Le CCFD-Terre Solidaire et la cause de la régulation des multinationales

La critique de la mondialisation néolibérale et la structuration du monde militant

Les années 90 sont marquées par une reconfiguration de l’espace militant français et le développement d’une mobilisation à l’échelle internationale portant un discours critique sur le système néolibéral et dénonçant les impacts négatifs de la mondialisation : l’altermondialisme. Les mouvements altermondialistes deviennent particulièrement médiatiques suite aux manifestations de Seattle en marge du Forum de l’Organisation Mondiale du Commerce en 1999. Cette mobilisation internationale est tout de suite décrite comme « un succès » et interprétée comme le signe de l’émergence d’une « société civile internationale » dépassant les frontières. Selon Luc Boltanski et Ève Chiapello, la relance de la critique du capitalisme dans les années 90 s’appuie sur la critique de l’action humanitaire des années 80, jugée apolitique. En effet, les années 80 qui ont été marquées par une période de redéploiement du capitalisme se sont également accompagnées d’un affaiblissement de sa critique. De nombreuses ONG développementalistes telles que le CCFD-Terre Solidaire connaissent alors une crise de légitimité et cèdent la place aux organisations humanitaires, nouvellement créées, qui proposent une vision de l’aide internationale apolitique et neutre, tournée vers le témoignage et l’aide d’urgence. Néanmoins, ce renouveau de la critique du capitalisme est issu selon Luc Boltanski et Ève Chiapello de « (…) la rencontre entre le genre d’action (aide directe médiatique) et de justification (les droits de l’homme) développées par les associations humanitaires des années 80 et un savoir-faire contestataire, un sens du geste transgressif visant à provoquer les pouvoirs et à en dévoiler la mauvaise foi » . C’est dans ce contexte de très forte mobilisation et de structuration d’un discours critique de la mondialisation et de la contestation du modèle néolibéral comme « seule voie possible » que se renforcent les engagements des organisations qui militent pour encadrer les activités des acteurs économiques et dénoncent l’impact de leurs activités sur les droits humains et l’environnement dans les pays en développement. En effet, de plus en plus d’ONG commencent à dénoncer les conditions de production des matières premières dans les pays du Sud dans les années 90 et à faire le lien avec les pratiques de consommation des habitants des pays du Nord.

La campagne « Des droits pour les peuples, des règles pour les multinationales » : renouvellement des cadres de perception du problème

La campagne européenne « Des droits pour les peuples, des règles pour les multinationales » a été lancée le 22 janvier 2019, en marge du Forum Économique Mondial de Davos, et elle a pris fin un an plus tard. Elle vise à interpeller les États et les parlementaires européens sur la nécessité d’adopter un cadre réglementaire contraignant afin de rendre les entreprises européennes redevables de leurs impacts socio-environnementaux et donner des mécanismes d’accès à la justice pour les victimes. Cette campagne d’opinion est relayée dans 16 pays de l’Union européenne par 150 organisations non-gouvernementales, associations et syndicats. En France, elle est relayée par 42 organisations dont le CCFD-Terre Solidaire qui fait également partie du comité de pilotage national. On peut analyser cette coalition d’organisations européennes comme un réseau transnational de plaidoyer (transnational advocacy network, TAN). D’après la définition donnée par Margaret E. Keck et Kathryn Sikkink, un réseau transnational de plaidoyer rassemble «tous les acteurs pertinents qui travaillent au niveau international sur un sujet, et qui sont liés par des valeurs communes, un discours commun et des échanges denses d’informations et de service» . Les réseaux transnationaux de plaidoyer participent à la fabrique de l’opinion publique internationale par la mise en place de campagnes globalisées. En se revendiquant les porte-paroles de la « société civile internationale », les organisations membres des TAN cherchent à interpeller et à faire pression sur des cibles de mobilisation pour obtenir des engagements. Dans le cas de cette campagne, ce sont les décideurs européens qui sont ciblés afin de « promouvoir la refonte de l’ordre juridique international relatif au commerce, à l’investissement et au respect des droits humains par les multinationales ». La campagne s’articule autour de trois demandes de plaidoyer :
La révocation des clauses d’arbitrage entre investisseur et État dans les accords de commerce et d’investissement existants ;
L’adoption par l’ONU d’un traité international contraignant sur les entreprises et les droits humains ; L’adoption d’une directive européenne sur le modèle de la loi sur le devoir de vigilance.

L’engagement dans la cause de la régulation des multinationales

Le CCFD-Terre Solidaire se saisit du sujet dès les années 90. L’analyse du corpus de documents de cadrage de l’association, permet d’étudier comment est justifié l’engagement du CCFD-Terre Solidaire dans la cause de la régulation des multinationales, qui au premier abord peut paraître un peu éloignée de ses activités partenariales ou de son action sur les « causes structurelles de la faim ». La critique du néolibéralisme à travers l’engagement dans la cause de la régulation des multinationales s’inscrit dans l’héritage tiers-mondiste et anti-impérialiste du CCFD-Terre Solidaire :
« L’engagement du CCFD-Terre Solidaire sur le thème de la responsabilité sociale des entreprises naît de la prise de conscience que les entreprises, tout comme les États, ont des responsabilités vis-à-vis des pays du Sud. Or, malgré leur poids croissant dans le contexte de mondialisation, les multinationales ne sont pas tenues responsables des violations des droits humains commises par leurs filiales dans les pays du Sud. Le CCFD-Terre Solidaire a décidé de centrer son action sur la mise en place d’un cadre juridique aux niveaux national, européen et international qui permettra d’exiger des entreprises le respect de ces droits.»
L’engagement est justifié par la responsabilité des pays du Nord envers les pays du Sud, notamment en matière d’encadrement des activités de leurs entreprises dans les pays du Sud. La proximité du CCFD-Terre Solidaire avec les acteurs du terrain qui, par exemple, accompagnent des communautés impactées par les activités d’entreprises étrangères est revendiquée par l’association afin de légitimer sa prise de parole auprès des décideurs français et européens : « Les politiques décidées en France, en Europe ou au niveau international ont des conséquences directes sur les populations du Sud et de l’Est, et sur les initiatives des partenaires que nous soutenons.
La solidarité internationale pour le CCFD-Terre Solidaire c’est donc aussi agir sur notre propre gouvernement et à travers lui, sur les décisions européennes et internationales, afin de pousser d’autres politiques plus justes. »

La « bataille » de la loi sur le devoir de vigilance : mise à l’agenda d’un nouveau problème public

En avril 2013, l’effondrement du Rana Plaza, un immeuble abritant des usines de confection textile dans la banlieue de Dacca au Bangladesh, joue un rôle d’accélérateur de la mobilisation pour les organisations françaises. L’incident provoque la mort de 1.138 personnes et fait plus de 2.000 blessés parmi les 5.000 ouvrières qui confectionnaient des vêtements pour de grandes marques de l’industrie de la mode ou de la grande distribution (Gap, Benetton, Mango, Primark, C&A, Camaïeu, Auchan, Carrefour etc.) dans des conditions indignes et sans aucune mesure de sécurité. Ce drame provoque une intense émotion en Europe, il est très couvert médiatiquement ce qui permet aux ONG d’accélérer les débats en France autour de l’adoption d’un cadre juridique contraignant pour les entreprises multinationales. Elles vont procéder au « cadrage » du problème, en proposant une interprétation de cette situation. Selon David Snow, pour qu’une mobilisation sociale ait lieu, il faut qu’une situation soit « cadrée » comme injuste et qu’une masse critique d’individus partage la même interprétation de la situation en termes d’injustice1. Ainsi, elles vont faire le lien entre l’effondrement du l’immeuble et les conditions de travail dans les chaines de sous-traitances internationales mais aussi avec la responsabilité des sociétés donneuses d’ordres vis-à-vis de leurs sous-traitants et de leurs fournisseurs. Cela va permettre également aux ONG de pointer les insuffisances des démarches volontaires des entreprises et la difficulté de faire reconnaître la responsabilité juridique des sociétés donneuses d’ordres vis-à-vis de leurs filiales ou de leurs sous-traitants.
Elles vont également démontrer les difficultés d’accéder à la justice pour les victimes des activités des entreprises multinationales. En effet, les entreprises impliquées vont renvoyer la responsabilité sur leurs fournisseurs. En 2014, un fond d’indemnisation des victimes est lancé par le Bureau International du Travail (BIT), sans pour autant obliger les entreprises dont la présence au Rana Plaza était avérée à participer. Le Rana Plaza Donors Trust Fund est ouvert à tous les contributeurs souhaitant participer à l’indemnisation des victimes. Pourtant, il faudra près de deux ans et un travail de plaidoyer et de mobilisation pour parvenir aux 30 millions de dollars nécessaires à l’indemnisation complète des victimes et de leurs familles. Les entreprises impliquées ont mis plusieurs mois avant de réagir et de participer au fond, et ce, seulement sous la pression internationale. Les entreprises dont les étiquettes ont été retrouvées parmi les décombres du Rana Plaza n’ont pas été inquiétées par la justice.

La stratégie de plaidoyer : occuper les arènes politiques et médiatiques

Le plaidoyer est un nouveau mode d’action collective qui s’est développé dans les ONG aux États-Unis dans les années 50 et qui s’est diffusé très largement dans le monde de l’aide internationale dans les années 90. En France, le plaidoyer s’est développé plus tardivement, dans les années 20000, sous l’effet de la participation des ONG françaises à différentes campagnes internationales. Comme nous l’avons vu précédemment, le travail de plaidoyer du CCFD-Terre Solidaire sur la thématique de la régulation des multinationales porte principalement sur le suivi de la loi sur le devoir de vigilance par le gouvernement, le soutien par les décideurs publics français à l’élaboration d’une directive européenne sur le modèle de la loi sur le devoir de vigilance par les eurodéputés français et la participation active de la diplomatie française aux négociations sur l’élaboration d’un traité sur les entreprises et les droits humains aux Nations Unies. Concrètement, le travail de plaidoyer se manifeste par des prises de contact avec les décideurs publics (parlementaires, administrations, représentants du gouvernement), la rédaction de notes et de rapports, la publication de tribunes et de courriers destinés à interpeller les décideurs publics, la mise en place d’alliances avec d’autres organisations, une stratégie d’influence média ou encore par le suivi de négociations internationales. Depuis le début du processus en 2014, le CCFD-Terre Solidaire qui possède le statut ECOSOC, envoie un.e chargé.e de plaidoyer pour suivre les négociations pour le traité sur les entreprises multinationales et les droits humains chaque année à Genève. Les négociations se déroulent de manière suivante : deux sessions de travail ont lieu chaque jour, une le matin puis une l’après-midi, durant lesquelles le projet de texte du traité est discuté article par article. En début de chaque session de travail, le président du groupe de travail introduit la séance et il donne la parole à trois ou quatre experts internationaux qui sont amenés à présenter leurs avis sur les dispositions juridiques et la formulation de l’article discuté, puis les États négocient entre eux. Ensuite, les experts discutent des différentes prises de parole des États, le président du groupe de travail fait une synthèse et clôt la séance. A l’issue de chaque discussion, les organisations qui possèdent le statut ECOSOC et qui sont présentes dans la salle en tant qu’observatrices, peuvent émettre un avis (statement) pendant deux minutes chronométrées sur un grand écran au fond de la salle. Par exemple, la session du matin du Jeudi 17 octobre 2019 porte sur les articles 10, 11 et 12 qui abordent respectivement les enjeux liés à l’entraide judiciaire entre les États (mutual legal assistance), la coopération juridique internationale (international cooperation) et la cohérence avec le droit international (consistency with international law).

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Table des matières

Introduction
I. Les enjeux de la régulation des multinationales
A. Les firmes multinationales contre l’État ?
B. Le triomphe de la « responsabilité sociale des entreprises »
C. Le tournant du « devoir de vigilance »
II. « Des droits pour les peuples, des règles pour les multinationales » : un réseau transnational de plaidoyer pour mobiliser l’opinion publique internationale
A. La critique de la mondialisation néolibérale et la structuration du monde militant
B. La campagne « Des droits pour les peuples, des règles pour les multinationales » : renouvellement des cadres de perception du problème
C. Une mobilisation transnationale de la « société civile internationale » ?
III. Le CCFD-Terre Solidaire et la cause de la régulation des multinationales
A. Du tiers-mondisme à la solidarité internationale
B. L’engagement dans la cause de la régulation des multinationales
C. La « bataille » de la loi sur le devoir de vigilance : mise à l’agenda d’un nouveau problème public
IV. La campagne « Reprenons le pouvoir » en pratique(s)
A. La campagne : organisation du travail et objectifs
B. Le dispositif de sensibilisation : interpeller, émouvoir et mobiliser
C. La stratégie de plaidoyer : occuper les arènes politiques et médiatiques
Conclusion
Bibliographie 

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