L’HISTOIRE COMME SOURCES D’INSPIRATION
Dans les trois pièces que sont La Politique des restes, Sainte Europe et M. le Modéré, Adamov use de procédés comiques qu’il met au service de sa volonté critique. Il fait naître le rire du spectateur en mettant en scène des personnages dont résulte l’impression, selon le mot de Bergson, de « mécanique plaqué sur du vivant». Ces personnages prennent place dans une société qui apparaît comme déguisée, et se livrent à une mascarade, un jeu des apparences masquant une réalité dont Adamov dénonce les contradictions, s’appuyant sur les procédés satiriques par excellence de dégradation et d’inversion.
« Du mécanique plaqué sur du vivant » : la raideur versus la souplesse
Dans son étude Le Rire : Essai sur la signification du comique, Bergson développe l’idée selon laquelle un effet comique serait provoqué, à l’origine, par une impression qu’il formule ainsi : « du mécanique plaqué sur du vivant ». Ce qui, pour le philosophe, constitue le procédé essentiel de fabrication du comique apparaît dans les trois pièces étudiées où les personnages semblent avoir en eux une véritable « raideur de mécanique » qui transparaît dans leurs discours comme dans leurs gestes au point de n’en faire plus que des pantins.
La raideur mécanique des personnages : inadaptation
Selon Bergson, « [la comédie] commence avec ce qu’on pourrait appeler le raidissement contre la vie sociale. Est comique le personnage qui suit automatiquement son chemin sans se soucier de prendre contact avec les autres . » C’est ce qui se produit pour les protagonistes de nos trois pièces, chacun étant, à sa manière, enfermé dans une mécanique hermétique, conditionné par elle.
Cette idée transparaît à la seule lecture du titre M. le Modéré, titre de facture classique, renvoyant au personnage principal. Il convient de remarquer que ce dernier n’est pas nommé. Le dramaturge ne nous livre qu’une lettre, « M ». S’agit-il de l’initiale d’un nom propre ou de l’abréviation de « Monsieur » ? La lecture de la pièce révèlera que les deux hypothèses sont possibles puisque le personnage se prénomme Maurice. Mais là n’est pas l’élément principal. En effet, cette absence signifie que ce n’est pas sur le nom que l’auteur choisit d’attirer l’attention, et plus encore, que ce n’est pas le nom qui caractérise le personnage. La seule information donnée à son sujet est le qualificatif « le Modéré ». C’est ce dernier qui sert à l’identifier. En cela, le titre rappelle, bien sûr, ceux de comédies de Molière comme Les Précieuses ridicules, Tartuffe ou l’Imposteur, Le Misanthrophe ou l’Atrabiliaire amoureux, L’Avare ou encore Le Malade imaginaire. Mais alors que les titres moliéresques ont une connotation péjorative et renvoient à des vices, à des ridicules, le terme « modéré », lui, signifie « qui fait preuve de mesure, qui se tient éloigné de tout excès . » Il s’agit donc d’un qualificatif positif. En témoignent ses synonymes qui sont « mesuré », « pondéré » et surtout « sage ». Adamov aurait-il écrit une pièce louant les vertus d’un personnage ? Un élément vient mettre à mal cette hypothèse : la lettre qui désigne le protagoniste, « M », est la même que celle par laquelle commence l’adjectif .
« modéré », comme si la modération était constitutive du personnage, comme si celui-ci était entièrement dominé par ce trait de caractère. La modération devenant excès : tel est le paradoxe du titre et sans nul doute le paradoxe du personnage. Le dramaturge l’écrit dans une note préliminaire, « M. le Modéré (cinquante ans) sera ridicule par cet excès de raison qui confine toujours à la déraison. » (M.M., p. 11). Adamov, par ce titre, situe sa pièce dans la lignée des sujets « traditionnels » de la comédie, la modération pouvant être considérée comme une obsession du protagoniste, la vertu devenant chez lui un vice et, qui plus est, un vice propre à provoquer le rire.Au sujet des vices comiques, qu’il distingue des vices tragiques, Bergson explique :
[…] le vice qui nous rendra comiques est […] celui qu’on nous apporte du dehors comme un cadre tout fait où nous nous insérerons. Il nous impose sa raideur, au lieu de nous emprunter notre souplesse. Nous ne le compliquons pas : c’est lui, au contraire, qui nous simplifie. […] beaucoup de comédies portent un nom commun : L’Avare, Le Joueur, etc. Si je vous demande d’imaginer une pièce qui puisse s’appeler Le Jaloux, par exemple, vous verrez que Sganarelle vous viendra à l’esprit, ou Georges Dandin, mais non pas Othello : Le Jaloux ne peut être qu’un titre de comédie. C’est que le vice comique a beau s’unir aussi intimement qu’on voudra aux personnes, il n’en conserve pas moins son existence indépendante et simple ; il reste le personnage central, invisible et présent, auquel les personnages de la pièce sont suspendus sur la scène.
Telle est la modération pour Maurice. Si elle apparaît pour lui comme un dogme, un programme de vie, presque une vocation, c’est en réalité parce que ce n’est pas lui qui fait preuve de modération, mais bien la modération qui use de lui au point de le définir entièrement, de le « simplifier ». Maurice n’est plus que modéré, excessivement modéré, modéré pour tout, ce qui le conduit à reconsidérer mécaniquement, toutes ses décisions, tous les événements de sa vie, qu’il s’agisse des points blancs dans sa gorge (M.M., p. 15) ou de la façon dont il convient de traiter les manifestants (M.M., p. 51-52). Cette disproportion est bien la preuve que le trait dominant du personnage et dominant le personnage entraîne chez ce dernier un raidissement contre la vie sociale, une inadaptation aux situations auxquelles il est confronté. Son manque de souplesse, véritable raideur de mécanique, est souligné par un comique de répétition mis en place par Adamov. Les scènes de délibération de Maurice sur la modération ou non modération d’une parole, d’une situation, d’une décision se retrouvant presque à chaque tableau font du protagoniste non plus un homme modéré, mais un automate de la modération. Celle-ci peut être qualifiée par un terme qui n’est pas sans rappeler la comédie moliéresque, celui de « marotte », désignant une idée fixe, une manie. La modération est la marotte de Maurice, de même que la sincérité est la marotte d’Alceste, la santé celle d’Argan, la richesse celle d’Harpagon.
A côté des personnages à marotte se trouvent, chez Molière les chimériques vivant dans une folie d’irréalité, comme M. Jourdin, le bourgeois-gentilhomme ébloui de noblesse, entêté de belles manières. Ne sont-ce pas ces êtres à chimères que l’on retrouve à travers les personnages de Sainte Europe ? Se voir Empereur du Tout-Occident n’est autre que la chimère de Karl, sacré par le Pape Innocent XXV dans un « rêve de compensation et de bonheur » (S.E., p. 219) :
Karl, ressemblant à Charlemagne. Barbe fleurie sans doute. Vêtements semimodernes, semi- conformes à l’imagerie de l’époque. Il se prosterne devant le Pape (costume « immortel »), qui tient entre ses mains, une couronne compliquée, surchargée : la Couronne d’Occident. A quelques pas de Karl, debout, droite, raide, Grethe- France- Laure, dans un costume du Moyen Age, quelque peu revu toutefois par Dior ou Chanel. INNOCENT XXV, chantant : Au nom du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, Et cela, bien sûr, sans nous soucier en rien Du chauve petit roitelet surnommé Crépin Moi, Urbain, Seigneur Patenté et par l’Entière Chrétienté désigné, Vous sacre, Karl, Empereur de l’Occident tout entier Non seulement du Pays Franc, de l’Alémanie et de la Castille ; Déjà acquises, conquises, Mais encore, assurément, du Brabant Et assurément, également, du Bénévent. Innocent XXV pose la couronne sur la tête de Karl, qui lui baise la main, mais, presque aussitôt, comme s’il avait honte d’un tel hommage, Innocent XXV retire sa main et s’agenouille devant Karl. Karl, bien sûr, le laisse faire et debout, immobile, regarde droit devant lui, et debout, toujours à la même place, Grethe- France- Laure, même attitude, princière, raide.
DES VOIX OFF : A Karl Auguste, couronné par Dieu, Empereur de la Toute-Europe immortelle, à Karl le Bel, par surcroît, dès maintenant, Prince du Bénévent. (S.E., p. 213) .
Parmi les chimériques se trouve également la « très catholique » (S.E., p. 188) Teresa, qui n’aspire qu’à une sainteté suprême, au point de se rêver, au quatrième tableau, en Sainte Thérèse d’Avila. Le fait d’introduire dans la pièce de telles scènes oniriques, de transposer en rêve les aspirations qu’ont les personnages dans leur vie éveillée permet de souligner leur caractère illusoire, le détachement de la réalité. Alors qu’avec la marotte, le ridicule vient de ce que le personnage rejette tout ce qui n’entre pas dans son obsession, le ridicule chimérique est mis en lumière par l’écart avec la réalité. Le personnage à marotte est un étourdi, celui que Bergson présente sous les traits du distrait quand le personnage à chimère se trompe plutôt dans sa représentation de lui-même. Chimères et marottes peuvent néanmoins communiquer. La modération absolue qui obsède Maurice Dupré n’est-elle pas une vaine illusion ? Les aspirations de Karl et de Teresa ne tournent-elles pas à l’obsession ? La chimère pouvant se faire marotte et la marotte se fonder sur la chimère, les personnages adamoviens sont in fine tous soumis, pour reprendre les mots de Bergson, à la raideur d’une idée fixe. Sans doute le personnage pour lequel celle-ci prend les proportions les plus démesurées est-il celui de Johnnie dans La Politique des restes. Son idée fixe est celle que les Noirs, d’abord, et par la suite la totalité de la société, sont ligués contre lui afin de le contraindre à avaler des ordures déposées par terre à son intention, opération menée par une organisation de son invention qu’il nomme « la Politique des Restes » (P.R., p. 163). Tous ses actes, toutes ses paroles sont régis par cette idée, absurde pour les autres personnages, les lecteurs ou les spectateurs, parfaitement logique et sensée pour lui, et qui l’empêche de se plier aux lois, aux conventions de la société dans laquelle il se trouve.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE I LE COMIQUE DES PIÈCES ADAMOVIENNES
A – « DU MÉCANIQUE PLAQUÉ SUR DU VIVANT » : LA RAIDEUR VERSUS LA SOUPLESSE
1°- La raideur mécanique des personnages : inadaptation
2°- Des discours mécaniques
3°- Des gestes mécaniques
B – UNE MASCARADE SOCIO-POLITIQUE
1°- La transposition
2°- Le travestissement
3°- Des « jeux de rôles » : « la forme voulant primer le fond »
C – LES « CONTRADICTIONS CRIARDES »
1°- Les failles de la mécanique
2°- Un reflet dégradé de l’histoire
3°- Mundus inversus
PARTIE 2 « CERNÉ PAR LE MALHEUR, IL FALLAIT QUE J’ÉCLATE DE RIRE OU ME SUICIDE »
A – RIRE D’UNE SITUATION DRAMATIQUE
1°- L’ironie d’Adamov : derrière les beaux discours, la réalité sordide
2°- Mundus peruersus
3°- L’humour d’Adamov : justifier l’injustifiable
B – LE TRAGI-COMIQUE ADAMOVIEN
1°- « Une pièce qui ne serait pas tragi-comique me paraîtrait déplacée voire dangereuse » : nécessité du comique
2°- Des personnages tragi-comiques
3°- Adamov, personnage de ses pièces
C – LE RIRE ET LE DÉSESPOIR
1°- La politesse du désespoir ?
2°- « Rire jusqu’au hoquet »
3°- Humour libérateur
PARTIE 3 LE RIRE ET LE SPECTATEUR
A – COMPLICITÉ
1°- Nécessité d’une connivence
2°- Du naïf au complice
3°- La parole de l’auteur
B – CASTIGAT RIDENDO MORES ?
1°- Echo d’une société : risques
2°- Nécessité de distancier
3°- Jugement critique du spectateur
C – DEMI-ÉCHEC, DEMI-SUCCÈS
1°- Les limites de la connivence
2°- Entre engagement et enfermement : quelle postérité possible ?
3°- « »Transposer » toujours et donc rire toujours »
CONCLUSION