Le compartiment phytoplanctonique en milieu côtier
Les efflorescences phytoplanctoniques
De par sa taille microscopique (0,4 – 200 µm), sa distribution cosmopolite et ses capacités photosynthétiques (Falkowski et al., 1998 ; Simon et al., 2009), le phytoplancton, regroupant les organismes unicellulaires photo-autotrophes obligatoires, est une composante essentielle des réseaux trophiques marins (Carpenter et al., 1985 ; Sherr et Sherr, 1988). Il participe en effet activement à la pompe biologique puisque, grâce à la photosynthèse, il permet le piégeage de la matière inorganique (essentiellement carbone, azote, phosphate, silice) sous forme de matière organique, son transfert vers les niveaux trophiques supérieurs et, à terme, sa sédimentation (Longhurst et Harrison, 1989). Dans des conditions environnementales favorables (e.g. lumière, température, concentrations en sels nutritifs, hydrodynamisme, turbidité), certaines espèces phytoplanctoniques sont capables de croître rapidement et d’atteindre des abondances de plusieurs millions de cellules par litre. Ce phénomène est appelé efflorescence phytoplanctonique (Smayda, 1997). Lors d’une efflorescence, l’augmentation de l’abondance du phytoplancton conduit à un pic dont l’amplitude est propre à chaque espèce et peut varier considérablement dans le temps et l’espace en fonction de l’environnement. Cependant, cette notion de forte biomasse/abondance implicite dans le terme efflorescence dépend aussi des variations spatio-temporelles des paramètres de l’environnement (Zingone et Oksfeldt Enevoldsen, 2000). Dans les zones côtières, l’évolution de la concentration des éléments essentiels au développement du phytoplancton (principalement carbone, oxygène, azote, phosphore, silice et certains métaux traces) dépend principalement des apports terrigènes conditionnés par les évènements pluvieux et des des upwellings (i.e. remontée d’eaux profondes chargées en éléments nutritifs). Néanmoins, le couplage océan-atmosphère joue aussi un rôle non négligeable dans la disponibilité des éléments nutritifs inorganiques puisque les épisodes de tempêtes hivernales engendrent de fortes turbulences permettant la rupture de la thermocline et, par conséquent, le mélange de la colonne d’eau (Parsons et Harrison, 1983 ; Cebrián et Valiela, 1999 ; Lavelle et Berhe, 2005). Ce lien turbulence – éléments nutritifs conditionne en fait les efflorescences phytoplanctoniques qui sont favorisées lorsque ces deux paramètres sont élevés. Selon Margalef (1978), les espèces phytoplanctoniques capables de former des efflorescences sont des espèces ayant une stratégie r, à savoir qu’elles sont petites avec un taux de division rapide. Au contraire, lorsque la turbulence et les concentrations en éléments nutritifs sont faibles la plupart du temps en relation avec la stratification de la colonne d’eau, les grandes espèces ayant un faible taux de division sont plus compétitives (stratégie K ; Wyatt, 2014). Par ailleurs, les rapports stoechiométriques vont aussi influencer les communautés phytoplanctoniques. En effet, la composition stoechiométrique médiane du phytoplancton est représentée par le rapport 106C : 16N : 1P : 16Si (Brzezinski, 1985 ; Redfield et al., 1963). Cela signifie que si les rapports stoechiométriques s’éloignent de ce rapport théorique, la communauté phytoplanctonique est limitée par un ou plusieurs éléments (Brzezinski, 1985 ; Redfield et al., 1963). De plus, si l’un des facteurs contrôlant la production primaire devient insuffisant, la croissance du phytoplancton est limitée (Loi du minimum de Von Liebig ; dans De Baar, 1994). Au contraire, si ces éléments sont en excès, et en l’absence de prédateurs et/ou de compétiteurs, le phytoplancton peut se développer rapidement jusqu’à former des efflorescences. Ainsi, les concentrations des éléments nutritifs, la température et la qualité et la quantité de lumière atteignant la surface subissent des variations temporelles importantes à différentes échelles (i.e. à plus ou moins long terme ; Kirk, 1994). Et, à l’échelle saisonnière ces variations conditionnent le calendrier phytoplanctonique (Bougis, 1974).
Notion d’Harmful Algal Blooms
Les efflorescences phytoplanctoniques sont la plupart du temps bénéfiques pour les écosystèmes marins puisque le phytoplancton est un producteur primaire de matière organique situé à la base des réseaux trophiques (Lagos, 1998 ; Smayda, 1997). Dans certains cas, elles peuvent néanmoins avoir des effets délétères sur les organismes marins, les écosystèmes ainsi que sur la santé humaine. Elles sont alors appelées Harmful Algal Blooms (HAB, i.e. efflorescences phytoplanctoniques nocives, Smayda, 1997 ; Backer et McGillicuddy Jr, 2006 ; Masó et Garcés, 2006; Anderson, 2008). Cependant, les HAB ne sont pas tous causés par des organismes phytoplanctoniques au sens strict. En effet, par extension, les HAB désignent des efflorescences d’organismes unicellulaires qu’ils soient autotrophes, mixotrophes ou hétérotrophes (Glibert et al., 2005 ; Widdicombe et al., 2010). Le terme HAB est donc une appellation générique permettant de qualifier des phénomènes de natures différentes en termes d’organismes responsables, de dynamique des efflorescences et de leurs impacts potentiels (Zingone et Oksfeldt Enevoldsen, 2000 ; Glibert et al., 2005). Les effets des HAB concernent, pour la plupart des cas recensés, les ressources marines sauvages ou aquacoles (Zingone et Oksfeldt Enevoldsen, 2000 ; Landsberg, 2002). Ils peuvent notamment être responsables (i) de mortalités massives de poissons, de bivalves, (ii) de la contamination des ressources alimentaires marines par des toxines et (iii) de l’altération des écosystèmes, ces effets pouvant conduire à des pertes économiques importantes (Landsberg, 2002 ; Anderson, 2008). Par exemple, en prenant en compte les effets directs sur les ressources marines, la santé publique, l’impact sur le tourisme et la surveillance, les HAB ont représenté un coût de 895 millions de dollars américains pour les Etats Unis et l’Union Européenne en 2003 (Hoagland et Scatasta, 2006). Les principaux modes d’action des HAB peuvent être divisés en deux groupes (Boalch, 1984) :
‒ Le premier concerne les organismes planctoniques producteurs de toxines pouvant conduire à la contamination des ressources alimentaires et à des mortalités massives d’organismes marins soit par accumulation des toxines le long des réseaux trophiques soit par toxicité directe (e.g. ichtyotoxicité).
‒ Le second groupe concerne les espèces formant des efflorescences (au sens strict), c’est-à-dire, qui sont capables d’atteindre de très fortes abondances et biomasses pouvant causer des effets sub-létaux sur les organismes par anoxie du milieu jusqu’à leur mort par asphyxie (Anderson, 2008). Il arrive parfois que des HAB possèdent les caractéristiques de ces deux groupes (i.e. forte biomasse et toxicité).
Toxicité des HAB
Sur les 5000 espèces phytoplanctoniques recensées, seules 300 ont été signalées responsables de HAB et 80 ont la capacité de produire des toxines, appelées phycotoxines (Hallegraeff, 1993 ; Granéli et Turner, 2006). La plupart des espèces toxiques appartiennent à la classe des Dinophyceae, des Bacillariophyceae (ou diatomées ; principalement du genre Pseudo-nitzschia) ou des Cyanophyceae (Zingone et Oksfeldt Enevoldsen, 2000 ; Landsberg, 2002). Les phycotoxines sont en général véhiculées à travers les réseaux trophiques depuis les brouteurs herbivores et les filtreurs suspensivores vers les prédateurs supérieurs (e.g., oiseaux, mammifères, homme inclus ; figure 1 ; Zingone et Oksfeldt Enevoldsen, 2000 ; Landsberg, 2002; Bhat et al., 2006 ; Glibert et al., 2005 ; Anderson, 2008), la majorité pouvant être transmise à l’homme par contamination des ressources aquacoles notamment, et conduire à six principaux syndromes :
‒ Intoxication paralysante (Paralytic Shellfish Poisoning, PSP)
‒ Intoxication diarrhéique (Diarrhetic shellfish Poisoning, DSP)
‒ Intoxication neurotoxique (Neurotoxic Shellfish Poisoning, NSP) et irritation respiratoire
‒ Azaspiracide (Azaspiracid Poisoning) .
‒ Intoxication amnésiante (Amnesic Shellfish Poisoning, ASP)
‒ Ciguatera (Ciguatera Fish Poisoning, CFP)
Les cinq premiers syndromes sont liés à la consommation de bivalves contaminés, c’est-à-dire qui se sont nourris d’espèces phytoplanctoniques toxiques. Le dernier syndrome, CFP, est lié à la consommation de poissons récifaux contaminés par bioaccumulation de ciguatoxine le long des réseaux trophiques (Zingone et Oksfeldt Enevoldsen, 2000 ; Hallegraeff, 2003 ; Bhat et al., 2006 ; Salas et al., 2011). Certaines espèces phytoplanctoniques peuvent être nocives à de faibles concentrations, notamment dans le cas des espèces extrêmement toxiques telles que la Dinophyceae Dinophysis sp. Ce genre est en effet responsable d’épisodes de DSP à des abondances d’environ 100 cellules. L-1 (Glibert et al., 2005 ; Masó et Garcés, 2006). D’autres prédateurs supérieurs peuvent aussi être victimes de la bioaccumulation des phycotoxines. Par exemple, lors d’efflorescences de Pseudo nitzschia sp., productrices d’acide domoïque, le transfert de la toxine via les poissons planctonivores (e.g., anchois, Engraulis mordax et sardines, Sardina pilchardus) vers les prédateurs supérieurs a provoqué une modification du comportement de lions de mer et d’oiseaux marins (cormorans et pélicans) ce qui a conduit à leur échouage le long des côtes californiennes voire leur mort (Work et al., 1993 ; Lefebvre et al., 1999 ; Gulland et al., 2000 ; Scholin et al., 2000).
Biomasse excessive
Certaines efflorescences phytoplanctoniques peuvent atteindre des abondances telles qu’elles peuvent générer des conditions d’hypoxie voire d’anoxie du milieu liées à l’apport massif de matière organique et à sa dégradation (Anderson, 2008). Cela peut conduire à des mortalités massives d’organismes marins, vertébrés (e.g. poissons, mammifères) comme invertébrés . Ce phénomène d’anoxie est accentué dans des baies enclavées où les conditions hydrodynamiques ne permettent pas un renouvellement suffisant des masses d’eau (Hallegraeff, 1992). Par exemple, en Afrique du Sud, des échouages massifs de homards (60 tonnes) et de poissons (1500 tonnes) ont été observés suite à la sénescence d’une efflorescence d’une Dinophyceae non toxique, Ceratium balechii (Pitcher et Probyn, 2011). Par ailleurs, certaines espèces responsables de HAB sont capables de modifier les propriétés physico-chimiques de l’eau de mer telles qu’une augmentation de la viscosité ou de l’acidité par exemple .
Contexte aquacole en zone côtière
Depuis les années 1980, la production aquacole ne cesse d’augmenter afin de répondre à la demande alimentaire d’une population humaine toujours plus importante. En effet, un doublement de la production aquacole a été observé au cours des trente dernières années, et la production piscicole marine mondiale atteignait 5,5 × 10⁶ tonnes en 2012, la Norvège et la Chine étant les plus gros producteurs (source FAO ). L’aquaculture constitue une source importante de nourriture de haute qualité et peut être considérée comme un outil de gestion permettant de limiter la pression de pêche sur les stocks de poissons sauvages. En effet, ces derniers sont parfois lourdement touchés par la surpêche et la dégradation des habitats, notamment dans les zones côtières (Kallee et al., 2002). Principalement pour des raisons pratiques (e.g. accès aux sites) les exploitations piscicoles sont généralement installées dans ces zones côtières. Cela les rend dépendantes des paramètres environnementaux et de leur variabilité qui peut être accentuée par la spécifité des sites (profondeur, hydrodynamisme). Les zones côtières sont le lieu d’intenses activités humaines puisque plus de 16 % de la population mondiale vit sur une bande littorale d’environ 15 km, à des densités de population cinq fois plus élevées que la moyenne des zones habitées (Noin, 1999). En plus d’une urbanisation du littoral (par exemple, plus de 95 % de la côte belge en mer du Nord est le siège d’activités humaines ; Van den Steen et al., 2005), s’y associe une exploitation importante des ressources marines puisque 90 % de la pêche mondiale et la quasi-intégralité des activités aquacoles se déroulent dans les zones côtières (e.g., crevetticulture dans les mangroves, élevage de saumons dans les fjords en Atlantique Nord, conchyliculture sur l’estran ; Holligan et Reiners, 1992).
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
1. Le compartiment phytoplanctonique en milieu côtier
1.1. Les efflorescences phytoplanctoniques
1.2. Notion d’Harmful Algal Blooms
Toxicité des HAB
Biomasse excessive
2. Contexte aquacole en zone côtière
3. Impacts du phytoplancton et des HAB sur les poissons
3.1. Modifications de l’environnement physico-chimique
Viscosité
Acidité
3.2. Ichtyotoxicité
3.3. Effets mécaniques, altération des tissus, colmatage des branchies
4. Problématique et objectifs de la thèse
Objectifs et organisation du manuscrit
CHAPITRE I. ETUDE PRELIMINAIRE : COÏNCIDENCE ENTRE L’EFFLORESCENCE PHYTOPLANCTONIQUE PRINTANIERE ET LES MORTALITES DE BAR EN MER DU NORD
I.1. INTRODUCTION : SITE ATELIER ET PROBLEMATIQUES ASSOCIEES
I.2. MATERIEL ET METHODES
I.2.1. Bases de données
I.2.2. Analyses numériques
I.3. RESULTATS ET DISCUSSION
CHAPITRE II. DIVERSITE DE PSEUDO-NITZSCHIA DANS LE SUD DE LA MER DU NORD, PRODUCTION D’ACIDE DOMOÏQUE ET COMMUNAUTES PHYTOPLANCTONIQUES ASSOCIEES
II.1. PREAMBULE
II.2. INTRODUCTION
II.3. MATERIAL AND METHODS
II.3.1. Sampling strategy
II.3.2. Phytoplankton standing stock and community composition
II.3.3. Data analyses
II.4. RESULTS
II.4.1. Hydrological conditions
II.4.2. Phytoplankton standing stock
II.5. DISCUSSION
II.6. CONCLUSION
CHAPITRE III. EFFETS DE PSEUDO-NITZSCHIA DELICATISSIMA SUR LES JUVENILES DE BAR. EXPERIENCE D’EXPOSITION
III.1. PREAMBULE
III.2. INTRODUCTION
III.3. MATERIAL AND METHODS
III.3.1. Experimental settings
III.3.2. Pseudo-nitzschia delicatissima culture
III.3.3. Seawater sampling
III.3.4. Fish sampling and analyses
Gills and gut analyses
Fish condition and physiological performances
III.3.5. Statistical analyses
III.4. RESULTS
III.4.1. Experimental conditions
III.4.2. Fish physiological performances
III.4.3. Fish gills, gut content, and morphological observation
III.5. DISCUSSION
III.5.1. Experimental conditions
III.5.2. Pseudo-nitzschia delicatissima effect on fish
III.6. CONCLUSION
CHAPITRE IV. EFFETS DE L’EFFLORESCENCE PHYTOPLANCTONIQUE PRINTANIERE SUR LES JUVENILES DE BAR. UTILISATION DES MOULES COMME OUTIL DE MITIGATION.
IV.1. PREAMBULE
IV.2. INTRODUCTION
IV.3. MATERIALS AND METHODS
IV.3.1. Experimental design
IV.3.2. Sampling strategy
Hydrobiological parameters
Phytoplankton sampling and enumeration
Mussel filtration activity
Fish sampling
IV.3.3. Data analyses
IV.4. RESULTS
IV.4.1. Hydrobiological context
IV.4.2. Mussel clearance rate and impact on phytoplankton
IV.4.3. Fish physiological performances
IV.4.4. Gills observation
IV.5. DISCUSSION
IV.5.1. 4.1 Environmental context
IV.5.2. Mussel filtration activity
IV.5.3. Water quality improvement due to mussel biofiltration
IV.5.4. Seawater quality and its effects on juvenile sea bass growth and condition
IV.1. CONCLUSION
CHAPITRE V. DISCUSSION
CONCLUSION GENERALE
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