LE CHAMP LITTÉRAIRE FRANÇAIS ET ANTILLAIS
CORPUS ET VISÉE :
Les écrits fondateurs du mouvement de la Négritude soulignent la rencontre difficile, sinon manquée avec l’Autre. Pigments et Névralgies de Léon-Gontran Damas, Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, Chants d’Ombre, Hosties noires et Éthiopiques de Léopold Sédar Senghor sont autant de recueils de poésie qui établirent les balises idéologiques de la lutte pour la reconnaissance du Noir. Chez Léon-Gontran Damas, desépreuves personnelles telles que le mutisme infantile et la perte de plusieurs de ses proches, s’ajoutent au traumatisme sociohistorique touchant la communauté noire. Les peuples de la Guyane et des Antilles, lieux où grandit Damas, connurent des événements douloureux. Leur Histoire est marquée par la colonisation, entreprise européenne qui occasionna le dépeuplement de natifs et l’importation d’une main-d’œuvre africaine soumise à l’esclavage dans des plantations. Un commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique s’est mis en place pour le transport des produits provenant des colonies et la traite négrière. L’inscription de la poésie de Damas dans sa trajectoire explique peut-être la représentation des rapports problématiques entre individus. La quête identitaire des sujets, dans les littératures francophones, traduit leur sentiment d’exclusion face à un groupe ou à l’univers social dominant. Leur mal-être consiste, d’une part, à se percevoir à travers l’écran réducteur des stéréotypes et des préjugés. D’autre part, ils ne s’identifient pas à la culture française, un idéal véhiculé et intériorisé par la société. Cette obstruction à la connaissance de soi et à l’intégration dans la collectivité occasionne de multiples fractures dans les relations sociales. Cet aspect s’amplifie dans Pigments et Névralgies de Léon-Gontran Damas qui constitue l’objet de ce travail, puisque les liens entre les instances de locution sont sans cesse mutilés. Pourtant, le poète représente bien la collectivité et s’érige en porte-parole d’un groupe social par son constant engagement politique. Aussi, nous semble-t-il que la problématique de la communication a quelque chose de paradoxal dans l’écriture de Damas: empreinte à la fois de la subjectivité (individualité) et de la collectivité, de désir et de souffrance.
PROBLÉMATIQUE ET HYPOTHÈSES DE RECHERCHE :
La communication, que nous entendons comme une interrelation revêt plusieurs formes dans les deux recueils à l’étude, Pigments et Névralgies. Elle se présente notamment comme parole et occupe diverses fonctions. On écrit, on parle pour expliquer, démontrer, informer, etc. La communication sait également être impalpable, car outre la parole, les silences et les gestes peuvent communiquer. L’expression est, de par sa nature, mouvante, puisqu’elle est adaptée au contexte et aux différents interlocuteurs. Moyens et visées de la communication sont donc variés, ce qui la rend polyvalente et polysémique. Il s’agira, dans ce mémoire, d’examiner comment se définit la communication dans Pigments et dans Névralgies. Quelles sont les causes d’une absence d’interrelation et comment peut se traduire une telle faille? Le locuteur en est-il responsable? La communication est-elle bloquée dès l’émission par une incapacité à s’exprimer adéquatement ou s’agit-il plutôt de l’interlocuteur qui ne saisit pas ou qui n’est pas à l’écoute du message qui lui est transmis? Est-ce justement la nature du message qui déclenche l’échec de la communication? Est-il trop personnel pour être entendu ou même énoncé? Ensuite, transcendant ces multiples obstacles, y a-t-il, possiblement, un discours de la communication organisé de manière métatextuelle? Si tel est le cas, que peut-il apporter aux recueils, à ses instances énonciatives? Quels rôles leur attribuer? Nous sommes devant une communication fuyante qui ne peut pas être réduite à une simple expression en raison de sa multiplicité.
Léon-Gontran Damas, dont on reconnait la sensibilité , manifeste dans Pigments et Névralgies l’abîme qui sépare les êtres et la volonté de l’amoindrir. L’écart se produit inévitablement si un peuple s’érige en dominateur et en « civilisateur ». Une telle attitude est signe d’une négation de la différence et d’un aveuglement par rapport aux correspondances, dont l’une d’elle est pourtant fondamentale: le fait d’être humain. En exprimant cette situation d’exclusion selon la perspective du colonisé, les écrits de la Négritude permettent de transformer ou de déconstruire les idéologies du passé et de les réorienter vers une acceptation de soi et de l’Autre2 . Il sera question de relever, dans les poèmes de Pigments et Névralgies, les efforts déployés pour améliorer le rapport entre les instances d’énonciation. Les recueils traduisent une incommunicabilité entre les interlocuteurs. Les sujets ne réussissent à se rejoindre ni par la parole, ni par les corps, ni par les idées. Nous posons comme hypothèse que la situation d’énonciation exerce un impact sur le jeu d’interlocution en vigueur dans les poèmes. De plus, l’instance énonciatrice s’accompagne d’un enseignement sur la communication, notamment par la valorisation d’un silence expressif et par les séquences perlocutoires. Nous irons plus loin dans l’hypothèse en imaginant un effet idéologique sur les instances.
ÉTAT DE LA QUESTION :
Léon-Gontran Damas a suscité moins d’études que les deux autres fondateurs de la Négritude : Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor . Ceci peut s’expliquer par un rayonnement plus grand de ses condisciples sur la scène politique. Damas a été député pendant quatre ans (1948-1951), ce qui est une période plutôt brève alors que Césaire et Senghor ont exercé des mandats politiques pendant 56 ans pour l’un (1945-2001) et 35 ans pour l’autre (1945-1980). Aussi, le discours critique est plus abondant en ce qui a trait au mouvement de la Négritude en général et à ses acteurs pris comme un tout.
Essai sur la poétique de la Négritude de Michel Hausser et Les écrivains de la négritude de Claire-Neige Jaunet examinent un large corpus poétique. Des témoignages et événements postmortem, tels des colloques organisés en l’honneur de Léon-Gontran Damas, garantissent sa renommée littéraire. L’ouvrage Léon-Gontran Damas. Actes du colloque Léon-Gontran Damas dirigé par Michel Tétu immortalise l’événement qui mit fin à l’Année Damas (1988). D’autres études consacrées à Damas font état des correspondances, particulièrement celle de l’engagement, entre ses oeuvres et sa vie8 . Les titres des ouvrages sont évocateurs à cet égard puisqu’ils indiquent l’homme et non le poète. Ils situent la poésie de Damas en relation avec le mouvement de la Négritude9 , ou avec le surréalisme10 auquel on l’apparente souvent. Les études dévoilent, dans leur ensemble, le dialogue texte-auteur en rendant hommage au conteur et au poète militant. Citons par exemple celle de Femi Ojo-Ade, Leon-Gontran Damas, the spirit of resistance . L’humanisme de Damas lui vaut les éloges des critiques tel que nous l’indique le collectif de Présence africaine et société africaine de culture Hommage posthume à Léon-Gontran Damas; 1912-197812 . Ils relèvent la solidarité du poète envers le peuple noir et son attachement à ses racines socio-culturelles. D’autres critiques tentent de trouver dans sa poésie une explication à sa marginalité . En somme, l’écriture de Damas sert de porte d’entrée sur sa vie et sur le contexte historique de la Négritude.
Certains chercheurs étudient Léon-Gontran Damas en comparaison à divers écrivains, notamment avec Patrick Chamoiseau14 et Saint-Denys Garneau15. Les principaux thèmes relevés dans la poésie de Damas, la révolte et l’amour, font référence à sa contribution au mouvement de revendication de l’identité noire qu’est la Négritude. Les chapitres « Esthétique et révolte » et « De la révolte à l’engagement » dans Léon-Gontran Damas. Actes du colloque Léon-Gontran Damas16 le prouvent. Un autre pan de sa vie est jumelé à des thèmes comme la solitude et la femme. L’article « La représentation de la femme dans l’œuvre de Léon-Gontran Damas » de Yasmina Latidine y fait explicitement référence. Latidine17 établit ainsi un lien entre l’écriture du poète et la perte de sa sœur, de sa mère, de sa tante et de sa grand-mère. En complément à ce portrait, le discours critique observe aussi un goût prononcé, chez Damas, pour la musique et un grand sens de l’humour18. C’est donc souvent par cet imaginaire biographique que des critiques comme Daniel Racine19 ou Yasmina Latidine20 analysent la poésie de Damas. Le « bégaiement » qui rend sa poétique singulière s’explique alors en fonction de ses expériences vécues. L’originalité de son expression est donc attribuée soit à ses expériences personnelles, soit à ses convictions idéologiques.
Seules deux publications universitaires examinent la poétique des œuvres de Damas. Une thèse de doctorat, « Analyse poétique de Pigments de Léon Gontran Damas21 » de Louis Millogo, est dédiée à son premier recueil exclusivement et un mémoire de maîtrise rédigé par MarieSimone Raad s’intitulant « Introduction à une poétique de la poésie damassienne22 » aborde un corpus d’ensemble. Millogo se sert de la linguistique pour établir une tendance générale dans la constitution du recueil Pigments après avoir étudié séparément chacun des poèmes. Il dénote une structure qui présente une certaine uniformité et la récurrence du thème de la domination. Raad explique la singularité de la poésie de Léon-Gontran Damas par sa mixité culturelle qui tient à la fois de l’Afrique, des Antilles et de l’Europe.
INTÉRÊT DU SUJET:
issu de l’expression d’un poète, mais il semble échapper aux normes établies en matière de communication. Si les travaux sur Léon-Gontran Damas parviennent à relier sa production à l’homme qu’il était et à son contexte24, ils ne tiennent pas compte de l’ensemble du rapport auteur-texte-lecteur. Ainsi, F. Bart Miller25 et J.-P. N’Diaye26 ont recherché l’idéologie dans les textes de Léon-Gontran Damas en fonction de celle que l’auteur partage avec ses comparses Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor. Mais ils ne se sont pas attardés sur les stratégies et sur les jeux formels visant à l’exprimer, ni aux effets souhaités et produits sur les interlocuteurs. Ils n’ont donc pas interrogé la poésie engagée à partir de l’œuvre de Damas. En ce sens, ce mémoire se démarque des analyses précédentes.
En outre, les études telles Léon-Gontran Damas : Cent ans en noir et blanc27 dotent la poésie de Damas d’une seule voix, celle de l’auteur. Parfois, celle-ci se fond dans celle de la Négritude28. Les termes « interlocuteurs29 » ou « conversation30 », s’ils sont mentionnés très incidemment par la critique, n’ont jamais fait l’objet d’une analyse à part entière. Le poète offre pourtant une multitude de situations dans lesquelles des instances diverses sont plus ou moins en relation les unes avec les autres. C’est sur la base de ces failles que nous envisageons d’étudier la communication dans les recueils de poèmes Pigments suivi de Névralgies ainsi que son évolution d’un ouvrage à l’autre. Notre recherche portera alors un regard inédit sur ces œuvres majeures dans la bibliographie de l’écrivain guyanais et dans l’histoire de la littérature antillaise.
APPROCHES THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES:
Nous analyserons la communication à partir de la pragmatique dans sa composante énonciative. Les mots et les procédés de la poésie de Damas seront mis en relation avec les situations interrelationnelles représentées dans les poèmes. Nous nous servirons des Règles de l’art de Pierre Bourdieu pour tracer la trajectoire de l’auteur, ce qui nous permettra d’examiner l’itinéraire de l’écrivain dans le champ et de reconstruire sa biographie.
L’énonciateur et le récepteur seront ensuite envisagés dans toute leur complexité par le concept d’ « hétérogénéité énonciative32 » avancé par Dominique Maingueneau dans Genèses du discours. Les voix des instances énonciatives sont porteuses de discours qui les dépassent, soit celles de l’auteur et d’une collectivité (colonisateur / colonisé). Nous pourrons ainsi examiner ce qui les distingue les unes des autres dans Pigments suivi de Névralgies. Nous nous intéresserons à la position du locuteur et à sa mise en scène par la notion d’ethos33, c’est-à-dire l’étude du sujet d’énonciation, de la voix énonciative dans le discours. La mise en scène de la parole, de même que le silence et l’ironie nous en apprendront davantage sur les interlocuteurs. Nous pourrons analyser l’état d’exclusion que vivent plusieurs locuteurs créés par Damas.
Les théories de l’énonciation et de l’analyse du discours, notamment celles des actes de langage et de l’interaction34 nous serviront à cerner le contexte d’interlocution qui figure dans les deux recueils à l’étude. Nous pourrons ainsi soulever le lien entre les échanges infructueux, les sujets poétiques et la situation d’interlocution. La notion de polysémie expliquée par Todorov dans Sémantique de la poésie35 signifie qu’on peut attribuer plusieurs significations à une même expression. Cette notion contribuera à l’examen des différents sens des signes utilisés dans le rapport entre les interlocuteurs. Elle nous permettra d’étudier les poèmes au-delà de leurs énoncés, c’est-à-dire selon les référents auxquels ils peuvent se rapporter, et d’envisager ce qui est dans l’implicite. Il s’agira, en somme, de relier le langage au contexte d’interlocution.
ÉTAT DU CHAMP LITTÉRAIRE FRANÇAIS ET ANTILLAIS ET TRAJECTOIRE DE LÉON-GONTRAN DAMAS :
Pour reconstituer les facteurs explicatifs des choix littéraires de Léon-Gontran Damas, il importe de tracer sa trajectoire, c’est-à-dire de déterminer les conditions sociales qui agissent sur lui. Nous nous appuierons sur les travaux de Pierre Bourdieu43 pour réaliser cette démarche. Nous nous servirons, par ailleurs, des monographies et articles rendant hommage à l’auteur, notamment Léon-Gontran Damas, l’homme et l’œuvre44 , Hommage posthume à LéonGontran Damas45 , Léon-Gontran Damas, Actes du colloque Léon Gontran Damas46 et LéonGontran Damas, Cent ans en noir et blanc47. De ces ouvrages, nous ferons essentiellement référence aux biographies chronologiques. Pour relever le contexte du champ littéraire, nous utiliserons en sus des volumes précédemment cités, des ouvrages généraux ayant pour sujet l’histoire et la littérature de la France, des Antilles, de l’Afrique et des États-Unis.
LE CHAMP LITTÉRAIRE FRANÇAIS ET ANTILLAIS:
Pierre Bourdieu explique dans l’avant-propos de Les règles de l’art que la mise en contexte des œuvres et de l’écrivain ne rejette pas l’apport novateur et personnel de ses écrits au champ littéraire, car elle permet de mieux retrouver la singularité « au terme du travail de reconstruction de l’espace dans lequel l’auteur se trouve « englobé et compris comme un point » ». Cet espace se comprend par l’élaboration du champ littéraire français et antillais dans lequel s’inscrit Léon-Gontran Damas par ses œuvres.
CONCLUSION:
L’analyse de la communication dans Pigments – Névralgies de Léon-Gontran Damas a permis de montrer l’importance de la langue comme enjeu poétique. Elle est la pointe d’un iceberg qui représente la culture dont la définition complète chez un individu particulier est problématique. La culture est d’autant plus difficile à cerner lorsque l’individu est un colonisé à qui on a imposé de nouveaux paramètres. Le mouvement de la Négritude dont Damas est le cofondateur vise à éradiquer cette scission de soi pour que le Noir se reconnaisse et soit reconnu. La communication est centrale dans ce processus, autant pour la prise de conscience que pour la lutte contre le racisme et l’assimilation.
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Table des matières
INTRODUCTION
1. CORPUS ET VISÉE
2. PROBLÉMATIQUE ET HYPOTHÈSES DE RECHERCHE
3. ÉTAT DE LA QUESTION
4. INTÉRÊT DU SUJET
5. APPROCHES THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES
6. GRANDES ARTICULATIONS DU TRAVAIL
CHAPITRE 1: ÉTAT DU CHAMP LITTÉRAIRE FRANÇAIS ET ANTILLAIS ET TRAJECTOIRE DE LÉON-GONTRAN DAMAS
1. LE CHAMP LITTÉRAIRE FRANÇAIS ET ANTILLAIS
2. TRAJECTOIRE DE LÉON-GONTRAN DAMAS
2.1 DISPOSITIONS
2.2 POSITION
2.3 PRISES DE POSITION
CHAPITRE 2: L’ÉCART
1. ÉNONCIATEUR : ENTRE AFFIRMATION ET EFFACEMENT
1.1 LE PRONOM
1.2 L’INDIVIDU OU L’ENTITÉ COLLECTIVE
2. AUTRUI : L’ADVERSAIRE ET LE CONFRÈRE
2.1 LE PRONOM
2.2 ATTRACTION ET RÉPULSION
3. UNE ESTHÉTIQUE DE L’ÉCART
3.1 LA RUPTURE DANS LA FORME
3.2 LES STRATÉGIES DE RENVERSEMENT
CHAPITRE 3: L’UNION
1. UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE
2. L’APPEL À L’AUTRE
3. LA RENCONTRE DES INDIVIDUALITÉS
3.1 LES MÉDIAS
3.2 L’ÉNONCIATION PERSONNELLE
CONCLUSION
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