LE CHRISTIANISME ET LA PHILOSOPHIE PAÏENNE
Avant d’entrer dans l’analyse des témoignages chrétiens de Xénophane de Colophon, il est nécessaire de rappeler quelles ont été les relations entre la religion naissante et le monde païen dans lequel dominait la philosophie, qui permettait déjà d’expliquer le fonctionnement du monde. Au cours de cette partie, nous verrons que la philosophie païenne posa problème aux chrétiens, puisque le christianisme entend se propager. En effet, le christianisme n’est pas, comme le judaïsme, une religion réservée à un peuple élu par un Dieu unique qui ne s’adresserait qu’à celui-ci ; le christianisme, à l’inverse, est une religion universaliste : pour les chrétiens, le message qu’ils portent est valable pour les Juifs comme pour les païens, puisque le Dieu chrétien n’est pas le Dieu d’un seul peuple, mais le Dieu de tout le monde dont le Verbe s’est incarné en la personne de Jésus-Christ pour apporter la vérité aux hommes et le salut de leur âme. En conséquence, aux yeux des chrétiens, les païens étaient une masse de fidèles potentiels qu’il était nécessaire de convertir. Il est donc évident que les chrétiens se retrouvent confrontés à la philosophie qui apporte déjà des réponses aux interrogations des hommes.
LES TROIS DOCTRINES PHILOSOPHIQUES LES PLUS INFLUENTES LORS DE LA NAISSANCE DU CHRISTIANISME
L’ouvrage de David N. Bell, après avoir rappelé la courte chronologie du christianisme qui a servi de base pour celle que nous avons établi dans l’introduction, évoque les trois doctrines qu’il considère comme les plus influentes lorsque le christianisme apparaît et se développe. Une chose est certaine : les trois doctrines que nous allons évoquer sont les mouvements de pensée les plus importants dans le monde romain, à l’époque où naît et se développe le christianisme. En conséquence, les tenants de ces doctrines et ceux du christianisme se sont forcément côtoyés, et potentiellement influencés les uns les autres. Il s’agit du stoïcisme, du platonisme et du gnosticisme.
LE STOÏCISME
Le stoïcisme est une école philosophique fondée à Athènes durant le IVe siècle avant J-C. par Zénon de Kition. Cette doctrine s’intéresse tout particulièrement à l’éthique, à la logique et à la physique ; elle promeut ainsi l’idée que les hommes doivent s’accorder avec l’ordre divin du monde, et adopter un mode de vie qui consiste à éviter toute forme de passions. Bien que très ancienne, cette doctrine a traversé les siècles pour arriver jusqu’à une nouvelle itération à l’époque de la naissance et de l’essor du christianisme. On peut diviser le stoïcisme en trois périodes : le stoïcisme ancien fondé par Zénon, approfondi par son successeur Cléanthe et perfectionné par le successeur de ce dernier, Chrysippe ; cette période occupe le IVe et le IIIe siècle avant J.-C., et cette école trouva une rivale dans l’école épicurienne et sa vision atomiste du monde, héritée des enseignements de Démocrite ; c’est durant cette période que se développent les idées principales de la doctrine. La seconde période correspond au moyen stoïcisme, dont les représentants se trouvent d’abord dans le monde grec avec Panaetios de Rhodes et son disciple Poseidonios d’Apamée, mais cette doctrine fait aussi son apparition dans le monde latin avec la conquête de la Grèce après les guerres de Macédoine, et dont le représentant latin le plus connu est Cicéron ; cette période occupe le IIe et le Ier siècle avant J.-C., et tenta de faire une synthèse entre la doctrine stoïcienne et le platonisme de la Nouvelle Académie, avec une pointe de scepticisme. Enfin, la dernière période correspond au stoïcisme de l’époque impériale avec les représentants les plus connus de ce mouvement de pensée : Sénèque, Épictète et l’empereur Marc-Aurèle ; ce stoïcisme tardif délaisse quelque peu les théories physiques pour se concentrer sur les questions morales et religieuses ; c’est ce stoïcisme qui avait cours lorsque le christianisme est apparu .
Ce qui va nous intéresser ici, ce sont les théories physiques développées dès l’origine de cette doctrine, et pour ce faire, nous allons nous pencher sur le rappel que Diogène Laërce fait des préceptes stoïciens après avoir présenté la vie du fondateur de cette école, Zénon de Kition au livre VII des Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres. Comme nous l’avons dit plus haut, cette école a été fondée en opposition au matérialisme épicurien : elle conteste l’idée selon laquelle l’Univers procède seulement de la matière sans que le divin n’intervienne dans le processus de création. Au contraire, les stoïciens estiment que l’univers est organisé autour d’un dualisme, c’est-àdire qu’il y a l’origine de l’univers deux principes : d’une part, le principe matériel, aussi appelé principe passif qui est une substance sans qualité et qui constitue ce dont tout est fait, c’est-à-dire la matière; d’autre part, le principe divin, aussi appelé principe actif qui est la raison universelle qui agit sur la matière pour créer toutes les choses existantes. Ces deux principes sont incréés et incorruptibles, au contraire des éléments qui sont créés par ces principes et disparaîtront dans la conflagration du monde. Malgré tout, les stoïciens considèrent que les principes comme les éléments disposent d’un corps, mais que les principes sont à la fois des corps et des entités informes, tandis que les éléments disposent d’un corps et d’une forme. Les stoïciens définissent donc le principe divin comme le créateur du monde à partir de la matière : ainsi dans leur conception, Dieu n’est pas un être suprême, spirituel et immatériel, mais le divin est l’un des deux principes premiers par l’impulsion duquel toute chose est originaire. Il est un feu supérieur et gazeux appelé éther (αἰθήρ) ou aussi appelé souffle de vie (πνεῦμα) ; c’est un feu rationnel et intelligent qui relie toutes les choses entre elles, et qui les définit en ce qu’elles sont et ce qu’elles seront. Le texte de Diogène Laërce explique clairement cette création du monde par le principe divin :
Aux origines, isolé en lui-même, Dieu change la totalité de la substance en eau en passant par l’air. Et de même que la semence est contenue dans la liqueur séminale, de même (Dieu) qui est la raison séminale du monde, reste en tant que raison séminale en retrait dans la substance humide, travaillant à se rendre la matière malléable par la réaction des êtres à venir. Il engendre ensuite d’abord les quatre éléments, feu, eau, air, terre.
Cette conception du divin est remarquable par l’expression « raison séminale » qui est désignée dans le texte grec par le terme λόγος σπερματικός : Dieu est donc la raison universelle du monde qui donne naissance à toutes choses Cette doctrine met en place l’idée d’un ordre naturel des choses décidé par ce feu divin. De plus, cette notion de λόγος σπερματικός devient très intéressante lorsque l’on en vient à parler de l’âme humaine : d’après les stoïciens, tout comme chaque chose dispose d’un corps, chaque chose dispose d’une âme, mais l’âme des êtres vivants est corruptible, tandis que l’âme de l’univers, c’est à dire l’âme de Dieu est incorruptible ; d’ailleurs, l’âme humaine est en fait une partie de l’âme de l’univers, le reliant ainsi au divin . Les grands noms du stoïcisme tels que Zénon de Kition, Antipatros et Poseidonios affirment que l’âme humaine est composée de huit parties : les cinq sens, les raisons séminales (λόγοι σπερματικοί), l’organe de la voix et la partie raisonnante . Il ne s’agit pas ici de revenir sur toute la conception stoïcienne du monde, mais simplement de mettre en évidence les points pertinents pour notre étude, les deux principes naturels et leur action créatrice. Pour rendre plus compréhensible ce système, j’ai d’ailleurs produit un schéma qui présente cette action créatrice des principes naturels .
De fait, le monde selon les stoïciens est un monde absolument ordonné dans lequel tout est décidé à l’origine par le principe divin qui a créé le monde à partir du principe matériel. Cette philosophie est clairement rationaliste : elle établit que l’Univers s’organise autour d’un ordre naturel des choses où tout être possède un corps matériel, et surtout la partie de son âme qui lui permet de vivre, partie qui est une partie de l’âme du principe divin. De fait, l’organisation du macrocosme de la nature se répercute dans le microcosme des êtres créés, et l’être humain se trouve être une partie de ce grand monde organisé de manière quasi-mécanique. Ainsi, d’après les stoïciens, les êtres humains se devaient de vivre selon la nature rationnelle : les hommes sont des êtres de raison, et c’est leur raison et non leurs émotions qui doit gouverner leur vie. Par conséquent, seule une action rationnelle est digne d’un être rationnel .
Pour en revenir au lien entre le christianisme et le stoïcisme, on peut imaginer que le second a influencé le premier dans la manière de désigner l’une des deux personnes de la Trinité : en effet, le Fils, Incarnation de Dieu sur Terre, est désigné par les chrétiens par le terme Λόγος, traduit depuis les textes latins par « Verbe ». Cette désignation du divin par le terme Λόγος se retrouve même dans les textes fondateurs du christianisme, puisqu’on peut le retrouver dès le début de l’Évangile de Jean, sous le terme « Verbe » :
1 Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu.
2. Il était au commencement tourné vers Dieu.
3. Tout fut par lui, et rien de ce qui fut, ne fut sans lui.
4. En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes,
5. et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise .
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Table des matières
INTRODUCTION
⁕ Xénophane de Colophon : éléments biographiques
* Œuvres et doctrines de Xénophane
* Quelques exemples de l’utilisation de Xénophane par les philosophes postérieurs
* Rappel de l’Histoire du christianisme antique
* Annonce du plan de ce travail
I. LE CHRISTIANISME ET LA PHILOSOPHIE PAÏENNE
A. LES TROIS DOCTRINES PHILOSOPHIQUES LES PLUS INFLUENTES LORS DE LA NAISSANCE DU CHRISTIANISME
1) LE STOÏCISME
2) LE PLATONISME
3) LE GNOSTICISME
B. UNE CRAINTE DE CONCURRENCE DE LA PHILOSOPHIE PAÏENNE
1) LA CONDAMNATION DE LA PHILOSOPHIE PAR LA TRADITION PAULINIENNE
a) La Première Lettre aux Corinthiens
b) La Lettre aux Colossiens
2) L’ÉTABLISSEMENT D’UNE POSITION DE VÉRITÉ : L’« ORTHODOXIE » DE L’ÉGLISE CONTRE LES HÉRÉSIES
a) Le concept de διαδοχή chrétienne et de διαδοχή de l’erreur
b) L’Elenchos du Pseudo-Hippolyte : la philosophie païenne, mère des hérésies
3) LE TRAUMATISME DU RÈGNE DE L’EMPEREUR JULIEN
C. UNE CERTAINE INTERROGATION DE LA PART DES AUTEURS CHRÉTIENS VIS-À-VIS DE LA PHILOSOPHIE PAÏENNE
1) LA THÉORIE LA PLUS OFFENSIVE : « LE VOL DES GRECS»
a) Une théorie d’abord développée par l’historiographie juive
b) Le développement de cette théorie par les auteurs chrétiens
2) LA THÉORIE LA PLUS CONCILIANTE : LE LOGOS SPERMATIKOS
a) La théorie stoïcienne avant l’utilisation par les chrétiens
b) L’utilisation de cette théorie par les auteurs chrétiens
3) PHILOSOPHIA ANCILLA THEOLOGIAE
II. XÉNOPHANE « THÉOLOGIEN » : UNE ÉTUDE BÉNÉFIQUE PRÉALABLE À CELLE DES ÉCRITURES
A. AVATARS DU FRAGMENT B 24 CHEZ LES AUTEURS CHRÉTIENS : UN EMPRUNT NON RECONNU EN TANT QUE TEL
1) UNE REPRISE INDIRECTE DU FRAGMENT B 24 PAR IRÉNÉE DE LYON
2) LA REPRISE INDIRECTE DU FRAGMENT B 24 PAR CLÉMENT D’ALEXANDRIE
B. L’UTILISATION ASSUMÉE DES FRAGMENTS « THÉOLOGIQUES » DE XÉNOPHANE DE COLOPHON : UNE TRADITION INITIÉE PAR CLÉMENT D’ALEXANDRIE, REPRISE PAR EUSÈBE DE CÉSARÉE ET THÉODORET DE CYR
1) PRÉSENTATION DES TROIS AUTEURS MENTIONNANT XÉNOPHANE DE COLOPHON
a) Clément d’Alexandrie et l’hellénisme chrétien
b) Eusèbe de Césarée et le triomphe du christianisme
c) Théodoret de Cyr, la volonté de faire du christianisme l’équivalent, en plus bénéfique, de l’hellénisme
2) LA VOLONTÉ D’INSCRIRE XÉNOPHANE DE COLOPHON COMME L’UN DES POINTS DE DÉPART DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE
3) XÉNOPHANE MONOTHÉISTE : LES INTERPRÉTATIONS CHRÉTIENNES DU FRAGMENT B 23
a) La citation du fragment par Clément d’ Alexandrie, reprise par Eusèbe de Césarée
b) Critique de la théorie présentée par Clément d’Alexandrie
4) XÉNOPHANE ET LA RÉFUTATION DE L’ANTHROPOMORPHISME DIVIN : LES FRAGMENTS B 14, B 15 ET B 16
C. XÉNOPHANE CHEZ LES AUTEURS CHRÉTIENS DE LANGUE LATINE : UNE IMAGE NÉGATIVE OU INDIFFÉRENTE HORMIS CHEZ MINUCIUS FÉLIX
1) MINUCIUS FÉLIX, L’AUTEUR MAL CONNU DE L’OCTAVIUS
2) L’ÉVOCATION DE XÉNOPHANE DE COLOPHON DANS L’OCTAVIUS
III. XÉNOPHANE « PHILOSOPHE DE LA NATURE », SOURCE D’HÉRÉSIE POUR LES AUTEURS CHRÉTIENS
A.. DEUX CAS PARTICULIERS : COSMAS INDICOPLEUSTÈS ET JEAN PHILOPON
1) COSMAS INDICOPLEUSTÈS, UN GÉOGRAPHE CHRÉTIEN QUASI INCONNU
a) La vie de Cosmas Indicopleustès et sa Topographie chrétienne
b) La mention de Xénophane par Cosmas Indicopleustès
2) JEAN PHILOPON, UN MEILLEUR PHILOSOPHE QUE THÉOLOGIEN
a) La vie de Jean Philopon et son Commentaire sur la physique d’Aristote
b) Les mentions de Xénophane et la citation du fragment B 29 par Jean Philopon
B. LES AUTEURS QUI ONT TRAITÉ DES DOCTRINES PHYSIQUES DE XÉNOPHANE DE COLOPHON
1) TERTULLIEN, LE PREMIER GRAND AUTEUR CHRÉTIEN DE LANGUE LATINE
a) La vie de Tertullien
b) le traité De l’âme
2) LACTANCE : PROMOUVOIR LE CHRISTIANISME LORS DE LA PERSÉCUTION DE DIOCLÉTIEN
a) La vie de Lactance
b) Les Institutions divines
3) ÉPIPHANE DE SALAMINE : LA DÉFINITION DU PAGANISME COMME CRÉATION DIABOLIQUE
a) La vie d’Épiphane de Salamine
b) Le Panarion
4) AUGUSTIN D’HIPPONE, LE PLUS GRAND AUTEUR DU CHRISTIANISME ANTIQUE OCCIDENTAL
a) La vie d’Augustin d’Hippone
b) La Cité de Dieu
c) Le Contre Julien, défenseur de l’hérésie pélagienne
5) CYRILLE D’ALEXANDRIE, LE GARANT DE L’ORTHODOXIE CHRÉTIENNE
a) La vie de Cyrille d’Alexandrie
b) Le Contre Julien
C. LE PORTRAIT DE NOTRE PHILOSOPHE PAR DES AUTEURS QUI NE LUI ACCORDENT PAS LEURS FAVEURS
1) PLACER XÉNOPHANE DANS LA CHRONOLOGIE DU MONDE
a) Xénophane postérieur à Moise et aux prophètes hébreux
b) Xénophane, point de départ d’une lignée de l’errance et de l’erreur
2) XÉNOPHANE, PHYSICIEN
a) Mentions diverses des doctrines physiques de Xénophane
b) La réflexion xénophanienne sur le principe de toutes choses
c) Les études xénophaniennes des phénomènes physiques
3) XÉNOPHANE AU SUJET DE LA CONNAISSANCE HUMAINE
a) Le fragment B 34 chez les auteurs chrétiens
b) Le cas particulier de la Préparation évangélique
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE