Le concept de monde en parallèle de la critique de l’esthétisme moderne 

La question du monde à partir du sens de l’être

Mise en contexte : l’établissement de la question du sens de l’être et le lien avec le problème du monde

Notre propos s’institue à partir de la motivation générale de l’écriture d’Être et Temps, laquelle peut être résumée comme la nécessité de poser la question du sens de l’être. Bien que la démarche de notre réflexion se prête à la question du monde, il nous faut placer celle-ci dans son contexte. C’est la raison pour laquelle nous commencerons par exposer la démarche de Heidegger en commençant par saisir la nécessité de la question du sens de l’être.

Plus largement, l’intérêt de cette brève mise en contexte sera de montrer en quoi la question du monde s’insère à partir de ce qu’on peut comprendre comme la reformulation du sens de l’être. Cette introduction générale se situe donc à partir du paragraphe 1 « La nécessité d’une répétition expresse de la question de l’être » : c’est dans le propos de cette partie qu’on peut identifier en quoi la notion d’être souligne l’ambiguïté à laquelle elle se trouve rattachée. Les trois répétitions du terme être sont révélatrices de la difficulté à saisir le sens de l’être. En effet, Heidegger décrit la première répétition comme « concept universel », en tant que l’être est un terme dont la compréhension générale désigne tout ce que l’on comprend par ce terme. L’être compris comme « concept indéfinissable » peut être traduit par une incapacité à définir concrètement son statut, et cela même le différencie de l’étant : il y a une réelle aporie de la définition de l’être qui suppose, comme le précise Heidegger, la question, ou plutôt la reformulation de son sens.

Enfin, la troisième répétition de l’être caractérisée comme « concept évident » témoigne de la compréhension si évidente de l’être qu’elle ne fait même pas office de questionnement de ce terme. Ces répétitions ne font donc que mettre en lumière l’ambiguïté à déterminer le sens de l’être.

On ne peut uniquement souligner l’incapacité à saisir le sens de l’être, il faut déterminer ce que le sens de l’être signifie lui-même, dans le contexte d’Être et Temps. Pour ce faire, on pourrait relever les termes démonstratifs de la démarche de Heidegger : le questionner, le chercher, et le demander. C’est dans le paragraphe 2 qu’on peut comprendre le sens de ces termes de la manière suivante: « Le questionné de la question à élaborer est l’être : ce qui détermine l’étant comme étant, ce par rapport à quoi l’étant, de quelque manière qu’il soit élucidé, est toujours déjà compris. L’être de l’étant n’« est » pas lui-même un étant ». Heidegger souligne ici une certaine confusion de l’être et de l’étant. On pourrait mettre en lien une telle confusion avec la position de Heidegger au sujet de la métaphysique, qu’on ne pourrait bien évidemment pas saisir dans sa globalité ici, mais on peut au moins souligner le lien entre le problème de l’être et un certain oubli de la métaphysique. Ce n’est en aucun cas par ce court résumé qu’on aura pu recueillir l’entièreté de l’élaboration de la question du sens de l’être, mais cette brève mise en contexte nous aura permis de nous rapprocher un peu plus de la notion heideggérienne de l’être. La démarche du philosophe semble s’instituer comme une ontologie de l’être, ce qui laisse à comprendre un refus d’une réflexion métaphysique sur l’être.

Attention cependant à ne pas confondre l’ontologie heideggérienne dans Être et Temps avec l’ontologie au sens traditionnelle comme science de l’être : en effet, Heidegger précise que « L’ontologie n’est possible que comme phénoménologie ». Sans pouvoir retranscrire l’élaboration de la méthode phénoménologique que présente Heidegger, on peut néanmoins retenir que l’élaboration de la question du sens de l’être nécessite une méthode phénoménologique qui se caractérise par le rejet de tout présupposé ; plus précisément, le refus de la caractérisation de l’être comme sujet phénoménologique. Sur ce point, le sens de l’être se précise un peu plus en ce sens où il se distingue rapidement de la notion de subjectivité.

Si ce qui est visé, dans le questionner, est l’être de l’étant, cet être est caractérisé par le terme Dasein qui permet de constater plus fortement la distinction entre être humain et Dasein. L’intervention de ce terme permet, par la même occasion, de mieux comprendre en quoi la démarche de Heidegger, dans son ouvrage de 1927, se situe comme une déconstruction de la notion traditionnelle de l’être, et surtout de sa compréhension. En tant qu’être de l’étant, le Dasein se différencie de la notion d’étant. Pour comprendre la distinction entre les deux notions, on pourrait considérer que l’étant est ce qui apparaît, tandis que l’être de l’étant n’apparaît pas : à ce sujet, la méthode phénoménologique entreprise par Heidegger se porte sur la notion d’apparence comme ce qui n’apparaît pas. Pourquoi Heidegger choisit-il le terme de Dasein ? Puisqu’il semble représenter l’être de l’étant, à savoir ce qui n’apparaît pas explicitement, le terme de Dasein permet d’aborder la notion d’être sans tomber dans la notion d’être humain : le Dasein n’est pas seulement un terme nouveau, mais en désignant l’être de l’étant, il se présente comme une définition déjà plus complète de l’être en ce qu’il désigne à la fois l’être humain ainsi que l’être de cet étant. Plus précisément, de quoi se compose le sens du terme Dasein?

En décomposant ce terme, on s’aperçoit que la traduction française divise le mot en deux termes : Da ; signifie proprement là, tandis que sein renvoie au verbe être. Pour autant, bien que la traduction française de ce terme permette de rendre compte de ce dont il se compose, celle-ci peut néanmoins nous induire en erreur puisque l’adverbe là ne doit pas être compris comme un complément circonstanciel de lieu. Bien au contraire, la transcription du mot Dasein comme être-là auquel renvoie la traduction française ne permet pas d’être fidèle au sens allemand : Da renvoie à l’ouverture à laquelle est rattachée le terme être8, au sens de « l’ek-sistence » du Dasein comme ouverture. Quand bien même la mise en contexte de la démarche d’ Être et Temps n’aura pas pu être explicitée dans son entièreté, cette brève introduction générale nous aura permis néanmoins de saisir la nécessité, pour Heidegger, de repenser le sens de l’être par, entre autres, l’intervention du Dasein dont l’enjeu fait signe vers un nouveau tournant. Cependant, comme le propos de notre réflexion est centré sur la question du monde chez Heidegger, il paraît difficile, jusqu’ici, de saisir le lien entre la question du sens de l’être et le monde chez Heidegger. Pourtant, il semble que ce soit à partir de la reformulation de l’être de l’étant comme Dasein qu’on peut saisir l’origine d’un tel lien, lequel doit être explicité. En effet, si la question du monde ne semble pas être manifeste, on aura l’occasion de constater qu’elle est sous-jacente à celle de l’être.

En effet, le souci de mener à une définition ontologique du monde se confronte au risque de tomber dans une définition ontique de celui-ci si l’on définit ce concept par les choses qui demeurent dans le monde, car par cela la nature du monde lui-même nous échappe. En partant de l’idée selon laquelle le monde est un caractère existential du Dasein, il est possible de saisir en quoi c’est à partir de la question du sens de l’être que se révèle la problématique du monde. L’analyse de Biemel, dans son oeuvre Le concept de monde chez Heidegger, nécessite une attention particulière car la partie intitulée Le problème du monde met en lumière le lien entre la question du monde et la démarche d’Heidegger, qu’on a pu expliciter brièvement à partir de la découverte du sens du mot Dasein, et qui semble s’orienter par l’analyse dite « existentiale ».

De l’impossibilité d’isoler la question du monde de la question de l’être

L’explicitation du lien entre la question de l’être et la question du monde, dans le cadre de la réflexion d’Être et Temps, implique de se pencher sur la notion d’ouverture présente dans la traduction originale du Dasein. En effet, puisque le Dasein s’éloigne radicalement d’une conception de l’être au sens d’un sujet philosophique, l’ouverture à laquelle fait référence l’être de l’étant peut être interprétée comme une ouverture de l’être sur lui-même : comme le Dasein est l’être que nous sommes à chaque fois, la nécessité de repenser le sens de l’être exprime la tendance de l’être à s’interroger sur lui-même. S’il y a un lien entre la question du monde et celle de l’être en tant que Dasein, on peut mettre en lumière ce point. En ce sens, l’analytique existentiale du Dasein s’élargit au monde puisque Heidegger interroge la condition ontologique d’un tel lien entre l’être et le monde. Pour préciser ce point, il paraît nécessaire de se pencher sur la manière dont la question du monde est abordée par Heidegger, dans Être et Temps.

En premier lieu, on ne peut qu’appréhender la question du monde, en raison de l’approche ontologique de l’être comme Dasein : en effet, si le concept de Dasein dépasse la signification de l’être humain en ce qu’il désigne à la fois l’étant et l’être de cet étant, annihilant (ou du moins dépassant) la dimension biologique, psychologique de l’être : on ne saurait appréhender le monde comme l’objet d’un sujet10. Comment aborder la question du monde si l’être de l’étant ne figure pas, dans la pensée de Heidegger, comme un sujet ? Ce premier point, encore très vague et restant à préciser, permet néanmoins de saisir l’enjeu autour de la question du monde. De cette manière, reportons-nous au chapitre premier intitulé « Le problème du monde ».

Avant de se concentrer sur l’abord de l’analytique existentiale du Dasein en rapport avec sa constitution fondamentale, ce qu’il nous faudra évidemment éclaircir, il paraît nécessaire de commencer par décrire ce qu’on doit entendre, dans la pensée heideggérienne, par monde. Autrement dit, l’enjeu est de saisir à quel problème renvoie la question du monde. On peut commencer par relever la distinction entre la nature et le monde. Plus précisément, Biemel souligne une première caractérisation ontique du monde :

La réponse la plus immédiate, mais aussi la plus insuffisante, au problème de la nature du monde, est celle qui commence par énumérer ce qu’il y a dans le monde. Des animaux, des plantes, des objets, etc. Même si nous réussissons à décrire de la façon la plus complète les différentes espèces d’étants intra-mondains, nous n’arriverons jamais, par ce moyen, à saisir le monde comme tel, mais seulement ce qu’il y a « dans » le monde11. Puisque l’objet de notre démarche vise le monde comme tel, celle-ci doit nécessairement s’éloigner d’une description ontique du monde : cette indication semble préciser un peu mieux la caractérisation du monde en contraste avec la nature (cette dernière étant saisie ici comme ce qui renvoie à une description ontique du monde ; à savoir les étants dits intramondains).

Cependant, cette première caractérisation du monde implique le problème suivant : si le monde comme tel ne se rapporte pas à une définition ontique ; autrement dit, si le monde n’est pas la nature, à quoi se rapporte le monde comme tel désigné ainsi par Biemel ? Par la suite, l’auteur indique que la structure du monde ne peut être comprise que par le biais de l’existence humaine :

Heidegger veut exprimer d’abord que l’interrogation ne s’arrête pas à une description du monde mais tend à dégager la structure essentielle (l’être) ; fondamental de cette philosophie, que la « vie » elle-même n’y est point prise comme problème ontologique en tant que mode d’être déterminé », Heidegger, Martin, Être et Temps, p. 57 11 Biemel, Walter, Le concept de monde chez Heidegger, Paris, deuxième édition, Vrin, 2015, p. 20 en ce sens la notion est ontologique. Il veut indiquer ensuite que cette structure est enracinée dans l’existence humaine ; tel est le sens du terme existential : « Le « monde », considéré ontologiquement, n’est pas une détermination de l’étant non-humain, mais un caractère du Dasein lui-même.

Que signifie l’idée selon laquelle le monde est un existential ? Il s’agit de comprendre le sens d’existential tel que le décrit Biemel : « Tout ce qui est en relation avec l’existence de fait est appelé existentiel (existenziel), tout ce qui est en relation avec la structure de l’existence est appelé existential (existenzial)13 ». Cela supposerait que le monde, en ce sens, serait rattaché à l’existence du Dasein. Déjà, il convient de constater le monde à partir de la compréhension ontologique dont parle Biemel : si celle-ci réfère à l’être du monde, il semble qu’une saisie ontique du monde renvoie aux étants dans le monde, ce qui permet de comprendre, d’un point de vue large, ce que désigne, dans le cadre d’Être et Temps, le monde comme tel. Sur ce point, cette définition ontologique du monde se distingue d’une autre définition, laquelle se réfère pourtant à un sens ontologique du monde.

Le premier élément qu’on peut retirer de ce fait est le suivant, que la question du monde ne semble pas pouvoir être envisagée indépendamment de l’analyse du Dasein. On découvre que le sens ontologique du monde comme existential du Dasein se distingue d’une quatrième définition du monde énumérée par Biemel et qui présente le monde comme « désignant la notion ontologico-existentiale de la mondanéité ». Qu’est-ce qui différencie le sens du monde comme caractère existential du Dasein du monde référant à la notion ontologico-existentiale de la mondanéité ? Autrement dit, comment le monde peut-il être un caractère du Dasein et être saisi dans un sens ontologique en même temps ?

Le sens du monde à partir de l’être-au-monde : entre la familiarité et l’étrangeté du monde

La question du monde réfère à « ce en quoi le Dasein concret vit », c’est-à-dire au monde comme existential du Dasein. Mais il renvoie également à une signification ontologico-existentiale, selon laquelle ce sens ontologique du monde vise la mondanéité du monde : l’être de la structure du monde comme tel. On aura conscience que ce constat fait appel à des termes issus de la traduction française comme la notion de mondanéité, par exemple, et que cela implique de les placer dans leur contexte, mais l’orientation de notre réflexion nous amène, précisément, à introduire ces termes à présent.

On a pu voir que la question du monde s’insère à partir d’un moment précis de l’analytique du Dasein. Ce moment, cet aspect dont il est question ne prend pas en compte l’analyse du Dasein dans son entièreté mais à partir de l’aspect du Dasein comme être-au-monde. L’invocation de ce concept met en lumière ceci : tout d’abord, l’analyse du Dasein tente de saisir ce qui constitue la nature de l’être de l’étant en question ; à savoir l’étant que nous sommes toujours à chaque fois. C’est en ce sens que dès le paragraphe 1216, Heidegger présente la constitution du Dasein comme être-au-monde.

De cette manière, le concept d’être-au-monde s’impose à nous comme une priorité à étudier dans la mesure où le Dasein implique irréductiblement la question du monde. Il s’agit en premier lieu de saisir comment la question du monde se présente à partir de cet aspect de l’analyse du Dasein. Plusieurs interrogations peuvent être présentées de cette manière : en premier temps, pourquoi le concept de l’être-au-monde se présente t-il comme un des aspects essentiels, c’est-à-dire constitutifs du Dasein ? Ensuite, en partant de l’étude ontologique du Dasein qui se détache d’une conception anthropologique et psychologique de l’être humain, annihilant de ce fait la position du Dasein comme sujet, comment la question du monde est-elle envisagée dans ce concept ? Quel statut du monde se révèle à partir de cet aspect spécifique du Dasein ? Plus largement, l’étude du concept d’être-au-monde permet-elle de révéler le statut ontologique du monde comme tel ? Tout en ayant conscience de la dimension très large et diverse que mettent en avant ces interrogations, nous pouvons tenter de préciser la raison de se mettre en étude de ce concept, et de quelle manière. La démarche que propose ici notre travail envisage une clarification du concept de monde par une explicitation du concept d’être-au-monde.

On cherche à savoir si le phénomène de monde se découvre à partir de la constitution la plus fondamentale du Dasein. Surtout, ce rapport qu’évoque l’intrication être/monde, au sein du concept de Heidegger, met en lumière le rapport qui existe entre l’être et le monde. Ce rapport pourrait faire l’objet de l’interrogation suivante, certes naïve, mais néanmoins évocatrice du concept d’être-au-monde : comment le Dasein est-il au monde ? En effet, si le sens du monde renvoyant à un existential du Dasein fait signe vers « ce en quoi le Dasein concret vit », il semble que ce concept vise précisément le rapport ontologique entre l’être et le monde. Au vu de cela, le projet de l’étude de ce concept commencera par la reformulation du sens d’être-au-monde par une distinction entre l’existential et les catégories. A partir de cette clarification, il sera question de se pencher sur la préoccupation du Dasein. Nous verrons que la structure ontologique du monde peut être manifestée par une étude ontologico-catégoriale de celui-ci, c’est-à-dire l’être des étants intramondains. Depuis la découverte du monde en tant que significativité, on se demandera si cette définition du monde touche au phénomène de monde en tant que tel.

Le contexte et l’étymologie du concept de l’être-au-monde

Premièrement, la compréhension du Dasein comme être-au-monde implique de se reporter aux termes techniques employés par Heidegger, car il prête une attention particulière à l’étymologie à laquelle renvoie le concept d’être-au-monde. Il paraît essentiel de s’accorder sur la propre compréhension que Heidegger a de la constitution fondamentale du Dasein, en tant que celle-ci contient trois sens, trois « perspectives » nécessaires à la compréhension de ce concept17. Avant de porter notre attention sur l’étymologie, on pourrait commencer par interroger le rapport être/monde que met en avant le concept.

Le concept de l’être-au-monde, puisqu’il interroge un certain rapport entre l’être et le monde, implique la saisie d’une certaine relation entre les deux : le premier enjeu que souligne ce concept paraît révéler la nécessité de se pencher sur la nature d’une telle relation.

En effet, l’idée de relation qu’implique le concept de l’être-au-monde est à distinguer de la tendance traditionnelle à entrevoir une relation de type spatiale supposée par la relation entre l’expression « être-à » et le « au-monde » et c’est sur ce point que l’on peut introduire un bref contexte autour de ce concept. En effet, être-au-monde ne signifie pas être dans le monde au sens où on l’entend, et être dans le monde se rapporte par là à une toute autre signification, laquelle nous éloigne du concept heideggérien de l’être-au-monde. Le contexte de ce concept prend son point de départ dans la confusion qui survient de cette affirmation :

l’« être-au-monde » n’exprime pas un rapport d’inclusion spatiale : selon Heidegger, « in-sein » serait le dérivé de l’ancien verbe haut allemand « innan » qui indique un rapport de « familiarité et d’accointance » avec quelque chose qui inspire la « confiance ». Ainsi, être au monde ne veut pas dire être dans le monde, mais être familier avec le monde.

Sur l’étrangeté du monde : de la nécessité de se familiariser au monde

Heidegger a consacré une étude à la question de l’habitation dans ses essais et conférences Bâtir, habiter, penser, en 1951. On ne pourra certainement pas développer le propos de sa réflexion dans ce contexte précis, mais l’idée est de se concentrer uniquement sur la particularité du Dasein d’habiter et d’être familier au monde en questionnant le fondement de cette manière d’être au monde.

L’objectif sera de saisir le lien entre la familiarité et le fait (au sens de factualité) d’être au monde, pour le Dasein. On pourra, de ce fait, élargir la compréhension de ce concept en introduisant la notion heideggérienne de l’être-jeté. Ce point nous amènera à envisager la notion d’étrangeté du monde. On aura l’occasion de se concentrer sur le sens du terme Unheimlichkeit. Au vu de ces explications, on pourra décrire la nécessité pour le Dasein de se familiariser au monde. Cela aura pour conséquence d’envisager de reprendre le sens du monde comme « ce en quoi le Dasein concret vit ».

Pour commencer, on peut trouver, dans la partie L’abandon de la compréhension de l’habitation comme modalité d’être inauthentique23, une réflexion sur la notion de familiarité fondée sur le mode de l’être-à, qui est déterminante pour la compréhension de l’être-au-monde. Il est indiqué que cette familiarité ne semble pas rattachée au fait, pour le Dasein, d’habiter le monde. Si le Dasein habite le monde, on a pu voir, sans expliquer précisément pour l’instant cette idée, qu’il habite le monde en tant qu’il est toujours et déjà au monde. On peut déjà comprendre cet argument en prêtant notre attention au mode d’être de la préoccupation, lequel provient du mode de l’être-à : « l’être-au-monde, en tant que préoccupation, est capté par le monde dont il se préoccupe »24. Ce raisonnement paraît déjà en avance en ce qu’il intègre déjà en lui la notion de préoccupation25, que nous n’avons pas encore abordée jusqu’ici. Mais quel est le rapport entre la préoccupation comme mode d’être et la notion de l’habiter et d’être familier du Dasein sur le mode de l’être-à ? La préoccupation permet en effet de nous renseigner sur ceci, que le Dasein est nécessairement préoccupé par le monde par lequel il est capté. Capté est un mot significatif et pourtant tiré de la traduction de Martineau, puisqu’il défend l’idée que le Dasein, en tant qu’être-au-monde, est saisi par celui-ci ; il ne développe pas un certain intérêt pour le monde en ce qu’il est déjà toujours préoccupé par ce dernier. Y a t-il un lien entre la préoccupation et la familiarité du Dasein sur le monde ? Si la préoccupation est un mode d’être qui provient nécessairement de l’être-à du Dasein, que doit-on comprendre par le fait d’être préoccupé par le monde ? Si on reprend l’idée que le Dasein habite toujours et déjà le monde, on constate qu’il l’habite en étant préoccupé par lui : habiter signifie être préoccupé par le monde.

Le mode d’être de la préoccupation semble être intrinsèque au fait, pour le Dasein, d’habiter dans le monde. Qu’en est-il de la familiarité au monde ? Toujours dans la partie L’abandon de la compréhension de l’habitation comme modalité d’être inauthentique, celle-ci abrite la sous partie suivante : L’habitation comme échappatoire à l’angoisse de l’être-au-monde. On peut y trouver une réponse concernant la question de « l’être familier » au monde. Comme le Dasein habite toujours déjà le monde et qu’il est préoccupé par lui, ce point est repris par Bonicco-Donato qui explique que le Dasein développe un sentiment d’étrangeté au monde, car la question de l’habiter n’implique pas le fait d’être familier. En habitant le monde, le Dasein n’est pas de prime abord familier au monde, d’où le caractère d’étrangeté qui est discuté dans cette sous-partie : l’habiter du Dasein renvoie au questionnement de cet habiter.

On peut s’interroger sur les conséquences d’un tel rejet d’un subjectivisme de l’être: si le Dasein est toujours et déjà au monde, cela rejoint l’idée déjà découverte selon laquelle le monde est un existential, mais implique l’interrogation suivante : quel est le statut du monde, si en tant qu’être-au-monde, le Dasein habite celui-ci, toujours et déjà ? On peut avoir l’impression que la structure d’être du Dasein requiert la présence du monde : être-au-monde devient, ici, une nécessité pour le Dasein qui ne peut être que de cette manière : être, c’est être au monde. C’est en cela que l’être-au-monde est considéré par Heidegger comme la constitution la plus fondamentale du Dasein. On est mieux à même de comprendre, dès lors, l’idée selon laquelle l’être-au-monde est caractérisé comme la constitution la plus fondamentale du Dasein en ce qu’elle est le fondement sur lequel le Dasein est en tant que tel, toujours et déjà lui-même. Le rejet d’un subjectivisme de l’être fait davantage surgir le projet sous-jacent de l’être-au-monde, lequel représente l’intrication entre l’être et le monde, intrication qui annihile la possibilité d’entrevoir une distinction sujet/objet et qui justifie, de ce fait, le rejet du subjectivisme dans la manière du Dasein d’être-au-monde. Dès lors, le caractère unitaire lorsque l’on évoque le concept de l’être-au-monde est explicité.

Par la notion d’intrication, on est tenté de concevoir une certaine nécessité du monde comme « postulat » du Dasein, puisque le monde incarnerait le fondement de la structure d’être-au-monde du Dasein. En revanche, puisque le monde constitue un caractère existential du Dasein, il paraît dangereux de se positionner sur l’idée selon laquelle le monde serait le fondement de la structure de l’être. Il y aura matière à rediscuter de cette ambiguïté à propos de l’intrication mise en avant par l’être-au-monde un peu plus tard dans notre réflexion. Avant cela, revenons à notre réflexion initiale, qui tendait à rechercher le phénomène de monde. Au cours de l’analyse du mode de l’être-à par son étude étymologique du sens de l’habiter et de la familiarité au monde, la question du monde est évoquée lorsque la constitution fondamentale du Dasein fait signe vers la familiarité comme nécessité pour le Dasein de se défaire de l’étrangeté du monde. Encore une fois, on aura l’occasion de revenir sur la notion d’étrangeté du monde en lien avec le mode d’être-jeté du Dasein : le point évoqué ici n’aura pas permis, en effet, de déployer l’enjeu de ces notions, mais on aura pu voir que la notion de familiarité du Dasein introduit une certaine manière d’être au monde spécifique, qui nous amène à nous interroger sur la manière d’être au monde du Dasein : la familiarité conduit à la notion de préoccupation, qui semble désigner ce en quoi le Dasein vit.

Jusqu’ici, nous avons pu constater que la conception heideggérienne de l’être-au-monde refuse l’idée d’une relation entre l’être et le monde comme saisie d’une relation de sujet à objet impliquant un mouvement de l’être vers le monde. Pour cause, le sens d’être-au-monde se caractérise plutôt par l’idée que le Dasein est toujours déjà dans un monde.La nécessité de prendre en compte la question de l’être en analysant les modes d’être du Dasein prend davantage son sens ici, puisqu’il semble que ce soit uniquement sur la base de la constitution la plus fondamentale du Dasein, l’être-au-monde, que le concept de monde est susceptible d’être dévoilé. En effet, il nous faut déployer notre réflexion sur l’être-au-monde en nous intéressant désormais à l’être-au-monde préoccupé par le monde, c’est-à-dire, assumer la question ontique : où le Dasein vit-il. Il convient donc d’introduire la notion de quotidienneté puisque c’est sur le fondement du monde de la quotidienneté qu’on tentera de savoir si le phénomène de monde se déploie à partir de l’être-au-monde sur le mode d’être de la préoccupation. Comme la notion de familiarité désigne une certaine manière d’être au monde qui se révèle être un détournement du Dasein de son mode d’être plus originaire qu’est celui de l’être-jeté, celle-ci fait signe vers la préoccupation. Jusqu’ici, on a pu saisir la notion de préoccupation comme la manière d’être au monde du Dasein, en tant que celui-ci est « capté par le monde dont il se préoccupe ».

Il semble qu’on est mieux à même de saisir la suite du développement de l’analyse du Dasein, lequel expose le monde de la quotidienneté en lien avec la préoccupation du Dasein. Il s’agit de penser la question du monde à partir du monde de la quotidienneté du Dasein ; à savoir, à partir d’une démarche ontique, puisque le monde de la quotidienneté représente, au premier abord, le monde sur lequel vit le Dasein toujours et déjà. La démarche peut nous apparaître comme paradoxale, car elle paraît vouloir trouver une réponse d’ordre ontologique au sein d’une étude ontique du monde dans lequel le Dasein vit. Mais le travail de Heidegger semble motiver une recherche de la mondanéité, laquelle se dévoilerait à partir d’une étude du monde de la quotidienneté.

L’analyse du monde de la quotidienneté à partir de l’interprétation ontologique de l’être de l’étant intramondain

Pour poursuivre l’étude de la constitution fondamentale du Dasein comme être-au-monde, nous pouvons nous interroger ainsi : que représente le monde de la quotidienneté, dès lors que l’on comprend que le Dasein est toujours et déjà au monde sur le mode d’être de la préoccupation ? On se propose d’aborder le monde de la quotidienneté du Dasein en interrogeant ce par quoi, concrètement, le Dasein, en tant qu’être-au-monde, est préoccupé. Au vu de cela, il conviendra d’introduire l’étant que rencontre le Dasein, et plus précisément, l’être de cet étant.

En effet, l’étude de la quotidienneté passe nécessairement par un examen de la structure d’être des étants intramondains. Pour ce faire, nous prêterons notre attention à la structure d’être de l’étant sous ses différents modes d’être qu’il convient de présenter, à commencer par une étude de l’étant à travers le terme allemand original zeug. Cela nous permettra de nous immiscer au sein d’une description ontique du monde, en passant par l’interprétation ontologique par laquelle procède Heidegger pour déployer les différents modes d’être de l’étant intramondain. Nous verrons, par la suite, que l’étant, sous la signification du terme zeug, peut se révéler sur le mode d’être de l’étant-à-portée-de-la-main, ce qui marquera le second point de la réflexion menée dans ce chapitre. De ce fait, l’étude des modes d’être de l’étant intramondain dévoilera la manière dont le Dasein rencontre ces étants intramondains, et cette rencontre sera étudiée à partir de la notion de commerce, laquelle nous amènera à l’analyse des concepts qui permettent de comprendre mieux à quoi la notion de commerce fait référence, dans la philosophie de Heidegger.

L’analyse de ces concepts devra être en mesure de révéler la structure ontologique du monde en passant par une étude de la quotidienneté. Au vu de cela, la suite de notre démarche s’intéressera à la définition du monde qui se dévoile depuis l’étude du commerce entre le Dasein et les étants intramondains.

Définition du terme Zeug en lien avec l’héritage grec de la notion de préoccupation

L’étude du monde de la quotidienneté vise la question ontique du monde : ce qu’il y a dans le monde. Heidegger propose une interprétation ontologique de l’être de l’étant intramondain. Que signifie ici cette interprétation ontologique si cette étude se rapporte à un étant dans le monde ? Comment est-on susceptible de fonder notre réflexion sur une ontologie du monde ; à savoir l’être du monde, en tant que ce monde renvoie au « tout de l’étant qui peut être sous la main à l’intérieur du monde33 » si on demeure dans une définition ontique du monde ? L’enjeu de cette partie sera de montrer que l’étude des étants intramondains comporte un intérêt pour notre réflexion en ce qu’elle permet de livrer, en même temps qu’elle se consacre à une définition ontique du monde, à une enquête sur la mondanéité du monde. Il nous faudra montrer que Heidegger ne conçoit pas une étude de la quotidienneté en se contentant d’analyser les étants dans le monde, mais cette analyse paraît en lien avec la question ontologique du monde, à savoir la mondanéité du monde34. Plus précisément, l’étude de la quotidienneté tend à dévoiler la structure de l’être de l’étant intramondain, et cette structure a pour objectif de dévoiler la mondanéité du monde.

Le projet d’accéder à la mondanéité du monde en partant d’une analyse ontique de celui-ci, semble résoudre une fois de plus le problème de l’impasse métaphysique sur la question du monde. En effet, Heidegger interroge l’être du monde, ce qui l’éloigne d’une réflexion ontique de la question du monde. Il semble qu’il voie, à travers l’étude du monde de la quotidienneté, la possibilité de déceler le sens ontologique du monde. Donc, à travers sa démarche, on pourrait saisir l’idée suivante que le monde peut être dévoilé à partir d’une interprétation ontologique de l’être de l’étant intramondain. Sur ce point, la mise en lumière de l’analyse de l’étant nous apparaît comme nécessaire : la compréhension de la signification de l’étant, à partir du travail d’explicitation de Heidegger, doit être en mesure de nous amener à affronter, en premier lieu, la question de l’étant en tant que simple outil pas encore mis au service du maniement du Dasein. Plus précisément, qu’est-ce qu’un étant, pris dans le monde ? Nous nous focaliserons sur la compréhension heideggérienne du terme d’outil dans la mesure où il porte en lui l’héritage grec de la notion d’outil en relation avec la préoccupation. On pourra constater que le sens d’outil comme Zeug se place en opposition avec la définition husserlienne de l’outil. Ce faisant, l’analyse de l’outil intramondain se fera nécessairement à partir de l’outil en relation avec un environnement, nous laissant, par la même l’occasion, envisager la structure de l’être de l’étant intramondain.

Un étant dans le monde, dit intramondain, est désigné par Heidegger par le mot Zeug qui signifie « ustensile ». Un point, ici, est important à relever, par rapport à l’emploi de ce terme : on ne peut se satisfaire de cette expression puisqu’un outil, pour Heidegger, n’est jamais un étant brut, une chose isolée du monde. C’est pourquoi l’outil est pensé, pour Heidegger, en rapport avec la signification grecque de « chose ». Il nous faut donc considérer l’héritage grec de la notion de chose : « Les Grecs avaient, pour parler des “choses”, un terme approprié πραγματα, c’est-à-dire ce à quoi l’on a affaire dans l’usage de la préoccupation (πραξις) ». En ce sens, une chose n’est jamais considérée uniquement pour elle-même mais sa structure d’être semble être toujours en rapport avec d’autres étants. En revanche, Heidegger met en lumière le problème suivant, que les grecs auraient laissé de côté la réflexion ontologique de l’outil pour le ramener au statut de chose : « ils laissèrent justement dans l’obscurité le caractère ontologique spécifiquement “pragmatique” des πραγματα et déterminèrent “d’abord” ceux-ci comme “simples choses” ». Il convient donc de prendre en considération ceci que pour Heidegger, l’outil n’est jamais pris pour lui seul, parce qu’il fait toujours signe à partir de son usage au sein de la préoccupation.

De cette manière, Heidegger ne retient de la conception grecque de l’outil que son attachement à la question de la préoccupation : il ne semble jamais considérer la chose comme outil sans un certain rapport à son environnement ; rapport qu’il convient d’éclaircir.

Ainsi, nous sommes irrémédiablement renvoyés au mode d’être de la préoccupation du Dasein, auquel il semble nécessaire de se rapporter si l’on veut se rapprocher de l’interprétation ontologique de l’être de l’étant intramondain. De cette manière, la structure de l’être de l’étant intramondain paraît se trouver à partir de son usage dans la préoccupation.

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Table des matières

Introduction 
Première partie – Le sens du monde dans Être et Temps : la question du monde à partir de la constitution fondamentale du Dasein comme être-au-monde
CHAPITRE I – La question du monde à partir du sens de l’être
1. Mise en contexte : l’établissement de la question du sens de l’être et le lien avec le problème du monde
2. De l’impossibilité d’isoler la question du monde de la question de l’être
CHAPITRE II – Le sens du monde à partir de l’être-au-monde : entre la familiarité et l’étrangeté du monde
1. Le contexte et l’étymologie du concept de l’être-au-monde
2. Sur l’étrangeté du monde : de la nécessité de se familiariser au monde
CHAPITRE III – L’analyse du monde de la quotidienneté à partir de l’interprétation ontologique de l’être de l’étant intramondain 
1. Définition du terme Zeug en lien avec l’héritage grec de la notion de préoccupation
2. La structure ontologico-catégoriale de l’étant intramondain comme manifestation de la mondanéité du monde : le mode d’être de l’outil-à-portée-de-la-main
3. Le commerce avec les étants : le monde comme significativité
4. La rupture de la connexion référentielle : l’accès à la mondanéité du monde
5. Le sens du monde en opposition à la compréhension traditionnelle de l’espace
CHAPITRE IV – Le monde comme tel révélé dans le phénomène de l’angoisse 
1. Le « On » dans la quotidienneté comme fermeture au rapport originaire au monde
2. Le monde comme tel révélé dans le phénomène de l’angoisse
3. Le « rien » dans l’angoisse comme ouverture du monde comme tel
CHAPITRE V – Introduction à la temporalité ek-statique : la structure temporelle-transcendantale comme fondement du monde comme tel
1. La temporalité comme unification des modalités d’être du Dasein
2. La transcendance du Dasein comme fondement de la relation avec le monde
3. La question du monde sur le fondement de la question du sens de l’être
Deuxième partie – De Être et Temps à L’origine de l’oeuvre d’art : le sens du monde dans le tournant de la pensée de Heidegger
CHAPITRE I – Après Être et Temps : le concept de monde en parallèle de la critique de l’esthétisme moderne 
1. Le sens du monde dans L’origine de l’oeuvre d’art : le parallèle avec la critique de la technique
2. La critique de l’esthétisme moderne : la perte du monde de l’oeuvre d’art
CHAPITRE II – Le monde dans l’être-oeuvre de l’oeuvre : sur la question de la vérité de l’être 
1. De l’être-produit à l’être-oeuvre de l’oeuvre : la rupture avec le monde de la quotidienneté
2. Le monde à partir de la perspective de la vérité de l’être
CHAPITRE III – Le sens du monde dans la perspective du Quadriparti 
1. L’influence du Quadriparti : le sens du monde à partir de la relation Terre/Monde
2. Le dépassement de la métaphysique : le monde dans la perspective de la poésie
Conclusion
Table des matières
Bibliographie
OEuvres principales 
OEuvres secondaires

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