Cheminement de la thèse : de lʼactivité des consultants aux mutations du capitalisme
Le projet de cette thèse est d’investiguer les pratiques des consultants en management, les opérations concrètes par lesquelles ils s’engagent, aux côtés de leurs clients, dans les situations problématiques qui font le quotidien des organisations. La thèse est une monographie de la pratique des consultants dans un cabinet de conseil en management parisien que nous appelons ConsultCorp. En particulier, elle se penche sur les opérations de mise en valeur du service par les professionnels. Les données sur lesquelles repose cette étude empirique ont été collectées dans le cadre d’une observation participante de plus de deux ans et demi, au cours de laquelle nous avons exercé le métier de consultant.
« Bringing work back in »
Réintroduire l’étude détaillée du travail dans l’analyse des organisations est désormais une nécessité largement admise (Barley et Kunda 2001, Bidet 2011). Depuis les années 1970, les théoriciens des organisations se sont désintéressés des pratiques pour se focaliser sur l’étude des stratégies, des structures et des environnements de la firme, dans des travaux qui témoignent le plus souvent d’une grande spécialisation et d’un haut niveau d’abstraction. En conséquence, “both popular and academic attempts to come to grips with postbureaucratic organization are hampered, in part, by inadequate conceptions of work, and [that] until our images of work are updated, efforts at specifying postbureaucratic forms will continue to be seriously hampered” (Barley et Kunda 2001, p.77). Le tournant pratique (Schatzki et al. 2001, Whittington 2006) qui émerge dans la discipline pour combler cette lacune n’en est qu’à ses débuts et notre étude, en un sens, à pour volonté d’y contribuer. D’autres chercheurs nous ont précédés dans cette voie. Si la plupart a été une source d’inspiration profitable, deux nous ont influencés plus que les autres : Donald Schön et Alexandra Bidet. Ils ont en commun d’avoir cherché à comprendre, en particulier, les motifs et les formes de l’engagement des praticiens dans leur activité.
Schön (1983) ouvre ainsi son grand livre The Reflective Practitioner: how professionals think in action par la remarque suivante : “We are in need of inquiry into the epistemology of practice. What is the kind of knowing in which competent practitioners engage?” (Ibid. p.VIII). Contre le modèle de la rationalité technique dominant, son travail illustre la façon dont les professionnels, managers, architectes, planificateurs, psychothérapeutes, s’engagent dans des processus d’enquête et transforment les situations singulières auxquelles ils sont confrontés, en multipliant les opérations d’exploration, de cadrage, d’explicitation, de test, etc. Schön a consacré sa thèse de doctorat de philosophie, obtenue à Harvard dans les années 1950, à la théorie de l’enquête de Dewey ; son approche de la pratique est une application directe des concepts pragmatistes au travail des professionnels. Il souligne en particulier la dimension transactionnelle de la relation entre le praticien et la situation dans laquelle il intervient :
their [the professionals] hypothesis-testing activity is neither a self-fulfilling prophecy, which insures against the apprehension of disconfirming data, nor is it the neutral hypothesis testing of the method of controlled experiment, which call for the experimenter to avoid influencing the object of study and to embrace disconfirming data. The practice situation is neither clay to be modeled at will nor an independent, self-sufficient object of study from which the inquirer keeps his distance. The inquirer’s relation to this situation is transactional. He shapes the situation, but in conversation with it, so that his own models and appreciation are also shaped by the situation (Ibid., p.151).
Si la contribution de Schön est décisive, elle est aussi le reflet d’une époque. Finalement très cognitiviste, focalisée sur la résolution de problème, elle laisse peu d’espace aux mécanismes socioculturels, aux dispositifs sociotechniques qui façonnent l’engagement des individus dans leur travail. Sur ce point, la contribution d’Alexandra Bidet (2011) est éclairante. Nous lui sommes redevables à deux titres : d’abord, pour son exégèse et sa traduction des travaux de Dewey sur la formation des valeurs (Bidet et al. 2011) qui servent de cadre théorique (souple) à cette étude. Ensuite, parce que l’auteur s’inspire de sources intellectuelles variées (sociologie du travail, études sociotechniques, sociologie interactionniste) pour poser frontalement la question de l’engagement des individus dans leur activité. C’est le titre de son dernier ouvrage (Bidet 2011) : « L’engagement dans le travail : qu’est-ce que le vrai boulot ? ». Elle y mène une enquête ethnographique auprès des techniciens de la téléphonie et cherche à comprendre à la fois les transformations du travail à l’ère numérique, et la façon dont les professionnels font sens et composent avec ces transformations. « Dans une société postindustrielle, que l’on dénomme aussi parfois « société de la connaissance », « expérimentale » ou « réflexive » la question de la valeur et de l’utilité du travail n’occupe pas seulement le sociologue, l’économiste ou le politique. Elle hante le quotidien même des travailleurs : est-ce du vrai boulot ? » (Ibid. p.3) .
Pour l’auteur, l’engagement dans le travail est un « rapport opératoire au monde », une conjonction de ce qui importe aux personnes et des efforts constants qu’ils déploient pour conserver un équilibre dans leur relation au milieu. Il y a, dans le travail des individus, une normativité pratique que la sociologie à largement délaissée et qu’il est urgent d’investiguer : « à côté des phénomènes de statut, de prestige et de rivalité entre des segments professionnels, s’observe ainsi des valorisations émergeant du travail en train de se faire. Dans ces moments de félicité, les travailleurs inventent, ou réinventent, un accord avec leur activité de travail » (Ibid. p.9) .
Le conseil en management : une activité qui fascine
« Bringing work back in » ou pour le dire à la manière de Orr (1996) « telling the story of how the job gets done » s’avère particulièrement nécessaire dans le cas du conseil en management. Le culte du secret entretenu par certains cabinets nourrit la fascination du monde des affaires sur le métier et, il faut en tenir compte, une critique virulente et répandue à son endroit. Perçu de l’extérieur comme une activité tour à tour complexe, palpitante, exigeante, prétentieuse, proche des milieux financiers, omniprésente, sur le déclin, inutile, technique, chère, bidon, complexe, etc. le travail des consultants a besoin d’être expliqué. Le secteur affiche une croissance insolente ; il est le premier recruteur de diplômés des grandes écoles en France et pourtant il demeure une sorte d’interrogation sur le contenu et les enjeux du métier de consultant. Les professionnels eux-mêmes ont parfois des difficultés à se faire une idée claire et stabilisée de leur pratique et de sa « valeur ajoutée ». Les raisons de cette incertitude sont à chercher dans le contenu d’une activité relativement nouvelle, extrêmement variée, hybride, ductile, toujours singulière. L’avocat prête serment, porte une robe, s’appuie sur un code, plaide au tribunal, doit répondre devant un ordre et élire un bâtonnier. Le consultant n’a aucun appui de ce genre. Mais on aurait tort de faire de ces caractéristiques du métier des morceaux d’inconsistance. Au contraire, elles appellent à une étude détaillée des formes de savoir que les consultants mobilisent, des types de production qu’ils mettent en avant, des épreuves qu’ils rencontrent dans leur activité.
La fascination pour le conseil en management est accentuée par le dynamisme à toute épreuve que connaît la profession. Ainsi, le marché mondial du conseil en management est en croissance depuis le début du siècle avec des pics très significatifs dans les années 1980 et 1990 (Clark 1995, Kipping 1999, Kipping and Engwall 2002, Armbrüster 2006, McKenna 2006). Le Kennedy Consulting Research and Advisory Group indique que le chiffre d’affaire global du marché représente plus de 189 milliards de dollars dans le monde en 2012 (hors technologie de l’information et mise en œuvre ) contre seulement 5 milliards dans les années 1980. En France, selon le Syntec conseil en management, le chiffre d’affaire du marché a été multiplié par quatre ces quinze dernières années et avoisine aujourd’hui les trois milliards et demi de dollars. Portés par une telle croissance, les cabinets de conseil sont dorénavant solidement ancrés dans les directions générales et fonctionnelles des grands groupes et disposent d’une position de rayonnement incomparable. On note également que l’activité a tendance à se développer hors de ses marchés historiques, auprès de groupes de taille moyenne et d’institutions publiques. Par ailleurs, le conseil en management n’est plus, comme par le passé, contra-cyclique, mais épouse dorénavant la tendance de la conjoncture. On peut donc supposer qu’une mutation s’opère dans la façon de produire et de consommer le conseil, dont l’activité n’est plus circonscrite à des logiques temporaires et compensatoires. Le conseil en management est devenu, en moins de cinquante ans, une activité incontournable du monde économique contemporain dont l’influence s’étend sur toutes les sphères de la société (Power 1994, Villette 2003, McKenna 2006).
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
1. Cheminement de la thèse : de lʼactivité des consultants aux mutations du capitalisme
1.1. « Bringing work back in »
1.2. Le conseil en management : une activité qui fascine
1.3. Conseil en management et mutations du capitalisme
2. Formulation de la question de recherche : la mise en valeur du conseil en management
2.1. La « valeur travail » du conseil en management
2.2. La valeur de la prestation : une préoccupation pratique des acteurs
2.3. Une compréhension pragmatiste de la valeur comme activité de valuation
2.4. La mise en valeur du conseil en management
3. Structure de la thèse et contenu des chapitres
3.1. Premier chapitre : position du problème dans la littérature et cadre théorique
3.2. Second chapitre : méthodologie
3.3. Troisième chapitre : récit dʼune mission de conseil en management
3.4. Quatrième chapitre : la singularisation du service
3.5. Cinquième chapitre : la montée en compétence du consultant
3.6. Sixième chapitre : la production de lʼautorité du consultant
3.7. Septième chapitre : la présentation graphique du diagnostic
3.8. Huitième chapitre : le signalement de lʼactivité
4. Ambition intellectuelle de la thèse
CHAPITRE 1 ‒ POSITION DU PROBLEME DANS LA LITTERATURE ET CADRE THEORIQUE
1. Le problème de la valeur dans la littérature sur le conseil : une tension marquée
1.1. Une prestation de conseil en management ductile et silencieuse
1.2. Le management « bricolé »
1.3. Un marché dépourvu dʼappuis institutionnels
1.4. Deux approches opposées de la valeur du conseil dans la littérature
Les consultants comme business healers : lʼapproche fonctionnaliste
Les consultants comme professionnels de la persuasion : lʼapproche critique
2. Comprendre cette tension sous un angle pragmatiste : de la valeur à la mise en valeur du conseil en management
2.1. La théorie de la valuation de John Dewey
Les deux moments de la valuation
La valuation comme démarche située
Lʼindissociabilité des fins et des moyens dans les opérations de valuation
2.2. Eléments pour une sociologie pragmatiste de la valeur
Une coupure traditionnelle entre le registre économique et le registre moral de la valeur
Le fonctionnement des marchés : conventions de qualité et qualification des produits
Le travail de valorisation
2.3. La mise en valeur du conseil en management
CHAPITRE 2 ‒ METHODOLOGIE
1. Quelques remarques sur une approche pragmatiste de la recherche en sciences humaines
1.1. Validité scientifique de la méthode ethnographique
1.2. Sur lʼautoethnographie « analytique »
2. Design de la recherche
2.1. Contexte et conditions de recherche : la convention CIFRE
2.2. Accès au terrain et confidentialité
2.3. Sélection du matériel empirique
2.4. Collecte des données
2.5. Analyse des données et construction des hypothèses
2.6. Processus dʼécriture
2.7. « Reaching closure »
CHAPITRE 3 ‒ UNE IMMERSION DANS LʼACTIVITE : RECIT DʼUNE MISSION DE CONSEIL EN MANAGEMENT
1. Tractations commerciales et cadrage de la mission
1.1. Le client : Henri et le bureau projet
1.2. Tractations avant la mission : le choix du consultant
1.3. La négociation avec ConsultCorp et la rédaction de la « propale »
1.4. « Inutile de connaître le métier » : la rencontre avec le directeur général dʼENERGYCORP
1.5. La période de transition et la découverte du tableau de bord Horizon 2013
2. Lʼentrée dans le système-client
2.1. « Je compte sur toi pour prendre le leadership » : la rencontre avec Bridget
2.2. Lʼappropriation du contexte : les prestations dʼENERGYCORP
2.3. « Tu as trois jours pour te faire respecter »
2.4. Anecdotes sur le tutoiement
2.5. Se présenter aux internes : éléments de langage et positionnement
3. La réalisation de la mission : les projets significatifs
3.1. Le projet de tableau de bord prospectif
3.2. Le projet de réorganisation du groupe ENERGYCORP
3.3. Une organisation qui résiste à sa mise en indicateurs
3.4. « Sʼengager sur des chiffres »
3.5. Le projet de people review (PR)
Contexte
La première « passe » de PR avec les directeurs
La naissance de lʼOutil
Un appui formel pour circuler dans lʼorganisation
La présentation du projet PR aux IRP
3.6. Le projet dʼaudit métier
Contexte
Apprendre en explorant
4. Les enjeux de lʼactivité quotidienne
4.1. Tension entre clients et recadrage par le directeur général
4.2. États dʼâme de consultant
4.3. La gestion du quotidien
4.4. La constitution du plan de charge
4.5. La gestion des copil : suivi, coordination, reporting
4.6. « La tournée des popotes »
4.7. Les tâches centrales de la réorganisation : compilation de données et formalisation de supports189
5. La sortie de la mission
5.1. SIMM : une expertise politique
5.2. Des ajustements de circonstance
5.3. « Il faut assurer la continuité du bureau projet » : les stratégies de remplacement du consultant200
5.4. ConsultCorp et la qualification du besoin
5.5. La mission ENERGYCORP, succès ou échec ?
6. Conclusion : les enjeux de mise en valeur du conseil en management
CHAPITRE 4 ‒ LA SINGULARISATION DE LA PRESTATION
1. Introduction
2. Une description performative du service
3. Une conjoncture qui exacerbe le besoin de singularisation des cabinets
4. Un rôle central joué par les clients dans lʼajustement du service
5. Singulariser en « objectivant » : la segmentation du marché chez ConsultCorp
5.1. Créer un espace de calcul
5.2. Quatre modèles dʼaffaires pour le marché français du conseil en management
4.3. « Faire exister un territoire du milieu » : les enjeux de la segmentation chez ConsultCorp
6. Singulariser en « personnifiant » : une rencontre avec des acheteurs
7. Qualifier les prestations de ConsultCorp en sortant des dualismes du marché
8. Conclusion : la singularisation de la prestation comme opération de mise en valeur
CONCLUSION GENERALE