Le consultant comme pédagogue idéologiquement marqué

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Le consultant face à l’invention dogmatique

La dimension marchande du Change chez Argon&Co : une position stratégique du consultant en conduite du changement.
Aux fondements du Change, il y a la logique marchande. Comme le souligne Michel Villette : « Pour conseiller, il faut être demandé, et pour être demandé, il faut être connu : la relation est première. L’expertise est seconde, c’est une condition pas toujours nécessaire et jamais suffisante »32. Argon&Co était traditionnellement connu pour ses solides capacités de modélisation et de diagnostics au sein des opérations et de la transformation de la chaîne logistique. Le cabinet continue de l’être aujourd’hui, il est une référence du secteur selon certaines revues33, gagne des prix34, est régulièrement sollicité pour des missions. Un changement majeur a pourtant eu lieu il y a quelques années, alors même que ses capacités étaient déjà reconnues : il y a eu la création du pôle Change.
C’est ce que nous dit E., directrice au sein de la Business Line depuis sa création, dans l’entretien que nous avons mené avec elle : « Yvan m’a recrutée parce qu’il était frustré, on faisait un diagnostic et après l’entreprise appelait un autre cabinet de conseil pour faire la mise en œuvre. […] mais les clients disaient : « non on vous voit pas là-dessus, vous êtes des experts, vous pensez c’est très bien, mais on vous voit pas comme des gens qui embarquent » »35. Bien que considérées apparemment comme compétentes sur le changement à mener, les équipes d’Argon&Co n’étaient pas appelées pour l’implémenter, car jugées incapables « d’embarquer » les équipes, donc de donner du sens, c’est-à-dire le porter en créant de l’adhésion et de l’engagement. Or, le cabinet souhaitait mener concrètement les projets.
Il y a donc eu un pôle Change, pour pallier cette frustration du président d’Argon&Co.
Les effets s’en sont ressentis, d’après E., et la part du chiffre d’affaires occupée par la transformation est passée de 40 à 60%. Or, une ou deux recrues sur une centaine de consultants explique difficilement un tel revirement. Le travail d’un seul individu n’a pas un tel impact, même s’il est directeur, dans un contexte où il y a une dizaine d’autres directeurs et presque autant de directeurs associés, donc des supérieurs hiérarchiques plus propices à générer du profit. S’il y a corrélation entre l’émergence de la conduite du changement en tant que pôle et les 20% de part relative gagnée par les missions de transformations, les compétences ne sont pas le seul élément explicatif.
Nous pouvons alors avancer que c’est l’étiquette Change qui vend, bien plus que les compétences Change en elle-même. Le pôle Change n’intervient d’ailleurs pas sur toutes les missions, car l’unité est trop petite pour cela. Cependant, le pôle existe, et cela peut être suffisant dans une perspective de confiance. Car, pour revenir à la citation précédente de Michel Villette36, la relation passe avant l’expertise, et, pour aller plus loin, la confiance passe avant l’expertise. Or, l’étiquette Change est un gage de confiance. Avoir des consultants spécialisés en conduite du changement, ça veut dire être capable « d’embarquer », quelles que soient les compétences réelles à la fois des spécialistes et des non-spécialistes qui étaient déjà là et auraient pu être mobilisés. La posture d’expert apparaît ici comme renforcée par un « label », voire légitimée par celui-ci.
Dans l’édito du huitième numéro de la revue d’idées d’Argon&Co Consulting ADD37, nommé « L’Humain, partenaire indispensable du succès de vos transformations », le président Yvan Salamon met indirectement l’accent dessus. En effet, il développe que les projets de transformation échouent une fois sur deux, ou du moins n’atteignent pas leurs objectifs. Il propose ensuite de porter un « regard neuf » sur ces transformations, afin de « préciser quelques éléments pour accélérer et pérenniser la transformation ». Quatre conseils sont donnés à cet usage, c’est-à-dire faire une transformation la plus rapide et durable possible : proposer une conduite du changement sur mesure, adaptée à la nature du changement, favoriser l’engagement des équipes, accompagner les managers, utiliser des outils novateurs, par exemple à travers les neurosciences.
Ce qu’on attend ici du consultant en conduite du changement – d’un point de vue stratégique, étant donné que la revue est adressée aux directions clientes principalement – c’est de révéler l’engouement, et d’en faire une force créatrice. Les termes employés sont assez éloquents à cet égard : « rechercher l’engagement des collaborateurs », « pour qu’ils [les managers] cultivent et maintiennent la motivation de leurs collaborateurs ». Ces deux tournures laissent entendre que les collaborateurs sont enthousiastes, engagés et motivés par le changement, même s’ils n’en ont pas initialement conscience.
Il est pourtant écrit en amont qu’une transformation sur deux se retrouvait appauvrie par rapport à ses objectifs initiaux, bien que la conduite du changement soit systématique. Qu’est-ce qui provoque l’échec, dans ces changements-là ? Visiblement, un kit d’outils « innovants et collaboratifs » est un atout, tandis qu’une conduite du changement trop standardisée présente un risque, car il faut construire la conduite du changement « en fonction de la nature du changement ». En synthèse, le consultant en Change doit avoir des méthodes et des outils innovants, à dimension presque scientifique, qu’il sait utiliser judicieusement pour pouvoir être pertinent face à des changements de différentes natures, afin d’embarquer des collaborateurs dont le potentiel de motivation, présenté comme existant par défaut, doit être révélé. Dès lors, les capacités de ce consultant ne sont pas communes et doivent avoir été prouvées au terme de la négociation commerciale. Le consultant en conduite du changement est expert, ou doit pouvoir le prétendre, car une conduite du changement sur deux ne fonctionne pas. La posture d’expertise est alors relative : il s’agit d’être davantage expert que ceux qui échouent, c’est-à-dire les acteurs d’un changement sur deux. Pour cela, on peut se démarquer verticalement avec des meilleurs outils, voire une meilleure compréhension des enjeux ; ou horizontalement, avec davantage de méthodes et d’outils. Ces deux axes semblent renforcés par la présence d’un label ou d’une étiquette, à l’instar d’un pôle dédié à l’intérieur
du cabinet.

Le consultant comme pédagogue idéologiquement marqué

La clé pour réussir un changement, selon les consultants, est d’expliquer le « Pourquoi ».
C’est l’élément le plus commun aux différents entretiens menés, qui revient systématiquement avec quelques légères variances. E. nous dit que « tu ne peux pas mener un changement si tu n’as pas expliqué en quoi il est nécessaire. Le « pourquoi », c’est la question de base. Il faut y répondre le plus vite possible »47. Elle l’oppose ainsi au « comment » qui doit intervenir dans un second temps. Elle déplore d’ailleurs que d’autres cabinets commencent par ce dernier, perdant ainsi rapidement les équipes dans la transformation. La clé de réussite de la mission étant les équipes, qui vont ou non accepter de porter le changement, il revient dans les discours qu’il ne faut pas les surprendre, et limiter au maximum l’opacité. Il conviendrait d’être transparent, en vue de les engager, d’où la réponse à la question « pourquoi ? ».
E. insiste d’ailleurs sur le fait que le cerveau fonctionne de cette manière, qu’il bloque s’il ne comprend pas, c’est d’ailleurs « la première question de l’enfant qui commence à parler ». Il s’agit donc d’être pédagogue, d’accompagner comme on accompagnerait un enfant qui pose une question. Le consultant, relais de la décision stratégique et habitué des changements dans d’autres entreprises, peut également se faire vulgarisateur. Il a une connaissance à diffuser auprès d’un public qui n’est pas nécessairement infantilisé, mais qui ne peux pas comprendre toute la portée du changement. S., directrice, cite dans son entretien48 le livre Start with the Why de Simon Sinek, valorisant à cet effet les enjeux de ce qui apparaît comme une connaissance objective.
L’entretien avec J., consultante junior, nous apporte une autre dimension : « Quand il y a un changement ou une transformation dans l’entreprise, l’élément essentiel pour que ça marche, c’est les gens. C’est eux qui vont la faire vivre cette transformation, pour la faire vivre et qu’ils y adhèrent il faut être sûr qu’ils la comprennent, qu’ils y adhèrent, qu’ils y participent. »49. La compréhension est une première étape vers l’adhésion et la participation.
Cet enchaînement peut paraître très naturel, mais il justifie cette méfiance vis-à-vis du « comment ». Commencer par le « comment » serait voué à l’échec, car cela endiguerait la participation des équipes. Une fois de plus, le consultant ne peut pas conduire seul le changement, il a besoin du soutien des équipes, et est chargé de créer les dispositions pour faire émerger ce soutien, il est donc davantage un « passeur ». Il transmet une connaissance pour que celle-ci puisse être mobilisée immédiatement par d’autres acteurs, futurs passeurs de l’information.
De plus, le processus même d’explication peut se heurter à des contradictions ou des résistances. C’est ce que relève K., consultante senior en dehors de la Business Line Transformation et Conduite du Changement : « Si le client dit qu’il n’a pas envie de changer parce que ça lui prend trop de temps, il y a 2 choses. Soit effectivement ça lui prend du temps, il faut essayer de minimiser le temps passé […] Et après l’autre possibilité, c’est qu’il n’ait pas compris l’enjeu »50. Cette approche inclut donc deux éléments : d’une part, il faut être prêt à simplifier le changement s’il n’est pas adapté, c’est-à-dire être capable de recevoir du feedback pendant l’implémentation du changement et de l’adapter ; d’autre part, il ne faudrait pas exclure que le consultant soit capable de plus de prospective sur le métier du collaborateur que le collaborateur lui-même, et donc qu’il y aurait une asymétrie d’information à déjouer. Le consultant aurait alors un rôle « d’enseignant », chargé de juger si la remarque est pertinente ou témoigne d’une incompréhension.
Cette asymétrie supposée, quelle que soit la forme et le rôle qu’elle prend, n’est pas nécessairement étayée dans la réalité. Cependant, elle apparaît suffisamment dans les discours pour introduire certains enjeux de la posture, à travers cette multitude de visages que peuvent revêtir les consultants. Est-ce que c’est le rôle de pédagogue, d’enseignant, de passeur ou de vulgarisateur qui est le plus une partie intégrante de la posture du consultant en conduite du changement ? En réalité, ces rôles semblent se distinguer et influencer la posture sur un sujet particulier : la propension à accueillir le feedback.
En effet, est-ce que le consultant est prêt à changer son plan, sa manière de voir la conduite du changement, selon les signaux renvoyés par les récepteurs, pour reprendre le schéma communicationnel cybernétique51 ? Au contraire, cherche-t-il à défendre le changement ? Le rôle de vulgarisateur par exemple, ou de passeur, n’implique pas un refus du feedback tandis qu’un rôle de pédagogue suppose une disparité très importante entre les compétences du consultant et celles de son public. Quelques éléments de réponse se trouvent dans les entretiens et la revue d’idées. S., directrice, défend par exemple que : « Ça peut arriver qu’on revienne sur la copie, mais chez nous la copie est généralement assez bonne »52. Le consultant estime avoir une vision plutôt claire de la prospective, ce qui revient également dans les autres entretiens.
Comme le souligne Michel Villette en étant un peu plus radical : « Pourtant, en pratique, la remise en cause du contrat initial est exceptionnelle. Ni les cadres subalternes de l’entreprise cliente, ni les consultants subalternes chargés de la mission n’osent remettre en cause un contrat conclu en haut lieu, entre dirigeants »53. Il y aurait alors un impératif de respect d’un contrat presque sacralisé et intouchable. Le consultant n’est pas toujours légitime
à remettre en cause le contrat ni le plan de changement, il se contente d’en être le médiateur. Ainsi, il y aurait des niveaux de légitimité avec le contrat tout en haut, le consultant au milieu et le public cible en-dessous.
En synthèse, la posture classique du consultant en pratique semble être davantage marquée par des rôles d’enseignant ou de pédagogue, car le feedback ne peut être reçu pleinement, dès lors qu’il remet en cause le contrat. Aspirer à une posture plus souple, se faire passeur plutôt qu’enseignant par exemple, supposerait de démystifier le contrat. Ainsi, le consultant resterait dans une posture de médiateur en cascade, ne pouvant remettre en cause ce qui vient du haut, mais en mesure d’assumer une forme d’ascendant vis-à-vis des équipes
opérationnelles.

Le consultant comme acteur de l’innovation, forcé de se renouveler

La résistance traditionnellement active pour la défense de la stabilité perdure, mais les consultants se sentent aujourd’hui confrontés à un nouveau type de défiance, plus passif, marqué par une lassitude et un désinvestissement de certaines équipes opérationnelles. C’est ce que nous dit notamment E., directrice, dans son entretien, à propos des entreprises habituées à changer, déjà soumises dans une certaine mesure à l’injonction au mouvement : « Je crois que les entreprises qui ont vécu d’autres changements, quelle que soit la nature du changement, je ne vais pas me répéter, subissent parfois un peu un effet d’épuisement, c’est- à-dire « oui on va faire des formations etc. » mais tout l’enjeu c’est de le faire différemment »62. Cet épuisement est donc directement lié à la multiplication des changements. Si ceux-ci ne sont plus différenciants, et moins marquants à l’échelle organisationnelle, il peut y avoir un désintérêt : pourquoi s’investir alors que ce changement n’est qu’une pièce d’un puzzle duquel nous n’arriverons pas à bout ? Il est difficile de se saisir de la mission de changement, du côté des équipes opérationnelles, parce que l’état B stable promis s’éloigne. L’invention que le consultant veut transformer en innovation n’est pas marquante.
L’enjeu se transforme alors : le consultant ne vise plus à récupérer l’énergie de la résistance traditionnelle pour la mettre au service du changement, car il n’y a pas d’énergie en face, ou du moins de synergie. Un outil des consultants de nombreux cabinets, dispensé également au sein des formations universitaires en management, est la « carte des partenaires ». Celle-ci vise à situer les individus touchés par un changement sur un graphique à deux axes, « antagonisme » et « synergie » justement, afin de développer des stratégies propres à chaque groupe. Ici, nous pourrions donc dire que la résistance n’est pas que le fruit des « opposants » et « irréductibles » mais plutôt qu’une grande partie du public cible tendrait vers les « passifs ». Les collaborateurs attendraient davantage que le changement se passe et se focaliseraient en priorité sur leur travail de tous les jours, le business as usual. Il est conseillé au consultant qui utilise cette méthodologie de s’appuyer sur les « alliés » – c’est la stratégie dite des alliés – soit principalement les « constructifs » et les « inconditionnels », afin de mobiliser les autres à terme. Cependant, dès lors que le changement n’est plus un enjeu majeur de la vie professionnelle des collaborateurs et que les profils deviennent passifs, ne serait-ce que du point de vue du consultant, la mobilisation devient plus difficile et la posture de ce dernier doit être adaptée.
De plus, cette déstabilisation multiple pose la question de l’identité, comme le souligne Yvon Pesqueux : « S’identifier au changement est impossible dans la mesure où ledit changement vient justement poser des problèmes d’identification »63. La mission de changement, achetée par les directions stratégiques clientes pour faire de l’invention une
innovation, se heurte au contexte organisationnel et la trajectoire de changement en cours. Si les changements sont nécessairement positifs, comme peuvent l’assumer les consultants dans leur posture, il faut les multiplier, mais cette même multiplication atténue leurs effets, jusqu’à en faire des dogmes rapidement abandonnés.

Une réorganisation forcée des cabinets pour les soutenir, tournée vers l’innovation

Des solutions envisageables pour faire face à cette critique à la fois du mouvement et de la posture du consultant qui le défend, les consultants peuvent faire le pari de l’innovation. E.
le note : « Ils [les collaborateurs] ont l’impression d’être sollicités de la même façon, donc tout l’enjeu est d’être innovant dans notre approche »66. Ce qui fait la plus-value de la Business Line au sein du cabinet, c’est sa capacité à générer de la confiance chez le client. Or, le contexte concurrentiel est fort aussi pour les cabinets de conseil, et si le consultant ne parvient plus à éveiller un intérêt particulier chez les équipes, qui justifie son coût, alors la partie conduite du changement sera transférée à l’avenir à d’autres cabinets. Dans cette perspective, il n’est pas possible de mener des dizaines de changements de la même façon, et la multiplication des changements au sein d’une même entreprise pose un nouveau défi au consultant Change : chercher de nouvelles méthodes et outils pour surmonter des résistances en évolution. La proposition de valeur de la Business Line doit alors être plus intéressante pour le client que celle des autres cabinets. Il s’agit de trouver de nouvelle façons d’expliquer le changement. Le changement ne serait pas appréhendé différemment en lui-même, mais présenté différemment. Cette volonté d’innover dans les « explications » du changement et la conduite du changement en tant que telle est souvent liée au numérique. Pour un client international spécialisé dans le commerce de minéraux, nous avons ainsi pu réaliser une vidéo d’animation
de deux minutes, présentant le projet et ses raisons dans les grandes lignes. En l’occurrence, la vidéo se découpait en sept scènes. La première présentait le passif de la mission et la raison d’être, à savoir « rendre l’entreprise plus orientée client ». La seconde présentait deux services qui allaient être impactés à travers deux personnages fictifs les représentant : Helena et Peter. Ces deux personnages étaient montrés ensuite face à leurs difficultés quotidiennes, les pain points à changer pour améliorer leur quotidien. Ces pain points amorçaient naturellement le besoin de changer. La quatrième scène présentait donc les solutions apportées par la mission, la « raison » du changement : « améliorer le service au client », « réduire les inefficacités internes » et « limiter les tâches sans valeur ajoutée pour nos employés ». Il est intéressant de voir que l’on a pris le point de vue des collaborateurs pour les pain points mais qu’on reconnaît par la suite que le changement est à destination des clients avant tout. Ensuite, le changement était accompagné d’un plan social et d’une réorganisation dans deux centres français, présentés dans un cinquième temps avec une vision globale des autres centres en Europe. Une sixième scène valorisait la simplification des process et de l’organisation, pour améliorer le service au client et la logistique. Enfin, pour conclure, la vidéo proposait la feuille de route et un message à l’attention des équipes, ce dernier indiquant que « l’on » compte sur eux pour faire de cette transformation un succès.
L’objectif est donc d’expliquer le changement et le justifier en le rendant simple, clair et intelligible par rapport à une documentation écrite plus détaillée et indigeste. Ce qui compte ici est donc le message, la narration et la façon dont l’outil va être percutant. Les séquences sont rythmées et le texte réduit au strict minimum. Il n’y a même pas de sous-titres, la vidéo a été traduite dans toutes les langues cibles. L’identification est visée à travers des personnages génériques censés représenter les membres des équipes opérationnelles impactés par le changement. Certaines dimensions du changement sont sous-entendues voire omises, comme les impacts de réorganisations sur les anciens pôles, qui laissent leurs places aux deux centres. Argon&Co propose donc un support de communication interne à destination de tous, pour remplacer, selon les dires de la manager en charge du projet (une directrice Change) une présentation d’une cinquantaine de slides.
Ce format vidéo, dès les premiers succès côté client, a été standardisé et vendu dans différentes missions. Il est devenu rapidement un des outils de l’offre en conduite du changement d’Argon&Co. De la même façon, l’approche scientifique par les neurosciences, qui fait émerger de nouveaux outils, est un argument dans différentes propositions commerciales. La Business Line a, plus généralement, une palette d’outils en constante évolution, notamment sur les outils digitaux. La formation à l’utilisation d’outils digitaux d’intelligence collective, à destination des consultants hors Change, répertorie une vingtaine de solutions numériques différentes pour cinq grands thèmes : faire une réunion virtuelle, une présentation interactive, etc. Parmi les projets internes développés durant l’alternance, plusieurs étaient directement des travaux de recherches sur un outil ou une méthode, afin de s’en saisir et de les mettre « au format Argon », c’est-à-dire aux couleurs de nos présentations, du template, et en synthétisant autant que possible le propos ou l’usage. Cette idée de format Argon traduit bien la quête quantitative de ressources méthodologiques.
Les cabinets cherchent donc à se mettre à jour en continu et à avoir une palette de méthodes aussi compétitive que possible, car la multiplication des changements au sein de certaines organisations appelle l’innovation technique, face aux résistances. Cela force le consultant à devenir lui-même « chercheur » en conduite du changement, « scientifique », pour développer de nouveaux supports de la transformation. Cette approche est stimulée entre autres par le besoin de combler la nature très discutable de certains changements menés. Présenter le changement avec des outils traditionnels ne convainc plus, il convient alors de surprendre. Pour citer quelques termes associés à l’imaginaire du changement et des projets, on visera des formations plus « dynamiques », des communications plus « efficaces », des outils de « co-construction » plus fluides, etc.
Cependant, il y a une forme d’abondance déraisonnée dans cette approche. La posture du consultant d’expert appelle à capable de fabriquer des solutions sur mesure à des problématiques sociales et culturelles, pas de fabriquer des outils sur mesure à même de porter efficacement des solutions moins ambitieuses, moins pertinentes pour les collaborateurs. Ce rôle de « marchand » de solutions innovantes quel que soit le contexte, même s’il s’accompagne d’une dimension de « chercheur » ou de « scientifique » dans le développement de ces solutions, semble peu conciliable avec les enjeux de la conduite du changement auprès des équipes opérationnelles.

La « maturité » au changement dans les discours du consultant et ses représentations de l’évolution continue

C’est considéré comme un fait, un acquis, qui n’est pas conscientisé par les publics les moins « matures » au changement : l’évolution continue existe. « Dans n’importe quelle entreprise, ceux qui sont matures par rapport à la conduite du changement, ils ne parlent même plus de changement. Ils parlent d’évolution permanente »72 nous dit S., directrice de la Business Line. De la même façon, E., directrice également, considère que « celles [les entreprises] qui ont connu des changements, elles ont des fonctions supports type RH qui sont un peu plus matures sur ces sujets-là ». Que revêt cette idée de maturité ? S’agit-il d’une compréhension des enjeux stratégiques qui se jouent ? S’agit-il d’une forme de sagesse, qui préserverait les publics de créer des résistances considérées comme immatures ? S’agit-il de compétences concrètes, utilisables d’un changement à l’autre ? D’après La boîte à outils de la conduite du changement et de la transformation73, la maturité au changement relève de la capacité à changer. Pour une entreprise, les auteurs reprennent les travaux de la chaire de l’Essec : il s’agira de savoir si elle a formalisé ses enjeux, construit des ressources, etc. Pour un individu, cela relèverait davantage donc de son autonomie dans le changement et dans son potentiel d’acceptation.
La littérature professionnelle se consacre donc elle aussi à évaluer et séparer (ainsi que donner des clés d’évaluation, des conseils et des recommandations) les « bons » élèves des « mauvais » élèves du changement. Le terme de maturité renvoie une fois de plus à la raison : les immatures aux changements ont une attitude enfantine, ignorante, tandis que le public mature est un public adulte, qui se comporte comme tel. Le consultant, dans cette perspective d’infantilisation, peut donc assumer son rôle de pédagogue, une fois de plus car le fait que le changement soit une pièce d’un puzzle de changements plus vastes est pour lui une connaissance objective. Ceux qui ne la détiennent pas n’ont pas compris et ne « raisonnent » pas, ils ont un rapport au changement peut-être trop émotionnel.
Pour autant, on retrouve moins cette idée de maturité au changement dans les discours des plus jeunes consultants, ici représentés par J. et K.. Dans son entretien, J., consultante junior, concède que « dans les cultures plus propices au changement, d’office il y a moins de résistance »74 mais elle ne porte pas de jugement de valeur aussi direct. Son propos rejoint d’ailleurs ce que nous avions dit plus tôt sur la typologie plus large de résistances traditionnelles que de nouvelles formes de résistances dues au mouvement, mais en omettant l’intensité évaluée dans l’enquête ADD. Les changements non-urgents, plus caractéristiques des entreprises qui ont l’habitude de changer, ont moins de succès. Pour revenir au rapport à la maturité au changement des consultants, l’évaluation elle-même peut porter à questionnement. Quelles sont les outils pour évaluer cette maturité et quels sont les niveaux de maturité ? Enfin, à quoi sert-elle ?
Dans le document présentant l’offre Change & Transformation, on retrouve plusieurs occurrences de la maturité au changement. Elle apparaît notamment au sein de deux outils. La méthode de communication « Food for thought » propose, parmi ses trois objectifs, de « permettre la maturité sur un sujet ». L’autre est le jeu autoportant « Questopoly » qui, sans facilitateur, transpose des messages clés dans un cadre plus ludique et offre la « possibilité pour le manager de s’appuyer sur le jeu pour faire passer des messages et comprendre la maturité de ses équipes vis-à-vis de la démarche ». Les vecteurs d’évaluation ou de quantification de cette thématique semblent donc assez flous. La maturité est évoquée d’autre fois à des fins utiles, c’est-à-dire qu’un des cinq « facteurs intangibles d’une transformation réussie » est l’adaptation de « la cible à l’organisation et à sa maturité ». On demande également au middle management d’être en mesure de piloter la montée en performance et en maturité.
Enfin, on promet à travers l’approche ADE75 d’évaluer cette montée en maturité. Le document de l’offre est à destination à la fois des clients – les directions – et des consultants. La maturité y est un thème important, mentionné à plusieurs reprises comme indispensable à penser dans le cadre d’une conduite de changement. Mais rien, pas même dans d’autres fichiers disponibles sur l’espace partagé du Change, riche en outils, ne présente concrètement comment s’en saisir. Il faut donc peut-être y voir ce que la partie sur l’ADE laissait entendre : on n’évalue pas la maturité, on évalue la montée en maturité. C’est-à-dire que le concept de maturité ne se comprend pas si ce n’est dans son mouvement. Il n’y a pas des stades de maturité au changement des individus, il n’y a que des équipes plus ou moins averties, que l’on veut faire évoluer, progresser, « monter » en maturité. C’est un concept essentiellement discursif.
La maturité est donc symptomatique d’une ambition de continuité dans l’évolution. Les outils et méthodes du consultant visent à emmener des équipes vers de plus en plus de « maturité » au changement, bien que les contours de celle-ci soient flous. L’idée de maturité renvoie au rôle de pédagogue, parfois infantilisant pour le public cible, qui traduit dans la posture une forme d’expertise revendiquée à l’évolution continue, au-delà de l’expertise destinée au changement en cours. Cependant, tout comme les contours, les limites de cette « montée en maturité » sont floues.

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Table des matières

Remerciements
Choix typographiques et rédactionnels – note liminaire
Introduction
I) Le consultant Change, garant de l’innovation
A) Le consultant face à l’invention dogmatique
B) Le consultant comme pédagogue idéologiquement marqué
C) Le consultant comme acteur de l’innovation, forcé de se renouveler
Conclusion intermédiaire
II) La difficile normalisation de l’évolution continue par les consultants
A) La « maturité » au changement dans les discours du consultant et ses représentations
de l’évolution continue B) Une asymétrie de connaissances entre consultant et public cible qui ne tend pas à être comblée
C) Une capitalisation et critique quasi-inexistante de cette tension
III) L’accompagnement de nouveaux ambassadeurs du changement en interne : le déclin de l’idéal-type de médiateur-expert
A) Le consultant à la recherche d’ambassadeurs face à la nouvelle valeur culturelle du projet pour les managers et équipes supports
B) La diffusion à grande vitesse du mode projet et de l’agilité par les consultants
C) Standardisation des méthodes et quête de la rentabilité du consultant en conduite du changement
Conclusion
Bibliographie

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