Le club comme modèle d’organisation des travailleurs créatifs au sein des quartiers créatifs 

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La culture et la créativité comme outils de développement et de valorisation des territoires : les concepts de ville créative et de « classe créative »

La présentation des concepts de ville créative et de « classe créative » est rendue nécessaire par l’application de ces théories dans des politiques urbaines, économiques et culturelles et les effets de ces politiques sur la fragmentation socio-spatiale des villes. Cette présentation est également justifiée par l’importance des travaux de Charles Landry (2000) et de Richard Florida (2002) dans la place centrale occupée aujourd’hui par la culture et la créativité dans le débat sur le développement urbain et économique (Pilati et Tremblay, 2010). Après la présentation des deux concepts, les enjeux inhérents en termes de ségrégation et de cohésion sociale seront mis en avant.

La ville créative : une utopie séduisante

Promu par des auteurs tels que Charles Landry (2000), le concept de la ville créative est issu des milieux universitaires anglo-saxons des années 1990. Charles Ambrosino et Vincent Guillon (2010) proposent une grille de lecture de la ville créative suivant trois entrées qui interagissent entre elles :
Gouverner :  La  culture  est  placée  au  cœur  des  politiques  territoriales,  à  l’interface  des culturelle mais « une approche culturelle des politiques urbaines » (Ibid., p. 25). Cette vision transversale de la culture est contestée par certains acteurs défendant un retour à la fonction première de la culture : l’art pour l’art, pas pour la construction urbaine, le lien social ou le développement économique.
Consommer : Dans le contexte de concurrence entre les territoires, la ville créative est mobilisée comme un label permettant aux villes qui en bénéficient de se différencier des autres. La ville créative serait attractive pour les touristes et les habitants qui viendraient y consommer une offre culturelle diversifiée et un cadre de vie agréable.
Produire : La ville créative est à nouveau mobilisée comme un label différenciant mais cette fois en tant que territoire productif caractérisé par un écosystème d’acteurs culturels et créatifs participant activement au développement économique du territoire.
La ville créative est donc affichée à la fois comme un nouveau mode de gouvernance intégrant la culture de manière transversale, comme une offre complète de biens et de services culturels et créatifs à consommer, et enfin comme un support efficace au développement économique des territoires. Elle est depuis le début des années 2000 mobilisée dans les stratégies de développement et de marketing urbain (Liefooghe, 2010b). Le marketing urbain cherche à valoriser une ville attractive pour en assurer la compétitivité. Il regroupe l’ensemble des pratiques de communication territoriale visant à mettre en avant des attributs spatialement localisés afin d’inciter à leur consommation (Dumont et Devisme, 2006). Le marketing urbain se base de plus en plus sur la culture qui en devient l’un des objets principaux, à tel point que Guy Saez parle de marketing culturel-urbain » (Saez, 2010, p. 30). La culture est utilisée pour recréer une imagerie des territoires et véhiculer une identité des métropoles à même de les différencier (Taliano-Des Garets, 2007). Le label des « villes créatives » créé en 2004 par l’Unesco témoigne de ce rôle attribué à la culture (Meyronin, 2015). Les stratégies marketing faisant la promotion d’une ville culturelle et créative se développent alors même qu’elles sont insuffisantes à la création de réelles dynamiques créatives (Saez, 2010). La diffusion du modèle de la ville créative interroge jusqu’à l’efficacité de ces stratégies dans la différenciation des territoires dans la mesure où leur originalité est limitée par les effets de mode et les comportements mimétiques (Vanolo, 2008).
Dans la lignée du succès de la reconversion urbaine et économique de Bilbao structurée autour du musée Guggenheim, de nombreuses villes ont misé sur la culture pour se différencier, se développer et transformer leur image (Fagnoni et Gravari-Barbas, 2015). Les villes de Nantes et de Marseille étudiées dans cette thèse sont de bons exemples de cette stratégie aux dimensions principalement urbaines, culturelles, économiques et touristiques (voir annexe 4). Cette stratégie a particulièrement été mise en application dans les villes touchées par la crise industrielle des années 1970. Si elle a eu les effets escomptés dans certains cas (Bilbao, Nantes…), la reconversion des territoires par la culture connaît de nombreux échecs. La réplication du modèle Bilbao dans les villes britanniques visait à assurer le renouveau de friches urbaines et industrielles, en changer durablement l’image et y attirer des entreprises culturelles et créatives (Bailoni, 2014). Cependant, la multiplication des projets urbains fondés sur l’implantation de grands équipements culturels (musées…) ne s’est pas accompagnée d’une réussite automatique. La fermeture du National Centre for Popular Music de Sheffield un an après son ouverture en 1999 à cause de son coût élevé et de la faible affluence du public en est un exemple (Ibid.). D’autres cas tels que l’antenne de l’Institut du Monde Arabe à Tourcoing illustrent les possibles échecs des projets fondés sur le modèle Bilbao (Grelet et Vivant, 2014). Ces exemples donnent à voir l’incertitude qui entoure la réussite urbaine, culturelle, économique et touristique des stratégies inspirées du concept de la ville créative.

La « classe créative » et ses limites

Théorisée par Richard Florida (2002 et 2005), la « classe créative » (creative class) a connu un franc succès auprès des décideurs politiques. Pour l’auteur, le développement des villes repose aujourd’hui sur leur capacité à attirer les individus talentueux et créatifs, les membres de la fameuse « classe créative ». Cette « classe » est composée de trois sous-groupes : bohemians (artistes…) ; super-creative core (architectes, scientifiques, ingénieurs…) ; creative professionals (médecins, avocats, traders…). Elle englobe une très grande variété de secteurs d’activité et de métiers. Selon R. Florida, c’est en attirant les membres de la « classe créative » que les territoires pourront se développer économiquement. Pour cela, les villes doivent créer les conditions favorables à l’attraction et l’accueil de cette « classe ». L’auteur suggère aux décideurs politiques de s’appuyer sur les principes de tolérance, d’ouverture et de diversité. L’environnement urbain et les autres soft factors sont identifiés comme les déterminants principaux de la localisation des membres de la « classe créative ». La présence de bars, de restaurants, de parcs et d’une offre culturelle diversifiée (cinémas…) sont autant d’éléments qui influencent leur choix entre les villes. Pour R. Florida, la concentration de la « classe créative » au sein d’une ville attire les firmes, stimulant la croissance économique du territoire. L’intérêt des travaux de ce chercheur tient à la mise en avant du rôle de la culture et de la créativité dans le développement des territoires.
A l’image de la ville créative, la « classe créative » a inspiré des responsables politiques du monde entier dans leur stratégie de relance ou de renforcement du développement de leur territoire12. Florida s’est mué en conférencier distillant conseils et outils d’aide à la décision aux décideurs politiques13 (Chantelot, 2010). Le succès auprès des élus et des professionnels de l’aménagement s’accompagne de vives critiques issues du monde académique (Tremblay et Tremblay, 2010). La théorie de R. Florida est contestée par de nombreux auteurs (Peck, 2005 ; Shearmur, 2010). Les critiques mettent en doute à la fois la méthodologie utilisée, la fiabilité des résultats obtenus, l’emploi du terme de « classe » et la trop grande hétérogénéité des catégories sociales intégrées dans la « classe créative » (Chantelot, 2009). L’hypothèse de la grande mobilité des membres de cette « classe » et de la détermination de leur choix de localisation suivant les soft factors est contredite par des recherches d’envergure menées dans le cadre du projet Acre14 (Eckert et al., 2012 ; Grossetti, 2014 ; Martin-Brelot et al., 2010). Le lien de causalité établi par R. Florida entre la présence de la « classe créative » et la réussite des villes est également remis en cause : « Il n’existe pas l’ombre d’une donnée empirique pour étayer aucune des hypothèses centrales de la théorie de la classe créative relativement au développement économique urbain » (Levine, 2010, p. 86).
La ville créative pour la « classe créative » : ségrégation et fragmentation socio-spatiale
Malgré les critiques, les théories de la ville créative et de la « classe créative » inspirent la mise en place concrète de stratégies de développement. Ces stratégies sont soumises à des risques d’échec liés au manque de fondements scientifiques de ces théories et à l’application mécanique de quelques principes censés permettre le développement de territoires hétérogènes. Comme le montre Richard Shearmur (2010) dans sa critique des travaux de R. Florida, l’impact de ces stratégies va au-delà. La promotion d’une ville créative pour les membres de la « classe créative » est porteuse d’une vision élitiste de la fabrication de l’urbain. La théorie de R. Florida invite les décideurs politiques à aménager la ville pour les individus les plus créatifs et talentueux de la société, laissant de côté la « classe non créative ». Rejoint par d’autres auteurs sur cet argument (Pilati et Tremblay, 2007 ; Vivant, 2006), R. Shearmur pointe que « le message qu’il [R. Florida] véhicule auprès des décideurs municipaux est que les villes et les régions doivent modifier leurs politiques locales, leur aménagement et leurs dépenses afin de satisfaire les préférences (en termes de style de vie) de cette classe créative. Etant donné que cette classe comprend par définition les personnes les mieux nanties de la nouvelle économie, l’aristocratie du savoir, le message revient alors à dire qu’il faut que les municipalités contribuent à renforcer les avantages de leurs élites » (Shearmur, 2010, p. 112-113).
Bien que R. Florida (2004 et 2005) se défende de promouvoir une vision élitiste de la créativité et du développement urbain et économique, l’appropriation et l’application de ses théories par les décideurs politiques favorisent le renforcement des inégalités et des ségrégations sociales : « Dans les faits, les politiques municipales qui sont tirées des théories de Florida ont pour effet de promouvoir l’attraction et la rétention des élites, souvent aux dépens d’autres actions plus concrètes et moins visibles » (Shearmur, 2010, p. 114). La théorie de R. Florida sert ainsi de légitimation à des politiques visant la gentrification des centres villes par des aménagements susceptibles d’attirer la « classe créative » (Rousseau, 2009 ; Vivant, 2009).
De manière générale, le modèle de la ville créative est critiqué pour ses effets amplificateurs de la fragmentation sociale et spatiale des espaces urbains. La ville créative « renvoie les groupes qui ne font pas partie de la creative class (soit 80 % de la population selon les comptes estimatifs de R. Florida) à vivre dans une autre ville » (Saez, 2010, p. 33). Dans la ville créative, les formes de développement créatif ont tendance à rester enfermées dans des enclaves urbaines sans que les retombées positives ne se diffusent à l’échelle métropolitaine (Besson, 2010). Sous le couvert d’un vocabulaire séduisant valorisant la créativité et la culture, les décideurs politiques mobilisant la ville créative contrent la critique artiste (Boltanski et Chiapello, 1999) et justifient des stratégies favorisant les élites au détriment du reste de la société. Ainsi, « de nouveaux mécanismes de discrimination sociale et spatiale se dessinent sous le paravent esthétique de la « ville créative » » (Besson, 2010, p. 6).
La mise en application du modèle de la ville créative dessine une ville fragmentée composée d’archipels créatifs isolés du tissu urbain environnant. La « classe créative » prendrait place dans des enclaves, sortes de bulles créatives, dont seraient exclus les autres. Le critique d’art Brian Holmes interroge la pertinence de ce modèle d’organisation socio-spatiale en prenant l’image du parc plutôt que de la bulle : « Nous autres intellectuels, artistes et bohémiens, membres incertains d’une classe ascendante, pouvons-nous continuer d’habiter un rêve urbain – de « vivre et travailler dans le parc » – dans la plus parfaite inconscience du nouveau jeu d’inclusion/exclusion qui se dessine à l’échelle mondiale, sous le couvert esthétique de la « ville créative » ? » (Holmes, 2005, p. 100).
Les échelles et les facteurs de l’agglomération spatiale des activités culturelles et créatives
L’agglomération spatiale des activités culturelles et créatives se décline à trois échelles principales et répond à plusieurs facteurs déterminants.
Des métropoles mondiales aux espaces de coworking en passant par les quartiers urbains centraux : les échelles de l’agglomération spatiale des activités culturelles et créatives
Malgré la croissance des échanges numériques et des mobilités individuelles, le lieu, l’espace et le territoire importent toujours pour les travailleurs créatifs (Evans, 2009). Leur inégale répartition spatiale en témoigne avec l’émergence et le renforcement de polarités culturelles et créatives. L’agglomération spatiale des activités culturelles et créatives se décline à trois échelles. Elle est tout d’abord observable à l’échelle mondiale avec une concentration des effectifs dans les grandes métropoles telles que New-York, Los Angeles, Londres ou Paris (Scott, 2000). Ces métropoles s’affirment alors comme les centres culturels et créatifs principaux.
L’agglomération des activités culturelles et créatives est également perceptible à l’échelle des villes avec une tendance à la concentration dans les quartiers urbains centraux (Markusen, 2008). Des études statistiques menées sur les grandes villes canadiennes (Hill, 2010) ou sur des cas français comme Toulouse (Observation Veille Economie et Emploi Grand Toulouse, 2011) en attestent. Les cas de Paris et de Berlin confirment cette configuration avec une agglomération des lieux d’exposition culturels (musées, galeries) dans le centre-ville et une concentration des lieux de création artistique dans des quartiers péricentraux tels que Belleville (Boichot, 2013). A l’image du regroupement des agences d’architecture autour de l’entreprise de Rem Koolhass dans les quartiers centraux de Rotterdam (Kloosterman, 2008 ; Kloosterman et Stegmeijer, 2005), la dynamique d’agglomération dans les espaces urbains centraux est la même pour les secteurs créatifs. Cette deuxième échelle d’agglomération possède une existence historique. A partir de la Renaissance, de nombreux quartiers artistiques émergent et polarisent « les activités de création et de consommation artistiques » (Traversier, 2009, p. 7). A la fin du XIXème siècle, le quartier de la chanson à Paris concentre tous les acteurs de la chaîne de valeur de la musique (Campos, 2009). Les auteurs, les chanteurs, les éditeurs, les agents et les directeurs de salles et de théâtres s’y croisent. Le chanteur Félix Mayol raconte ainsi sa découverte du quartier :
A ma grande surprise, tous les éditeurs, plus une notable quantité de cafés-concerts – et non les moindres – étaient réunis, entassés à s’étouffer, dans un maigre espace, qui me parut d’autant plus restreint que je m’attendais à plus d’immensité… Aux terrasses des cafés environnants, ma compagne, qui ne voulait perdre aucune occasion de m’initier, me désigna, en me les nommant au fur et à mesure, tous les artistes qui, quotidiennement, venaient s’y retrouver à l’heure rituelle de l’apéritif, et je te prie de croire qu’il y en avait quelques-uns ! » (Mayol, 1929, p. 62).
Enfin, l’agglomération spatiale des activités culturelles et créatives s’opère à l’échelle des bâtiments et des bureaux (Liefooghe, 2015a). De nombreuses entreprises et associations des secteurs culturels et créatifs ont recours à des pratiques de coopération et de mutualisation incluant la co-localisation au sein d’un même espace de travail (Deniau, 2014). Le développement des espaces de coworking s’inscrit dans cette dynamique d’agglomération des activités à une micro échelle. Ces espaces pouvant eux-mêmes être implantés dans des quartiers concentrant des activités culturelles et créatives19, l’agglomération à l’échelle des bureaux renforce la polarisation des travailleurs créatifs dans certains territoires.
Les espaces de coworking sont des bureaux professionnels partagés par des travailleurs (coworkers) n’appartenant pas à la même structure juridique (Spinuzzi, 2012). Contre le paiement d’une cotisation ou d’un loyer, les espaces de coworking offrent aux travailleurs l’accès à un espace généralement en open space composé de postes de travail connectés à Internet, d’espaces collectifs (cuisine, jardin, terrasse, cafétéria…), d’infrastructures et de matériels partagés (imprimante, salle de réunion…). Il en existe une grande variété se différenciant selon leur taille, leur statut, leur degré de spécialisation sectorielle, etc. (Liefooghe, 2013). Une distinction est possible entre des espaces « de type associatif et communautaire » et des espaces proches « du modèle classique des centres d’affaires » (Liefooghe, 2016, p. 184). Les premiers relèvent d’initiatives d’entrepreneurs souhaitant créer un espace de travail à partager avec d’autres entrepreneurs. Les seconds correspondent à des produits immobiliers proposés par des groupes tels que Multiburo. Ils s’adressent davantage à des cadres nomades salariés d’entreprises pour lesquels le travail se fait de plus en plus hors des locaux de la firme (Marzloff, 2013).
De l’arbitrage prix-centralité à l’effet label : combinaison des facteurs de l’agglomération spatiale des activités culturelles et créatives
L’agglomération spatiale des activités culturelles et créatives résulte d’une combinaison de quatre facteurs principaux. Le premier tient aux lois du marché immobilier et foncier. De par leur densité de population, d’équipements et de réseaux, les espaces urbains centraux sont privilégiés par les travailleurs créatifs (Ovidio et Ponzini, 2014). Ce désir de centralité est combiné à des contraintes financières qui entraînent mécaniquement la concentration de ces activités dans des quartiers centraux ou péricentraux dégradés aux prix de l’immobilier accessibles. Les espaces alliant ces deux critères et possédant une épaisseur historique, sociale et culturelle singulière sont particulièrement attractifs pour les travailleurs créatifs dont l’attrait pour les qualités sensibles des territoires est reconnu (Ambrosino, 2013). La constitution des polarités artistiques et créatives repose d’abord sur des choix homogènes de travailleurs créatifs arbitrant entre la centralité et les prix de l’immobilier, entre opportunités et contraintes (Boichot, 2014). Cet arbitrage est également un facteur de concentration des activités culturelles et créatives à l’échelle des espaces de coworking. Pour les travailleurs créatifs comme pour les autres coworkers, l’une des raisons du recours à ce type d’espaces tient à la recherche d’économie financière quant à la location d’un bureau (Capdevila, 2015). Le partage des coûts fixes liés à l’espace de travail permet aux travailleurs de se localiser dans des zones centrales à des prix abordables.
Le deuxième facteur est lié aux forces centripètes qui incitent à l’agglomération des activités. Depuis l’atmosphère industrielle d’Alfred Marshall (1919) jusqu’au cluster de Michael E. Porter (1998) et au district industriel italien de Giacomo Becattini (2004), la concentration spatiale est prônée pour profiter d’externalités positives (accès à l’information…) et de rendements croissants. Elle doit notamment favoriser la transmission de savoirs et de connaissances tacites entre les individus et donc stimuler la créativité et l’innovation. Doublée d’un réseau local, l’agglomération des activités fait émerger un bassin de compétences spécifique et une atmosphère singulière qui attribuent un avantage concurrentiel aux acteurs de ce réseau (Scott, 2006). L’ambiance créée au sein d’un territoire par la concentration d’artistes attire d’autres artistes et plus largement des travailleurs créatifs (Boichot, 2014). Ainsi, dans un effet d’entraînement, la concentration entraîne la concentration. Des forces centrifuges limitent toutefois les retombées positives de l’agglomération spatiale et incitent au contraire à la dispersion des activités dans l’espace (Sagot-Duvauroux, 2013). Les prix de l’immobilier, la congestion des espaces centraux, les risques d’espionnage ou encore les technologies numériques de communication en font partie. En favorisant les échanges à distance, les technologies de l’information et de la communication permettent aux acteurs économiques de se disperser spatialement tout en poursuivant leurs collaborations (Picard, 2009). Pourtant, les concentrations spatiales d’activités culturelles et créatives perdurent et se renforcent. Cette dynamique s’explique par l’importance de la co-localisation pour les microentreprises. Contrairement aux grandes firmes capables de se déployer sur différents sites et de répondre aux besoins ponctuels de proximité géographique par le déplacement d’équipes de travail, les microentreprises sont davantage sujettes à la co-localisation (Rallet et Torre, 2004). Majoritairement composés par de micro organisations, les secteurs culturels et créatifs sont particulièrement concernés. Ainsi, les activités culturelles et créatives sont encouragées à se regrouper spatialement, notamment car leurs chances de survie sont plus élevées si elles appartiennent à un district culturel (Greffe et Simonnet, 2008). Au final, la territorialisation des acteurs de l’économie créative demeure forte et axée sur les espaces centraux des villes de façon à bénéficier de la logique de réseau et de face-à-face permettant de s’adapter au mode projets de ces secteurs (Vivant, 2009). C’est également cette logique qui incite les travailleurs créatifs à se concentrer dans des espaces de coworking. Au-delà de l’aspect financier, les coworkers cherchent dans ces lieux à tisser des relations avec d’autres professionnels pour sortir de l’isolement social (Boboc et al., 2014), se créer un réseau et nouer des partenariats (Spinuzzi, 2012). Les espaces de coworking constituent pour les coworkers des lieux de rencontre, d’échange en face-à-face et d’apprentissage (Capdevila, 2015 ; Fabbri et Charue-Duboc, 2013).
Le troisième facteur correspond à l’effet de label territorial. Construites par les lois du marché immobilier et les forces centripètes, les polarités culturelles et créatives font émerger une image de marque associée au territoire dans lequel elles s’ancrent. La localisation au sein de ce territoire permet aux activités culturelles et créatives de bénéficier d’un effet de label exclusif partagé uniquement par les membres du cluster ou du district (Santagata, 2002). Dans le cas d’un dépôt officiel, le label garantit un droit de propriété sur les productions des travailleurs créatifs. Il présente plusieurs intérêts principaux pour les membres. Il certifie de la qualité des productions auprès des clients et des publics, assure la différenciation des productions sur le marché et véhicule une image positive de chaque activité culturelle et créative membre tout en favorisant leur visibilité (Ibid.). Dans le cas du Northern Quarter de Manchester, le cluster culturel offre aux travailleurs créatifs un effet de marque profitable à leur activité en garantissant la qualité de leurs services auprès des clients potentiels (Mommaas, 2004). En attirant de nouvelles activités culturelles et créatives, l’effet label renforce la concentration déjà existante et fait du territoire the place to be pour les acteurs des secteurs culturels et créatifs. Cette configuration peut induire des comportements mimétiques en termes de localisation des firmes, à l’image du quartier du Sentier la suite du succès de Yahoo.fr (Dalla Pria et Vicente, 2006 ; Suire et Vicente, 2008).
Le quatrième facteur tient à la mise en place de politiques visant la création de quartiers créatifs institutionnels. Ces stratégies politiques se situent dans la lignée du concept de la ville créative. Elles cherchent explicitement à créer dans la ville des espaces étiquetés « quartier créatif » dans lesquels se concentreront des activités culturelles et créatives. Suivant les choix opérés par les pouvoirs publics, ces politiques s’inscrivent préférentiellement dans l’un des trois axes d’intervention suivant : le soutien à la production artistique, le développement des industries culturelles et créatives, la stimulation de la consommation culturelle et de loisirs (Liefooghe, 2015a). La planification de quartiers créatifs par les institutions publiques s’est largement répandue comme un outil d’aménagement censé favoriser le développement et l’attractivité des territoires. Du Quartier de la Création à Nantes au 22@ à Barcelone (Morteau, 2016) jusqu’au multiples clusters culturels chinois (Keane, 2009) en passant par les cas historiques des quartiers culturels anglo-saxons (Brown et al., 2000), les exemples de telles politiques entraînant une agglomération spatiale d’activités culturelles et créatives ne manquent pas. Ces politiques illustrent l’existence de deux grandes catégories de regroupements d’activités culturelles et créatives. La première correspond à une agglomération spontanée de travailleurs créatifs liée aux trois premiers facteurs définis tandis que la seconde répond à une planification décidée par les pouvoirs publics. Les deux logiques peuvent s’entrecroiser sur un même territoire de manière à nuancer la dichotomie de cette typologie. L’agglomération spatiale des activités culturelles et créatives au sein des quartiers des Olivettes, du Panier et Berriat en est une illustration20 (voir chapitre 4). Qu’elle soit spontanée ou planifiée, cette agglomération engendre la construction de polarités qualifiées dans la littérature de cluster, de district ou de quartier culturel ou créatif. Il importe de définir ces différentes notions théoriques afin d’avancer dans la caractérisation des quartiers créatifs.
District, cluster et quartier culturel ou créatif : de la nécessité de définir les quartiers créatifs
Dans la littérature scientifique la terminologie du district, du cluster et du quartier culturel ou créatif est utilisée pour désigner les regroupements territoriaux d’activités culturelles et créatives. L’utilisation de ces différentes notions, parfois de manière interchangeable au sein d’un même texte, engendre un manque de clarté et rend nécessaire un effort de clarification (Chapain et Sagot-Duvauroux, 2015).
Différents auteurs ont recours au district culturel ou créatif (Greffe et Simonnet, 2008 ; Pilati et Tremblay, 2007 ; Santagata, 2002). Cette notion traduit la concentration spatiale d’acteurs culturels et créatifs collaborant dans la production de biens et de services. Cette approche met principalement en avant les logiques marchandes et productives des regroupements d’activités culturelles et créatives en interrogeant les modalités permettant l’amélioration des performances économiques des acteurs culturels. Pour Charles Ambrosino, le district culturel « se focalise avant tout sur la production marchande de la culture et met de côté les dimensions physiques et sensibles des transformations urbaines » (Ambrosino, 2013 p. 27). La notion de district apparaît alors partiellement insatisfaisante dans le cadre de cette recherche qui vise à analyser les dimensions économiques mais aussi sociales, urbaines et culturelles des regroupements créatifs.
En parallèle, la notion de cluster culturel ou créatif est largement utilisée (Ambrosino, 2009 et 2011 ; Mommaas, 2004 ; Zarlenga et al., 2013). Le cluster est défini par M. Porter (1998) comme une concentration géographique d’entreprises privées et d’institutions publiques appartenant au même secteur d’activité et interconnectées dans un réseau de relations de compétition et de coopération. Le cluster a été transposé aux cas des activités culturelles et créatives de façon à en analyser les concentrations spatiales (Sagot-Duvauroux, 2014). Il est aussi utilisé dans les politiques publiques de soutien aux secteurs culturels et créatifs comme un outil de développement (Foord, 2008). Bien que la proximité géographique soit valorisée dans le modèle de M. Porter, l’échelle spatiale d’application demeure floue et variable (Ambrosino, 2013). Cette imprécision géographique inhérente à l’utilisation de la notion de cluster invite à la manier avec prudence.
Aux côtés des districts et des clusters, les quartiers artistiques, culturels ou créatifs sont également mobilisés (Bell et Jayne, 2004 ; Boichot, 2014 ; Evans, 2009 ; Mortelette, 2014). L’utilisation du terme de quartier renvoie directement à une échelle géographique et à un territoire infra urbains (encadré 2). Bien que la définition du quartier dans ses limites et ses réalités ne soit pas aisée, le quartier artistique, culturel ou créatif correspond à une agglomération spatiale d’activités culturelles et / ou créatives au sein d’une portion d’espace urbain clairement identifiable. Cette définition sommaire peut être affinée en intégrant des dimensions historiques, urbaines, économiques et sociales. Les travaux de l’urbaniste Charles Ambrosino (2013) permettent d’avancer dans cette voie. Cet auteur définit les quartiers artistiques autour de cinq caractéristiques principales :
Un territoire singulier marqué par une histoire, ayant une position géographique stratégique et possédant un stock immobilier disponible pour de nouveaux usages (friches urbaines et industrielles). Au-delà des considérations matérielles et économiques prédominantes dans le choix
de localisation des artistes, l’histoire des lieux compte car elle est un objet mobilisable dans le processus de création : « Ce sont des signes du passé qui peuvent alors inspirer l’artiste et devenir dans ses mains des matériaux et des repères pour ses créations futures » (Vahtrapuu, 2013, p. 110).
Un territoire support d’un réseau relationnel d’artistes. La concentration spatiale des artistes suivant des logiques économiques (prix de l’immobilier abordables) ne suffit pas à transformer un territoire en quartier artistique. Pour cela, il est nécessaire que des dynamiques collaboratives se développent au sein du quartier. L’émergence d’une dimension artistique collective ancrée dans le quartier en fait une ressource pour les artistes et un lieu à l’atmosphère créative.
– Un paysage urbain renouvelé par les artistes. Leur installation, leurs actions et leur appropriation de l’espace entraînent une transformation de l’image du territoire.
Un espace dans lequel les différentes étapes de la chaîne de valeur se déroulent, de la création à la vente. Le quartier artistique peut tout à la fois être un lieu d’expérimentation, de production, de diffusion et de rencontre avec le public.
Un espace d’incubation permettant l’émergence d’innovations qui seront ou non valorisées par l’économie culturelle mondialisée. En ce sens, les quartiers artistiques s’articulent avec des échelles plus larges : « Ces quartiers ne sont donc pas des générateurs d’innovations autonomes mais plutôt des polarités créatives, des plateformes où les réseaux viennent se superposer et se sédimenter » (Ambrosino, 2013, p. 28).
Pour C. Ambrosino, le développement et la médiatisation des quartiers artistiques s’accompagnent de l’installation d’activités créatives telles que des designers et des entreprises du numérique. Ces nouveaux acteurs sont attirés par l’image renouvelée des quartiers, l’atmosphère créative qui y règne et les prix de l’immobilier accessibles.
Cette définition est guidée par une approche des quartiers artistiques centrée sur les artistes et les activités culturelles. Les entreprises créatives arrivées a posteriori sont considérées davantage comme des éléments extérieurs au réseau culturel du quartier. Dans la volonté de s’inscrire en cohérence avec la typologie retenue (figure 3) et la réalité des terrains étudiés21, les activités créatives sont dans cette recherche envisagées comme des acteurs à part entière des quartiers dans lesquels elles s’agglomèrent aux côtés des activités culturelles. Elles participent avec les artistes

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Table des matières

 Introduction générale
Partie 1. Quartiers créatifs et club. Fondements théoriques
Chapitre 1 : Les quartiers créatifs. Ancrages territoriaux de clusters d’activités culturelles et créatives
Chapitre 2 : Le club. Entre fondements théoriques, enjeux socioéconomiques et entrées analytiques
Chapitre 3 : Une méthodologie qualitative centrée sur l’analyse des pratiques, des représentations et des réseaux des travailleurs créatifs
Partie 2. Du quartier ouvrier au quartier créatif : évolution et construction de clusters créatifs ancrés territorialement. Le cas des quartiers des Olivettes (Nantes), du Panier (Marseille) et Berriat (Grenoble)
Chapitre 4 : Situations géographiques et trajectoires évolutives de trois quartiers créatifs. Terreaux et prémices de la clubbisation aux Olivettes, au Panier et à Berriat
Chapitre 5 : Les quartiers créatifs des Olivettes, du Panier et Berriat : concentration spatiale et mise en réseau des travailleurs créatifs
Partie 3. Le club comme modèle d’organisation des travailleurs créatifs au sein des quartiers créatifs
Chapitre 6 : Les quartiers créatifs : des paniers de biens réservés aux ayants droit. Premiers éléments du club de travailleurs créatifs
Chapitre 7 : Définition des membres et appropriation identitaire de l’espace. Seconds éléments du club de travailleurs créatifs
Partie 4. Le club et ses impacts sur les territoires et les travailleurs créatifs. Un catalyseur ou un fossoyeur de la cohésion sociale et de l’innovation dans les quartiers créatifs ? 308
Chapitre 8 : Entre construction d’un commun ouvert et édification d’une bulle créative fermée : réalités sociales du club de travailleurs créatifs
Chapitre 9 : Apports du club et des sous-clubs aux travailleurs créatifs : de la stimulation des dynamiques créatives collectives à l’entre-soi et l’enfermement
Conclusion générale
Bibliographie

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