrôle de gestion. Notre recherche s’inscrit donc dans un contexte où le contrôle et le pilotage des plans d’austérité locaux sont au cœur des préoccupations des collectivités territoriales et de leurs gouvernants.
De la crise des finances publiques au concept de management de l’austérité
Qu’est-ce que le contexte austéritaire change pour le pilotage des organisations publiques ? C’est autour de cette simple question que la présente recherche a émergé. Partie du sentiment « qu’il se passait quelque chose » dans un secteur public qui, comme nous l’avons présenté plus haut, était toujours parcouru par les ondes de chocs générées par le séisme de 2008. Les organisations publiques ont en effet transformé leurs modes de management pour faire face à la crise et restaurer leurs finances publiques. Ces transformations ont parfois pris un aspect conjoncturel et dramatique (comme en Grèce avec le programme Kalikratis initié en 2010 qui prévoyait une réduction drastique du nombre d’administrations locales et de fonctionnaires dans les îles) ; parfois plus discrètes et structurelles (comme par exemple dans l’administration des communes italiennes avec les réformes budgétaires et des normes comptables (Bracci et Steccoloni, 2015)). Quoiqu’il en soit, les organisations publiques se sont tournées vers un management de l’austérité (Overmans et Noordegraaf, 2014) et des transformations ont été faites et, bien souvent, ces évolutions se sont traduites par l’ajout, la modification ou le renforcement de pratiques et d’outils du contrôle de gestion (Bracci et Steccolini, 2015 ; Johansson et Siverbo, 2014). Ces éléments de contrôle spécifiques, déployés pour faire face à la crise, constituent la réponse austéritaire en matière de contrôle de l’organisation. Les collectivités territoriales françaises, passées brusquement de « l’âge d’or de la décentralisation » à la « crise des finances publiques », sont des illustrations exacerbées de ces transformations. Aussi, notre étude se consacre à l’étude de ces organisations.
Aussi disruptive qu’ait pu nous paraître la crise économique et financière de 2008 et ses conséquences, nombre de travaux antérieurs ont traité de la question des organisations publiques face à la crise. Ce pan de littérature, majoritairement anglo-saxon, a connu des résurgences passagères au gré des crises qui ont agité l’économie mondiale au cours du siècle dernier (Bozeman, 2010). Il a commencé à se structurer dans les années 70 autour d’auteurs emblématiques comme Charles H. Levine (1978, 1979 ; Levine et al., 1981). Organisé à l’origine autour du concept de cutback management, il est souvent désigné aujourd’hui sous l’appellation de management de l’austérité qui se définit comme suit : «des réponses exécutives et managériales visant à rétablir l’équilibre budgétaire, dans un contexte de demandes croissantes en services [publics] et d’attentes [politiques et publiques] en matière de performance organisationnelle. » (Overmans et Noordegraaf, 2014, p. 101). Ces contributions, qui portent sur la manière dont les organisations font face à une crise financière, sont utiles pour caractériser le contexte de notre étude. Mais au-delà, elles permettent également de faire émerger des éléments sur les pratiques et outils de contrôle mis en place dans le secteur public en temps de crise. Enfin, ce pan de littérature permet de comprendre la profonde imbrication entre les champs du management de l’austérité et du changement organisationnel. En effet, comme l’écrivait Levine dès 1979, le cutback management n’est pas un simple ajustement conjoncturel mais bien une transformation structurelle de l’organisation pour l’amener vers un fonctionnement plus économe : « le cutback management signifie la gestion du changement organisationnel vers des niveaux inférieurs de consommation de ressources et d’activité organisationnelle » (Levine, 1979, p. 180). Aussi, dans notre étude des évolutions du contrôle de gestion post-crise des collectivités territoriales, la littérature sur le management de l’austérité nous permettra de clarifier le contexte global des organisations étudiées et de comprendre les tenants et les aboutissants des éléments de contrôle développés en temps de crise.
Une approche “par les packages” du contrôle de gestion des collectivités territoriales
Le contrôle de gestion des organisations publiques a connu des transformations importantes sous l’impulsion du contexte de l’émergence d’un management de l’austérité. Or, ces évolutions n’ont pas été faites dans des environnements vierges ; pas plus qu’elles n’ont fait table rase des dispositifs de pilotage préexistants. Dès lors, il parait essentiel d’étudier les modifications du contrôle de gestion découlant d’un management de l’austérité dans un contexte organisationnel donné et en lien avec les autres pratiques et outils de contrôle. Pour cette raison, notre étude adopte une approche holistique du contrôle de gestion. Cela permet d’étudier la manière dont la réponse austéritaire est mise en place dans un « écosystème » de contrôle et la manière dont elle interagit avec les autres dispositifs de pilotage organisationnels.
De nombreux auteurs plaident pour une approche holistique du contrôle organisationnel (Otley, 1980 ; 2016 ; Hopwood, 2009 ; Malmi et Brown, 2008 ; Chenhall, 2003). Il apparaît également que les pratiques et outils de contrôle sont souvent nombreux, de diverses natures et forment rarement un ensemble organisé et cohérent. Le concept de package de contrôle de gestion rend compte de cette réalité : « le concept de package souligne le fait que différents systèmes sont souvent introduits par différents groupes d’intérêt à différents moments, de sorte que les contrôles dans leur ensemble ne devraient pas être définis de manière holistique comme un système unique, mais plutôt comme un ensemble de systèmes. » (Malmi et Brown, 2008, p. 291). Plusieurs contributions ont mis en lumière l’intérêt de l’approche par les packages dans les organisations publiques (Van der Kolk, 2019) où les réformes successives et les échéances électorales amènent souvent des évolutions discontinues et déstructurées des dispositifs de contrôle de gestion. Malmi et Brown (2008) proposent, à partir d’une riche revue de littérature, une typologie des différents types de contrôle que l’on peut retrouver dans une organisation : (a) les contrôles culturels, (b) les contrôles par la planification, (c) les contrôles cybernétiques, (d) les contrôles par les récompenses et les compensations et (e) les contrôles administratifs. Beaucoup de contributions portant sur la thématique du changement en contrôle de gestion insistent sur la nécessité de mobiliser des approches holistiques à même d’intégrer dans l’analyse des transformations la question des interactions entre les différentes formes de contrôle (Evans et Tucker, 2015 ; Kasurinen, 2002 ; Ezzamel et al., 2004). Aussi, notre étude aborde la question du contrôle de gestion des collectivités territoriales et plus particulièrement de son évolution en mobilisant une approche par les packages de contrôle.
La théorie du changement de Poole et Van de Ven (1995) comme trait d’union de la littérature portant sur le changement en contrôle de gestion
La thématique du changement en contrôle de gestion est un thème récurrent de la littérature. Elle a été traitée sous des angles théoriques variés. De nombreuses contributions de ce champ ont ainsi traité cette question en mobilisant des théories issues des sciences économiques et sociales telles que l’ancienne économie institutionnelle, l’approche néoinstitutionnelle, la théorie de l’acteur réseau et des objets frontières ou encore la théorie de la structuration. Quelques recherches, très minoritaires, utilisent explicitement des cadres d’analyse et des modèles issus des théories du changement. Cette diversité théorique permet de bénéficier d’un grand nombre d’éléments sur les causes, les freins et les mécanismes du changement en contrôle de gestion. Cependant, elle a également tendance à morceler cette connaissance en segments adossés à une école théorique donnée. L’approche théorique de Poole et Van de Ven développée au travers de leurs nombreux travaux (Van de Ven, 1992 ; Van de Ven et Poole, 1995 ; Poole et al., 2000) a été conçue pour passer au-delà des clivages théoriques en management du changement. Les auteurs expliquent que tout phénomène de changement suit un processus qui peut être interprété au regard de quatre grandes théories : (a) la théorie évolutionniste, (b) la théorie téléologique, (c) la théorie dialectique et (d) la théorie « cycle de vie ». Elles représentent des moteurs ou des logiques sous-jacentes qui se combinent dans le temps et à travers les systèmes pour mettre en mouvement une ou plusieurs entités organisationnelles. Notre étude reprend cette approche théorique pour construire une analyse holistique du changement processuel en contrôle de gestion. En cela, nous nous inscrivons dans la lignée des travaux de Teissier et Otley (2012) qui mobilisaient cette théorie pour interpréter le processus d’évolution des « contrôles techniques ». Ce cadre théorique nous permettra d’interpréter théoriquement le processus de transformation du package de contrôle des collectivités territoriales en contexte austéritaire en identifiant les grands moteurs qui guident cette dynamique. Avant cela, notre étude s’attachera à faire discuter cette approche théorique avec les contributions existantes et portant sur le changement en contrôle de gestion.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
CADRE THEORIQUE DE LA RECHERCHE
CHAPITRE 1 : POUR UN DEVELOPPEMENT DE LA THEORIE DU CHANGEMENT PROCESSUEL EN CONTROLE DE GESTION
SECTION 1 : LE POSITIONNEMENT DE L’ETUDE DANS LE CHAMP DU CHANGEMENT EN CONTROLE DE GESTION
SECTION 2 : POUR UN DEVELOPPEMENT DE LA THEORIE DU CHANGEMENT PROCESSUEL DE POOLE ET VAN DE VEN EN CONTROLE DE GESTION
CHAPITRE 2 : DU MANAGEMENT DE L’AUSTERITE AUX TRANSFORMATIONS DU PACKAGE DE CONTROLE DES COLLECTIVITES TERRITORIALES
SECTION 1 : DU MANAGEMENT DE L’AUSTERITE AU CHANGEMENT DU CONTROLE DE GESTION DES COLLECTIVITES TERRITORIALES
SECTION 2 : APPROCHE PAR LES PACKAGES DANS LE SECTEUR PUBLIC ET MOBILISATION DANS UN MODELE PROCESSUEL DE CHANGEMENT
RESULTATS ET INTERPRETATIONS
CHAPITRE 3 : METHODOLOGIE DE RECHERCHE
CHAPITRE 4 : RESULTATS DES ETUDES DE CAS
SECTION 1 : LE CAS DE SUD-VILLE
SECTION 2 : LE CAS D’OUEST-VILLE
SECTION 3 : LE CAS DE CENTRE-VILLE
SECTION 4 : LE CAS D’EST-VILLE
CHAPITRE 5 : COMPARAISON INTER-CAS ET DISCUSSION GENERALE
CHAPITRE 6 : CHAPITRE CONCLUSIF
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE