L’analyse réflexive de la pratique enseignante selon Perrenoud
Qu’est-ce que réfléchir sur sa pratique enseignante?
D’abord, avant d’expliquer ce que réfléchir sur sa pratique signifie, il est important de préciser que la « différence des points de vue sur la réflexion et sur son fonctionnement a donné lieu à des travaux qui ne permettent pas d’en comprendre pleinement la nature» (Beauchamp, 2012, p.21).
De plus, les auteurs ne semblent pas faire de distinction entre les expressions utilisées pour aborder la réflexion sur sa pratique. Ceci a donné lieu à plusieurs modélisations théoriques. Les auteurs s’intéressant au modèle du praticien réflexif utilisent diverses expressions telles que« pratique réflexive» (Lafortune, 2008; Legault, 2011; Marzano, 2012; Perrenoud, 2012a), «analyse réflexive» (Beaupré, 2014; MEQ, 2001), «réflexivité» (Vinatier, 2012), «habitus réflexif» (Perrenoud, 2012a). Selon Karsenti, Collin et Lepage (2012), ces expressions ne sont pas distinguées de façon consensuelle, mais celles-ci ne devraient pas non plus être considérées comme des synonymes.
Aussi, la démarche réflexive peut être décrite de façon différente d’un auteur à l’autre. À cet égard, Desjardins (2013) précise que certains auteurs la considèrent comme une activité de l’ordre d’un moyen dans laquelle la réflexion correspond à un processus d’analyse de sa pratique en vue de l’améliorer. Pour d’autres, comme Perrenoud (2012a), il s’agit d’un processus qui permet de développer une posture, un habitus, dans lequel la réflexion est vue comme une transformation identitaire et une finalité de la formation.
Pour les raisons énumérées ci-haut, nous tenons à justifier le fait que le présent rapport de recherche contient diverses expressions se rapportant à l’analyse réflexive, puisque les auteurs que nous citons n’utilisent pas toujours entre eux la même expression. Cependant, nous sommes consciente que nous devons nous positionner face à ce concept polysémique afin d’étudier notre problème de recherche avec une conception claire de ce qu’est l’analyse réflexive et aussi afin d’interpréter le problème sans équivoque. Tout comme Perrenoud (2012a), nous croyons que la démarche réflexive est un processus qui permet de développer et de transformer son habitus.
C’est ce qui nous a amené à conceptualiser notre problème de recherche selon la vision de ce dernier. Selon Perrenoud (2012a), la réflexion sur son habitus représente une condition essentielle
pour transformer sa pratique. L’habitus, qui est un concept central dans la sociologie de Bourdieu, nous a conduit à élaborer un cadre théorique dans lequel l’analyse réflexive est décrite comme une auto-socioanalyse. Celle-ci permet à l’individu de prendre conscience des déterminismes sociaux qui sont à l’origine de ses manières de penser et d’agir (voir le cadre théorique, chapitre 2).
Dans les paragraphes qui suivent, «la réflexion sur sa pratique» sera d’abord explicitée à l’aide de la théorie de la réflexion de Schôn (1994), théorie s’inscrivant dans le prolongement des travaux de Dewey (2004) sur la pensée réflexive, et s’articulant autour de la conception du « praticien réflexif». Par la suite, un portrait global de l’enseignant réflexif sera tracé.
La théorie de Schon
La pratique réflexive a grandement été influencée par Schôn (1994), selon qui l’agir professionnel se manifeste dans la pratique plutôt qu’à partir des savoirs qui produisent cet agir.
Autrement dit, le professionnel apprend à partir de sa pratique. Ainsi, les situations qu’il doit privilégier pour la réflexion sont celles dans lesquelles l’action, et non le savoir, joue un rôle central. Cet auteur suggère la possibilité d’améliorer ou de faire évoluer sa pratique professionnelle par la pratique réflexive, puisqu’elle permet à l’enseignant de prendre conscience de sa manière d’agir. Celui-ci décrit le processus de réflexion dans un cadre temporel qui renvoie à deux processus mentaux distincts : la réflexion dans l’action et la réflexion sur l’action. La réflexion dans l’action signifie «réfléchir en cours d’action». L’enseignant a régulièrement des décisions à prendre pour assurer un bon fonctionnement de la classe. Les décisions se prennent dans le feu de l’action, impliquant souvent des situations stressantes ou urgentes. Ces décisions se prennent de manière spontanée et visent à assurer la survie de 1′ enseignant. Quant à la réflexion sur l’action, celle-ci signifie «réfléchir après-coup», une fois l’action terminée. Cette réflexion permet à l’acteur de prendre distance par rapport à l’objet, c’est-à-dire par rapport à sa pratique, et de se demander pourquoi il a agi de la sorte. Par exemple, un enseignant tentera de comprendre pourquoi il a adopté un comportement agressif envers un ou une élève, et ce, afin de mettre en place des moyens qui lui permettront d’éviter que ce comportement se reproduise ultérieurement dans des circonstances semblables.
D’après Perrenoud (2012a), ces deux processus mentaux de la réflexion de Schôn dévoilent aussi une interdépendance. D’une part, la réflexion en cours d’action déclenche souvent la réflexion sur l’action, car« elle met en « réserve » des questions impossibles à traiter sur le vif, mais auxquelles le praticien se promet de revenir à « tête reposée »» (p. 31). D’autre part, il ajoute que la réflexion sur l’action permet d’apporter des changements sur la façon de réfléchir en cours d’action, d’une situation semblable à une autre. C’est cette relation de « cause à effet » qui permettrait à l’enseignant d’adopter une pratique enseignante plus éclairée, dite réflexive. Enfin, selon Desjardins (2013), la théorie de Schôn renvoie au fait que le professionnel apprend et développe une pratique réflexive« par l’action et dans l’action» .
L’enseignant réflexif
D’abord, l’enseignant réflexif correspond à celui qui est capable de prendre sa pratique professionnelle comme objet de réflexion, de l’analyser pour y repérer les failles et en mesurer la pertinence afin de l’améliorer (Romainville, 2002). Cette réflexion est suscitée par l’action professionnelle, c’est-à-dire par le désir de rendre sa pratique enseignante plus efficiente.
Selon La fortune (2008), il y a trois composantes associées à la pratique réflexive. La première concerne la réflexion sur sa pratique et l’analyse de celle-ci. D’abord, l’enseignant doit examiner les différents aspects de sa pratique professionnelle, c’est-à-dire examiner «ses actions (interventions, approches, stratégies, formations … ), ses compétences, [ses] habiletés, [ses] connaissances, [ses] attitudes, [ses] valeurs» (p. 113). Ensuite, il doit faire des liens entre ces aspects pour comprendre leurs manifestations, leurs causes et leurs conséquences, et ce, afin de cerner ceux qui entraînent des difficultés ou des réussites. Cet examen lui permet d’envisager les changements nécessaires à l’amélioration de sa pratique.
La deuxième composante exige de l’enseignant de poursuivre sa démarche réflexive en transposant ses apprentissages dans l’action et en faisant des retours sur les nouvelles expériences qui se déroulent dans sa pratique professionnelle. Pour réaliser ceci, les prises de conscience ainsi que les apprentissages suscités par l’analyse réflexive de sa pratique doivent se traduire en action : « Le passage à 1′ action est nécessaire pour montrer le niveau de réflexion et la pertinence de l’analyse» puisqu’il permet d’apporter des changements dans la pratique de l’enseignant (La fortune, 2008, p. 114). À 1 ‘opposé, les réflexions ne se traduisant pas en action sont dites superficielles, puisqu’elles n’apportent aucun changement dans la pratique du professionnel. Par exemple, un enseignant peut être conscient que le recours à telle stratégie pourrait améliorer son enseignement sans toutefois se donner les moyens de la mettre en pratique. Une fois le passage à l’action terminé, l’enseignant réalise un retour sur ses nouvelles expériences, c’est-à-dire qu’il effectue un retour sur les actions qu’il a posées. En fait, ceci correspond à ce que Schôn (1994) nomme «la réflexion sur l’action». À cet égard, Legault (2011) souligne que réfléchir à une situation vécue permet habituellement à l’enseignant de mieux comprendre ce qui s’est passé. De son côté, Pastré (20 12) parle plutôt de «réflexivité rétrospective ». La réflexivité rétrospective permet à l’enseignant d’analyser une situation de façon rationnelle, qu’elle soit problématique ou non, afin d’en comprendre les raisons. Les avantages de cette réflexion accomplie après-coup sont que 1 ‘enseignant peut revenir tranquillement, à tête reposée et avec une certaine distanciation, sur ce qui s’est passé en reconstituant 1’ enchainement des évènements, et ce, sans être soumis à la pression de l’action (Pastré, 2012). Cela permet à l’enseignant de faire des apprentissages et de les réinvestir dans ses actions.
Finalement, toujours selon Lafortune (2008), la troisième et dernière composante de la pratique réflexive exige de l’enseignant qu’il construise ou adapte son propre modèle de pratique, ce dernier évoluant au fil de son cheminement professionnel. Pour que celui-ci y parvienne, il doit : « 1) concevoir et élaborer une description et une explication de sa pratique; 2) présenter les aspects théoriques menant à des actions particulières; 3) s’inspirer de modèles existants et les adapter pour les réorganiser dans une représentation cohérente » (p.ll5). Les trois composantes associées à la pratique réflexive sont représentées dans la figure 1.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1- PROBLÉMATIQUE
1.1 Le contexte de l’arrivée de l’analyse réflexive dans les programmes en enseignement
1.2 Qu’est-ce que réfléchir sur sa pratique enseignante?
1.2.1 La théorie de Schôn
1.2.2 L’enseignant réflexif
1.3 Pourquoi réfléchir sur sa pratique enseignante?
1.4 La démarche réflexive :obstacles et résistances
1.5 L’analyse réflexive chez les enseignants débutants :une pratique systématique?
1.6 Quelques études empiriques sur l’analyse réflexive
1.6.1 Les instruments de pratique réflexive et leur utilité
1.6.2 Susciter la réflexion sur les pratiques par une communauté de pratique en ligne
1. 7 Question de recherche et objectifs
CHAPITRE 2- CADRE THÉORIQUE
2.1 L’analyse réflexive de la pratique enseignante selon Perrenoud
2.1.1 La pratique réflexive comme dispositif de formation pour favoriser la transformation
de l’habitus professionnel
2.1.2 Former ou construire l’habitus
2.1.3 Prise de conscience de l’habitus
2.2 La sociologie de Bourdieu
2.2.1 Définir le concept d’habitus
2.2.2 La relation entre 1 ‘habitus et le champ (ou habitus de classe)
2.2.3 Le capital symbolique
2.2.4 Le sens pratique
2.3 La démarche d’objectivation de la pratique
2.4 Hypothèse
CHAPITRE 3- MÉTHODOLOGIE
3.1 Recherche descriptive et exploratoire inscrite dans une démarche qualitative
3.2. Rapport de la chercheuse à l’objet d’étude
3.3. L’entrevue semi-dirigée
3.4 Échantillonnage
3.4.1 Le type d’échantillonnage choisi
3.4.2 Recrutement des participants
3.5 Les précautions éthiques
CHAPITRE 4- L’ANALYSE DES DONNÉES
4.1 L’analyse qualitative des données
4.2 L’analyse structurale et l’analyse situationnelle phénoménologique et structurale
4.2.1 La méthode structurale
4.2.2 La méthode situationnelle phénoménologique et structurale
4.3 L’interprétation des résultats à l’aide de l’analyse structurale
4.3.1 Le profil personnel général
4.3.2 Le profil de l’enseignant du secondaire
4.3.3 La formation académique
4.3.4 L’analyse réflexive en enseignement
4.3.5 L’habitus professionnel
4.3.6 Les questions en lien avec les propos de Perrenoud et Bourdieu
4.3.7 Modèle de base
4.4 Interprétation des résultats au moyen de la méthode situationnelle phénoménologique et
structurale
4.4.1 Le premier groupe : processus d’analyse de sa propre pratique professionnelle en vue
de 1′ améliorer
4.4.2 Le deuxième groupe : un processus d’analyse de sa personne par le retour sur soi
4.4.3 Retour sur l’hypothèse de départ
4. 5 Discussion sur les résultats
CONCLUSION
RÉFÉRENCES
ANNEXE A INSTRUMENT DE COLLECTE DE DONNÉES
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