Le concept d’économie de l’attention

H. Simon: l’information consomme de l’attention

La paternité du concept d’ « économie de l’attention » est le plus souvent attribuée à Herbert Simon, bien qu’il ne le formule pas en ces termes. Prix Nobel d’économie en 1978, cet esprit universel s’intéresse particulièrement à la psychologie cognitive, aux enjeux de l’intelligence artificielle et au rôle et management des organisations.

La théorie de la rationalité limitée dans les entreprises 

Il développe la théorie de la rationalité limitée , selon laquelle les être humains, rationnels puisque capables d’expliquer et justifier leurs décisions, sont limités dans leurs raisons et raisonnement préalables. Et ce notamment par une impossibilité à prendre en compte l’ensemble des informations afférentes à une question donnée: « Chaque organisme humain vit dans un environnement qui produit des millions de bits de nouvelle information chaque seconde, mais le goulot d’étranglement de l’appareil de perception n’admet certainement pas plus de 1000 bits par seconde et probablement moins » écrit-il en 1959 [13, p. 273], à l’entrée dans « l’âge de l’information ».

Alors que les travaux de Fritz Machlup (1962) puis de Marc Porat (1977) font émerger le concept et les fondements de « l’économie de l’information », Herbert Simon postule encore en 1971 [14, p. 40-41]: « …in an information-rich world, the wealth of information means a dearth of something else: a scarcity of whatever it is that information consumes. What information consumes is rather obvious: it consumes the attention of its recipients. Hence a wealth of information creates a poverty of attention and a need to allocate that attention efficiently among the overabundance of information sources that might consume it. »

La « loi de l’information »
Jean-Michel Salaün [11] précise qu’Herbert Simon s’intéressait au champ spécifique de la rationalité limitée dans les organisations et met en garde contre une transposition directe de ce constat à l’analyse du marché ouvert. Alex Iskold [8] y voit cependant « the law of information » (la loi de l’information) – selon laquelle la croissance rapide de l’information engendre la rareté de l’attention – constitutive d’un « marché de l’attention » (« Attention Marketplace »).

L’attention prend une dimension économique: cette ressource, rendue rare par la surabondance d’information disponible, devient un enjeu du marché. C’est, selon Michael Goldhaber [4], avec la création d’Internet et du World Wide Web, le moteur d’une « nouvelle économie en réseau ».

M. Goldhabert: l’économie nouvelle repose sur l’attention 

Le concept d’économie de l’attention

Nous quittons l’ère industrielle pour entrer, selon Michael Goldhaber, non pas dans l’économie de l’information, mais dans l’économie de l’attention. Il distingue ainsi trois grands âges de l’économie [4] qui s’articulent autour de buts, d’acteurs et de manifestations spécifiques: l’âge de l’économie de l’attention succède à l’âge matérialiste de l’ère industrielle, qui aurait lui-même supplanté l’âge féodal .

L’attention est la ressource rare
Au motif que les sciences économiques ont pour enjeu l’étude et l’administration des biens et ressources rares, Michael Goldhaber [4] questionne l’expression d’ « économie de l’information » à l’heure du Net: « Information, however, would be an impossible basis for an economy, for one simple reason: economies are governed by what is scarce, and information, especially on the Net, is not only abundant, but overflowing. » A l’instar de Herbert Simon, il distingue que c’est l’attention qui devient la ressource rare, elle doit être au coeur de la nouvelle économie.

L’attention se déploie sur Internet
La nature particulière des biens informationnels numériques – en regard des biens de production matériels – et les nouvelles pratiques de diffusion, d’échange, de partage, d’appropriation collective de l’information induites par le Net transforment les mentalités et les modes de vie. Ce sont autant de paramètres à prendre en compte dans une nouvelle économie:  » We now have to think in wholly new economic terms, for we are entering an entirely new kind of economy … we are headed into what I call the attention economy. » .

L’attention fait sens
Les actes d’attention sont le moteur de la nouvelle économie, car ils sont le moyen de conférer du sens, et ainsi une existence, que ce soit à un être humain, une situation ou une information .

L’attention est un enjeu de valeur en soi
L’attention devient un enjeu de valeur et de désir en elle-même, en ce qu’elle est vectrice d’influence et de popularité, si désirables dans ce qu’il nomme « A Star-Focused World » [26]. L’attention est une valeur appelée, à terme, à remplacer l’argent, devenant à la fois enjeu et medium de la transaction: « Attention transactions, which already are far more numerous than monetary transactions will come to dominate even further. » .

Un fondement technique au concept d’économie de l’attention

Cette théorie, parfois qualifiée de « wishfull thinking » (voeu pieux) [21, BOULLIER, p. 233], est controversée par Rishab Aiyer Ghosh dès 1997; elle trouve cependant, dans l’analyse et proposition de Philippe Aigrain, un fondement technique.

« Economics is dead. Long live economics! »
Rishab Aiyer Ghosh rappelle en effet, dans un article écrit en réponse et intitulé « Economics is dead. Long live economics! », que l’expression « économie de l’information » ne s’entend pas au sens littéral: l’attention est (déjà) un paramètre pris en compte dans toute société, tout système économique; le principe de l’offre et de la demande s’applique à l’économie du numérique; l’argent, contrairement à l’attention, n’a pas de valeur intrinsèque, l’attention peut être monétisée mais peut difficilement devenir une monnaie.

L’attention peut devenir une valeur d’échange en s’appuyant sur une médiation technique
Philippe Aigrain [1] répond que l’attention portée étant la manifestation d’une « préférence », il y a bien là un marché à organiser:  » Possibility to manifest preference is a prerequisite of the emergence of economical value, it indicates that something like a market can be organised » .

Il s’agit de valoriser l’attention en l’intégrant au processus d’échange propre aux biens informationnels numériques: « Exchange value if not just a manifestation of some « intrinsic » value, it is the creation of a new entity through the organisation of a process. » Cela doit passer par une médiation technique, un medium par lequel l’attention peut être recherchée et/ou se manifester, qui doit prendre en compte les démarches de production, distribution, accès et perception des contenus, et s’appuyer sur les propriétés du web d’alors (web 1.0): accès proactif aux contenus, navigation via les hyperliens, structuration et indexation des contenus (recherchabilité), facilité de production et de publication des contenus. Ces modalités suggèrent un « continuum d’attention », qui doit s’étendre à l’ensemble des médias, « la possibilité de relier des contenus à d’autres médias étant une composante essentielle de l’attractivité du Web en tant que medium ».

L’évolution de l’Internet vers le web 2.0, son interconnexion avec l’ensemble des médias, l’utilisation croisée d’objets communiquant en situation de mobilité (à des fins personnelles et/ou professionnelles), la croissance exponentielle des volumes d’informations, qui nous font nous confronter à l’ « Information overload » (la surcharge d’information) et au « multitasking » (fait d’être multitâche), confirment ces préfigurations.

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Table des matières

Introduction
Première partie – L’économie de l’attention: un concept qui se renouvelle avec l’émergence du Web
1 Définition, pères fondateurs et concepts liés
1.1 H. Simon: l’information consomme de l’attention
1.2 M. Goldhabert: l’économie nouvelle repose sur l’attention
1.2.1 Le concept d’économie de l’attention
1.2.2 Un fondement technique au concept d’économie de l’attention
1.3 Information overload, Continuous Partial Attention et Multitasking
1.3.1 Information overload
1.3.2 Continuous Partial Attention ou Multitasking ?
1.3.3 Pour une écologie informationnelle
2 L’attention, attribut à manager
2.1 L’attention, au coeur du management de l’information
2.2 L’attention, au coeur du management dans l’entreprise
3 L’attention, au coeur des stratégies marketing
3.1 Le consommateur, pivot d’un mouvement pull/push
3.2 Attention … Action!
3.2.1 Captation, incitation, sélection
3.2.2 Préférence, mise en relation et recommandation – La longue traîne
3.2.3 Vente d’attention et profilage – Une économie de la publicité
3.3 Risques: Non respect de la vie privée – Concentration du marché
3.3.1 Pour un contrôle des données par l’Internaute: Attention Trust
3.3.2 Effet réseau, coût de migration, concentration
3.4 Régimes d’attention et mesure d’audience
3.4.1 Trois régimes d’attention: fidélisation, alerte, immersion
3.4.2 Quelles mesures de l’attention dans « le Second âge de l’économie de l’attention »?
3.4.3 Web explicite et Web implicite, supports des mesures de l’attention
Conclusion
Deuxième partie – L’économie de l’attention, au coeur d’une économie de l’accès
4 L’économie de l’attention, une captation du concept de l’économie de l’accès
4.1 L’économie de l’attention: une économie pilotée par le service aux usagers
4.1.1.1 Le double marché de l’économie de l’attention
4.1.1.2 Vers une « servicialisation » du bien informationnel
4.2 « Brouillages des modèles économiques et des questions d’accès »
4.2.1 Des modèles économiques qui se cherchent
4.2.2 Le rôle réaffirmé de l’intermédiation
4.2.3 Le « brouillage des questions d’accès »
4.3 Le libre accès, valeur ajoutée dans l’économie de l’attention
4.3.1 « Les barrières d’accès aux documents deviennent contre-productives »
4.3.2 Gratuit?
4.3.3 Biens publics et biens communs dans l’économie de l’attention
4.3.3.1 Entre économie du don et économie de marché
4.3.3.2 Le cas de l’Information scientifique et technique
5 L’Open Access dans l’économie de l’attention
5.1 Le Mouvement de l’Open Access
5.1.1 Définition: Gold et Green OA
5.1.2 Historique et acteurs
5.2 Les enjeux de l’Open Access
5.2.1 La diffusion des savoirs
5.2.2 La recomposition du paysage éditorial
5.2.3 Etre lu et cité … ou périr
5.3 Bibliothèques, Open Access et Economie de l’attention
5.3.1 L’engagement des bibliothèques dans le Mouvement de l’Open Access
5.3.1.1 Un engagement précoce motivé par des impératifs financiers
5.3.1.2 Green et/ou Gold Open Access?
5.3.2 L’Open Access dans la carte de l’attention des bibliothèques
Conclusion
Troisième partie – Le cas de Revues.org dans les bibliothèques universitaires
6 Quelle attention pour le Gold OA? Une enquête de terrain
6.1 Revues.org, plateforme de revues en libre accès
6.2 La mission: contexte, objectifs et méthodologie
6.2.1 Contexte et objectifs
6.2.2 Un ancrage quantitatif pour une enquête de terrain
7 Quels outils pour la mise en visibilité des ressources Open Access?
7.1 Des portails documentaires révélateurs de la politique documentaire
7.2 Une intégration volontaire des revues en libre accès dans les outils traditionnels de gestion documentaire
7.3 Une externalisation croissante des prestations de gestion documentaire
8 L’Open Access, un objet d’attention mineur des responsables des ressources électroniques au regard de leurs charges principales
8.1 Mission première: acquisition et gestion des abonnements
8.2 Un constat qui se vérifie particulièrement dans le cas de la question des statistiques d’usage
8.3 Un partenaire privilégié dans ce contexte: Couperin
9 S’inscrire dans l’économie de l’attention des BU et SCD
9.1 Identification des pratiques et des attentes
9.1.1 Sur les ressources électroniques en général
9.1.2 Sur les ressources Open Access en particulier
9.2 Le coût de l’économie de l’attention
Conclusion

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