Le concept de mode de régulation

DE LA REGULATION AU MODE DE REGULATION 

De la régulation… 

Terme palimpseste sur la surface duquel l’histoire imprime ses traces, la régulation ne nous parvient pas toute seule. Etant introduite dans le vocabulaire scientifique (physiologie) par voie des métaphores à une époque envahie par des analogies entre l’organisme vivant et le cosmos, elle ne cesse d’être pensée par l’intermédiaire de notions connexes, formant un ensemble fonctionnel dans lequel chaque terme n’a de sens que par son rapport à l’autre. Ces rencontres temporaires avec d’autres mots, au fil de sa traversée dans l’histoire, donnent lieu à un certain nombre de connotations qui s’attachent à la régulation et dont le mot reste porteur et prisonnier. Il peut donc être utile de retracer rapidement son histoire afin de cerner les implications et les motivations de son emploi. Pour ce faire, on va se servir du travail réalisé par G. Canguilhem . Dans la mesure où ses analyses font déjà figure de classique , nous nous contenterons d’en rappeler l’essentiel.

Nous ne pensons pas trahir l’analyse menée par G. Canguilhem en résumant sa leçon de la façon suivante : la régulation, une fois insérée dans le vocabulaire de la physiologie , ne cesse d’être pensée sous les termes de conservation et d’équilibre, dont la réalisation est l’œuvre de mécanismes de compensation des écarts entre l’état momentané de l’objet régulé et celui à conserver. Si à cette chaîne notionnelle dominante <conservation, équilibre, compensations on ajoute l’idée de la coordination  d’activités différentes assurant un bien commun, on dispose de l’essentiel à propos de l’espace contextuel dans lequel la régulation recherche sa définition.

L’appropriation du terme par la cybernétique ne s’accompagne pas de modifications notables quant à sa signification. En effet, la régulation devient un concept de la cybernétique  par la médiation du concept d’homéostasie  et très rapidement elle est dominée par la notion du feed-back négatif (le thermostat, exemple d’initiation privilégié aux concepts mis en œuvre par la cybernétique est parlant à cet égard). Dans les deux cas, on met l’accent sur les propriétés compensatoires du système régulé (correction des erreurs, neutralisation des perturbations, absorption des changements du milieu…) ainsi que sur celles qui assurent sa stabilité et son invariance comme objectif ultime.

Dans sa contribution à l’Encyclopaedia Universalis, Canguilhem s’adonne à une systématisation des thèmes majeurs relatifs au concept et évoqués précédemment, pour aboutir à une définition de la régulation. En le suivant, « la régulation, c’est l’ajustement conformément à quelques règles ou normes d’une pluralité de mouvements ou d’actes et de leurs effets ou produits, que leur diversité ou leur succession rend d’abord étrangères les unes aux autres. Cette conception renferme au moins trois idées : celle de relations, de l’interaction entre éléments instables, celle de critère ou de repère et celle du comparateur » . Mais, les autres idées relatives à la régulation traversent, ne serait-ce que silencieusement, la définition. Le comparateur n’est-il pas le mécanisme qui identifie la perturbation, pour déclencher ensuite des politiques de compensation dont le but est de ramener l’objet régulé à son état souhaitable ?

Un certain nombre de commentaires portant sur la formule proposée par G. Canguilhem nous servira d’introduction à notre opération qui consiste, comme nous l’avons annoncé dans l’introduction de cette Partie, à transformer la régulation en concept opératoire pour notre propre analyse. On peut isoler deux types de remarques. La première remarque porte sur l’absence du temps dans la définition, sur son caractère statique et intemporel. Cette absence ne nous surprend pas ; on peut l’attribuer à l’héritage des conditions historiques d’apparition et de développement du terme de régulation. En fait, l’analyse menée par Canguilhem montre que la régulation sert d’abord à penser les êtres vivants dotés de mécanismes régulatoires qui restent invariables d’une génération à l’autre. De là, la problématique autour des termes de conservation, d’équilibre et de compensation qui domine la perception de la régulation dès son introduction dans les disciplines précitées (biologie, cybernétique).

En second lieu, et c’est la deuxième remarque que l’on peut faire, la définition se présente sous une forme canonique, elle se veut un « modèle normatif du concept : « la régulation est l’ajustement (…) », autrement dit, elle se réfère à une régulation « réussie », à un ajustement déjà « trouvé », puisqu’elle présuppose que comparateurs, règles, normes, définis simultanément avec les finalités du système, sont déjà identifiés et mis en œuvre. Une fois encore, les traces de son passé se sont avérées tenaces en s’insinuant dans la définition de la régulation. Comme Canguilhem l’a expressément noté, dans le cas des systèmes biologiques « la finalité (…) se confond avec sa forme d’existence »  ; en d’autres termes, il y a coïncidence dans l’être vivant des finalités (persévérer dans son être) et des moyens de les satisfaire. Il en résulte que le rapport de la finalité à sa réalisation est un rapport immédiat et qu’ajustements, règles et normes se réduisent à une exécution mécanique des impératifs du système à réguler. Pesant sur l’acception dominante de la régulation, cet appel à l’univocité des ajustements pose problème dans l’étude des systèmes socio-techniques, pour lesquels il n’y a pas correspondance naturelle entre les objectifs et les pratiques censées les atteindre. La régulation en tant que tentative et vœu, la régulation en tant que réalité et résultat doivent être examinées séparément. L’histoire « réelle » des régulations « concrètes » dans le cas d’un artefact est également l’histoire de ses échecs, celle des écarts entre la volonté et l’œuvre, l’histoire du pourquoi de ce hiatus.

Les commentaires précédents n’entrent pas dans une polémique contre la définition de Canguilhem (polémique au demeurant sans objet, la définition étant en fin de compte affaire de convention). Notre objectif étant d’utiliser le terme pour les besoins de notre étude, nous avons voulu, par une étude du contexte historique où la régulation a pris naissance, nous libérer de ses implications. Nous sommes maintenant en mesure d’entamer le travail des déplacements nécessaires pour la rendre opérationnelle. Sans trop anticiper sur l’exposé qui va suivre, nous voudrions esquisser dès maintenant les grandes directions qu’empruntera notre analyse.

…Au concept de mode régulation 

La discussion du concept de régulation proposé par Canguilhem nous a permis de mettre en évidence les différences qui existent entre la régulation des systèmes biologiques et celle des systèmes socio-techniques : absence d’une traduction immédiate et univoque des finalités en actes ; cohésion problématique, de toute façon construite et aucunement automatique de ces derniers ; historicité des pratiques ; temporalités multiples, font que l’étude de la régulation des systèmes socio-techniques exige un concept plus différencié que celui proposé par Canguilhem dans le cadre de ses méditations sur la régulation des systèmes biologiques, concept qui intégrerait dans sa structure les éléments que nous venons de citer. Dans ce paragraphe nous procéderons à une présentation schématique de notre concept de « mode de régulation », bâti sur la base de remarques qui ont clos le paragraphe précédent ainsi que sur des idées qui se dégagent des deux études de cas historiques qui ont formé le chapitre précédent. Cette présentation sommaire et austère du concept, dont la seule ambition est de donner une vue d’ensemble, se veut une introduction à des exposés plus détaillés qui, intervenant dans la suite, vont enrichir le concept, en lui conférant sa consistance théorique.

Rappelons d’abord que le concept de « mode de régulation » désigne de manière générale un réseau de pratiques mettant en jeu des objets techniques et des hommes, déployés à l’intérieur d’un système socio-technique, à savoir un système composé d’éléments physiques et organisationnels, formellement organisés sur la base de normes et de règles, de programmes et de positions plus ou moins standardisés, en vue de réaliser des objectifs prédéfinis. Il est proposé pour saisir l’évolution de ces pratiques (genèse, fonctionnement, transformation) ainsi que celle de l’espace des acteurs qui les mettent en œuvre.

Comme les deux historiques (Taylorisme, métro) le laissent déjà présager, notre construction du concept comporte trois étages, chacun correspondant à un moment dans la vie d’une pratique (genèse, régime routinier, crise).

LA NAISSANCE ET LA CONSTITUTION D’UN MODE DE REGULATION 

La naissance 

Un mode de régulation répond à des besoins, estimés tels, dans une société vivant son histoire, besoins qui appellent une action adéquate. Bien que l’optique selon laquelle c’est l’utilité sociale qui régente la production d’un objet technique soit courante (*), on ne l’a guère explorée dans le cadre d’une problématique systématique. Ainsi, un certain nombre de questions relatives aux différents types de besoins ; à l’acteur chargé de fournir des réponses ; à la transformation des besoins en système d’actions précises ; aux différentes classes de contraintes qui pèsent sur les solutions adoptées… demeurent sans traitement systématique . A travers une interrogation-commentaire des termes qui figurent dans notre assertion, nous essayons d’apporter quelques éléments de réponse.

En premier lieu, on trouve celui de « besoin ». Malgré sa lisibilité immédiate qui semble dispenser de tout commentaire, nous voudrions lui consacrer une lecture serrée, lecture qui servira d’entrée dans notre champ problématique. Tout d’abord, il ne faut pas succomber à la tentation d’envisager le besoin comme un fait (genre) naturel. Au regard d’un organisme dont les besoins émanent (en partie) de sa biologie, la société institue ses propres besoins . Le besoin social se fonde sur une opération d’investissement symbolique qui transforme un « événement » en problème reconnu comme tel, et appelant une solution. « Evénement » est à entendre ici au sens suivant: ce qui arrive simplement, le « il y a » des morts à la suite d’une épidémie de choléra, ou « il y a » de la cogestion. Or, cet « il y a » erratique, pris selon son hasard, ne vit que dans la précarité et la fugacité de ce qui advient. Stabilité et durée lui font défaut. C’est le mouvement de prise de conscience de cet « il y a » en tant que problème à affronter qui restitue à l’événement ces dimensions manquées. La transformation du subi en sujet de discours collectif, la reconnaissance d’un problème là où auparavant on subissait un fait, sont des gestes nécessaires par quoi la société façonne et institue ses besoins. La formulation du problème fait, donc, figure de commencement. Mais, cet acte de reconnaissance ne suffit pas en luimême pour fonder un mode de régulation. Il faut pour cela que le subi, devenu entre temps problème, soit accueilli au sein d’un cadre institutionnel, soit pris en charge par un acteur (des acteurs). On touche, ici, un point sensible de notre argumentation, en assimilant l’acte fondateur (origine) d’un mode de régulation à la désignation d’un acteur (des acteurs) apte à recueillir les impulsions émanant de l’espace social et à mettre en œuvre des solutions appropriées. Nous considérons que l’apparition sur la scène d’un acteur est indispensable en raison descaractéristiques de notre propre objet d’analyse, le système socio-technique. En effet, le fait qu’on dispose des raisons suffisantes pour en augurer que la « régulation biologique » — i.e. une autorégulation où besoins et moyens pour les satisfaire se définissent mutuellement — ne peut convenir à la société , nous sommes obligés d’identifier les centres régulateurs (= acteurs) qui assureront la traduction des besoins reconnus en solutions adéquates.

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
Introduction
Section 1. Présentation du sujet de la thèse
Section 2. Tour bibliographique
1. Approches qui focalisent leur attention sur la technique
1.1. Approche « essentialiste » (archétype Heidegger)
1.2. Approches centrées sur le procès de production
2. Approches qui étudient l’organisation à travers un modèle d’acteur
3. Bilan
Section 3. Méthodologie générale et portée de la thèse
1. Choix méthodologiques
2. Portée et limites
Section 4. Plan général de la thèse
Section 5. Sources et choix de présentation
PARTIE I : DES EXEMPLES AU CONCEPT
Introduction
Chapitre I : La régulation à travers deux exemples sur la longue durée. Taylorisme (1880-1980) et métro (1900-1990)
Section 1. Le Taylorisme
1. Introduction
2. La naissance
3. Les années de formation (1880-1930)
3.1. D’une organisation militaire à l’organisation fonctionnelle
3.2. Le plan et la mise en place d’une grille d’ordre
4. Les années de routine (1930-1970)
4.1. Méthodes
4.2. Ordonnancement
4.3. Qualité
4.4. Entretien
4.5. Fabrication
4.6. Fonctionnement routinier du système
5. Les années de crise (1970-)
Section 2. Le Métropolitain
1. La naissance
2. Les années de formation (1900-1925)
2.1. Le voyageur
2.2. Le conducteur
2.3. Les hommes et les organisations
3. Les années de routine (1925-1965)
3.1. L’Exploitation
3.2. Les rapports entre l’Exploitation et l’Entretien
4. Une crise prolongée (1965-)
4.1. Le pilotage automatique
4.2. Objectivation de la chaîne de communication
4.3. Les brisures de cohérences
4.4. Le retour de l’usager
Conclusion du chapitre I
Chapitre II : Le concept de mode de régulation
Section 1. De la régulation au mode de régulation
1. De la régulation
2. … au mode de régulation
Section 2. Phase A : La naissance et la constitution d’un mode de régulation
1. La naissance
2. La constitution
2.1. Le concept de référentiel
2.1.1. Référentiel et communauté d’ingénieurs
2.1.2. Les composantes du référentiel
Section 3. Phase B : La phase routinière d’un mode de régulation
1. De l’ingénieur à l’organisation
2. La norme
Section 4. Phase C : La crise du mode de régulation
Conclusion de la partie I : Mode de régulation : concept ou réalité ?
PARTIE II : LA CONSTITUTION D’UN MODE DE REGULATION DANS LE DOMAINE DE L’ASSAINISSEMENT (1850-1930)
Introduction
Chapitre I : Vers une histoire des pratiques de conception
Section 1. L’histoire à travers les concepts impliqués
1. Naissance des pratiques
2. La pluie
2.1. L’évolution du concept (1780-1920)
2.2. Une problématique du risque
3. De la pluie au débit de dimensionnement
3.1. L’Angleterre (1845-1865) : l’observation et l’induction
3.2. La France (1850-1860) : l’observation et la déduction
3.3. Une formule Suisse (1880)
3.4. La machine américaine
3.4.1. Les observations toujours
3.4.2. Un regard autre : la méthode rationnelle
4. Des eaux pluviales aux eaux usées
Section 2. Histoire d’une normalisation. Le moment Caquot
Conclusion des sections 1 et 2
Section 3. Continuité ou discontinuité ? Essai sur l’historicité des pratiques
1. Prémisses théoriques
2. Illustrations à travers l’opposition méthode empirique/méthode rationnelle
3. Considérations finales – Conclusion de la section 3
Chapitre II : Histoire de l’évolution de l’objet technique
Section 1. Des collecteurs
Section 2. Des déversoirs d’orage et des régulateurs
Chapitre III : Des mathématiques aux acteurs
Section 1. L’usager absent
Section 2. Le service et la norme
Conclusion de la partie II
PARTIE III : DE LA ROUTINE A LA CRISE. LES MUTATIONS DANS LE SECTEUR DE L’ASSAINISSEMENT
Introduction
Chapitre I : Urbanisation et routines (phases B et C du mode de régulation)
Section 1. L’urbanisation
1. L’urbanisation : cause et défi
1.1. L’urbanisation en tant que cause
1.2. L’urbanisation en tant que défi
Section 2. Les paradoxes de la routine
Chapitre II : Les mutations actuelles
Section 1. Le contexte technique
1. Les bassins de retenue
2. De nouvelles réponses
2.1. Les techniques alternatives
2.2. L’informatisation
2.3. Objectifs
2.4. Informatisation et objet technique
Section 2. Le contexte social et économique
1. Montée d’une logique patrimoniale
2. La qualité de vie
3. Contexte économique
Chapitre III : Des mutations aux acteurs
Section 1. Le service
1. Un peu d’histoire
2. L’évolution des tâches et du personnel
3. Le découpage fonctionnel
4 Conclusion de la section
Section 2. Les rapports entre le service et les autres acteurs
1. Service et Partenaires industriels
2. Redéfinition des rapports entre service, Etat
et collectivités territoriales
3. Service et autres partenaires
Chapitre IV : Vers un nouveau mode de régulation ?
Section 1. L’Ancien
1. Hiérarchie et juxtaposition
2. L’objet technique et la périodicité
3. Etat fort, service faible, usager absent
4. Le service : cloisonnement et repli sur soi
Section 2. Le Nouveau
1. De la juxtaposition à l’intégration
2. L’objet technique : malléabilité et temps réel
3. Etat (coordinateur), service fort, usager présent
4. Service : intégration et ouverture
Conclusion de la partie III
PARTIE IV : QUELQUES INGREDIENTS DU NOUVEAU MODE DE REGULATION
Introduction
Chapitre I : Position du problème
Chapitre II : Présentation du projet
Section 1. Présentation générale
Section 2. Cadre théorique
1. La rationalité procédurale de l’acteur isolé
2. De l’acteur isolé à l’organisation
Section 3. La problématique « indicateur »
1. Indicateurs de performance
2. Indicateurs de fonctionnement
Section 4. Etat de l’art
Section 5. Méthodologie
1. Les grandes étapes du projet
1.1. Première étape
1.2. Deuxième étape
2. La place et le rôle de l’équipe de recherche
3. Difficultés inhérentes au projet et à la démarche proposée
Chapitre HI : Déroulement du projet – Résultats
Section 1. Déroulement du projet
Section 2. Résultats
Section 3. Indicateurs retenus
3.1. Exemple 1 : la pollution industrielle (chronique)
3.2. Exemple 2 : la pollution accidentelle
Conclusion de la partie IV
CONCLUSION GENERALE

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