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Webséries et politiques éditoriales
Studio 4 n’est pas la seule plateforme à s’être lancée dans la création de webséries, tout en restant attachée à une chaîne de télévision. Le monde de la websérie est un petit milieu, où on retrouve des personnes qui ont exercé des fonctions sur d’autres chaînes. Ainsi, au moment où nous écrivons ces lignes, Bruno Patino est l’actuel directeur éditorial d’Arte France et le supérieur d’André Fresnel, directeur du développement numérique d’Arte, dont relève le service des productions web et les projets transmedia, connu sous l’appellation Arte Creative. Or Bruno Patino a été notamment directeur général délégué au développement numérique et à la stratégie de France Télévisions, et c’est sous son impulsion qu’est né Studio 4. André Fresnel lui-même vient de la direction des Nouveaux Contenus de Canal +. Il s’agit donc d’un petit milieu ou les acteur·rice·s de l’innovation web dans les chaînes de télévision passent d’une entreprise à l’autre : nous pouvons alors supposer que l’innovation web est lue de la même manière sur différentes chaînes concurrentes.
Il convient ainsi de poser cette question de l’innovation dans un cadre plus large, à travers l’étude et la comparaison avec d’autres plateformes qui ont fait le choix d’innover par le biais de la websérie, à savoir, Arte avec Arte Creative et Canal+ avec Studio+. Il s’agit là de deux autres modèles proches de Studio 4 : des chaînes de télévision qui ont associé explicitement leur nom à une plateforme de séries non linéaires. Les exemples de Golden Moustache pour M6 ou Studio Bagel pour Canal+ auraient aussi pu être pris en compte, mais semblent moins pertinents. Golden Moustache se détache en effet beaucoup de la chaîne télévisuelle, dont il n’est fait mention nulle part sur la page d’accueil de leur site Internet, et il propose aussi de nombreux articles humoristiques sur son site, tout en s’engageant moins dans des fictions sérialisées, mais plus sur des courtes fictions, avec des comédien·ne·s et des réalisateur·rice·s déjà connu·e·s des Internautes. Studio Bagel est né de son côté en dehors d anal + avant d’être racheté à hauteur de 60% par cette entité (Schmitt, 2014). Arte Creative et Studio+, en revanche, s’engagent clairement dans les webséries, aussi appelées par Studio+ séries digitales », et sont donc plus comparables avec Studio 4. De plus, le parallèle entre Arte et France Télévisions est pertinent, car les deux diffuseurs ont une mission de service public : « Elles offrent au public, pris dans toutes ses composantes, un ensemble de programmes et de services qui se caractérisent par leur diversité et leur pluralisme, leur exigence de qualité et d’innovation, le respect des droits de la personne et des principes démocratiques constitutionnellement définis » (loi Léotard, 1986). Studio+ est une plateforme de Canal+, lancée juste avant le tournage des Engagés, et n’est pas sans influence sur Studio 4 et la production de webséries. Suite aux discussions engagées avec le comité éditorial de Studio 4, il est intéressant de parler de cette tentative arrêtée deux ans après son lancement.
Arte Creative et le choix de l’intégration
Si le siège social de la chaîne franco-allemande Arte est situé à Strasbourg, le siège d’Arte France est en banlieue parisienne, à Issy-les-Moulineaux. L’une des premières différences entre Arte Creative et Studio 4 est que les bureaux d’Arte Creative se trouvent au sein même des bâtiments d’Arte France. Nous pouvons supposer une plus grande intégration du numérique au sein d’Arte, géographiquement parlant.
André Fresnel est le directeur du développement numérique d’Arte depuis mars 2013.
Il est aussi une personnalité jeune, car au moment de l’entretien, octobre 2017, il n’a que 38 ans. Lorsqu’il décrit les missions d’Arte Creative, nous pouvons observer de nombreux points communs avec les Nouvelles Écritures de France Télévisions :
Au sein d’Arte France, on est un pôle de production. On ne diffuse pas directement. Et dans ce pôle de production, on a différentes unités de programme, qui produisent divers programmes. Donc on a une unité fiction, une unité sciences et découvertes, une unité société et culture, une unité arts et spectacles, une unité cinéma et une unité qui s’appelle le développement numérique. Donc le développement numérique, c’est une unité de programme comme les autres. Avec la petite subtilité qu’on diffuse sur le numérique. Donc on n’a pas les mêmes enjeux en termes de diffusion que les chaînes de télévision. On peut diffuser très vite et de façon autonome sans forcément passer par des discussions sur la programmation, sur quelle case, à quelle date, etc. Et la diffusion est beaucoup plus diverse, parce qu’on peut diffuser sur notre site, mais quand on fait un jeu vidéo, on le diffuse sur des plateformes de jeux vidéo, quand on fait des programmes pour les réseaux sociaux, on fait parfois des programmes que pour les réseaux sociaux, comme ce programme-là, par exemple, Été, pensé que pour Instagram. Donc, c’est à la fois plus rapide, mais plus complexe, parce que les enjeux de distribution sont beaucoup plus forts et ils impactent la production. Puisque produire pour Instagram, ce n’est pas la même chose que produire pour le site d’Arte et ainsi de suite.
Donc, on est un pôle de production, petite subtilité, on ne diffuse pas de la même façon, et deuxième subtilité, notre mission, elle est double, elle est à la fois de produire des programmes spécifiquement pour le numérique, donc d’innover, de façon régulière sur toutes les plateformes numériques possibles, mais également de rendre accessible les programmes d’Arte, et donc ceux des autres unités qui m’entourent, sur le numérique. Donc en enrichissant ces programmes-là, en les reformatant, les packageant, les distribuant de façon originale pour qu’ils soient vus sur le web et les réseaux sociaux. »
Les missions, bien que déclinées différemment, partagent certaines caractériques avec celles de Studio 4 : une logique de nouvelles écritures, avec l’exemple d’Instagram ; différentes unités pour des programmes directement diffusés sur Internet, dont de la fiction, pour de la websérie ; une mission transmédiatique avec l’enrichissement des programmes des autres unités. Les deux pôles de production partagent aussi le même but : l’innovation. Mais là, il est de leur ressort de « rendre accessible les programmes d’Arte » des autres unités. De plus, l’interface est la même pour les programmes faits par Arte et pour ceux réalisés par Arte Créative, sauf lors du générique de départ où est affiché le logo d’Arte Creative, ce qui est visible sur leur site Internet. L’intégration d’Arte Creative au sein d’Arte est plus poussée, non seulement grâce à une infrastructure et des locaux partagés entre la partie web et la partie télévision, mais aussi par l’architecture du site web d’Arte qui inclut les productions d’Arte Creative. Selon André Fresnel, cette intégration est liée à l’absence de publicité sur la chaîne historique :
[L’intégration] est de plus en plus forte, elle a toujours été assez poussée au sein d’Arte, qui s’est vécu très vite comme un média global, au-delà d’une chaîne de télé qui avait un replay. Le fait de ne pas voir de publicité à l’antenne a permis à la chaîne dans les années 2000 de proposer le replay, sans se dire que ça allait coûter de l’argent, parce que des revenus publicitaires seraient moins importants. Dans les années 2000, l’idée était que si on met le replay, les gens ne vont pas regarder en direct, ils vont regarder le replay et du coup on va faire moins d’audience et donc moins de revenus publicitaires. Arte n’est pas du tout dans cette logique-là, en plus avec une mission d’innovation et de créativité. Donc, très vite, Arte, en 2006, a proposé le replay. Et le replay sur son site, mais aussi sur YouTube, sur Dailymotion, largement. Avec le but d’un service public, qui est d’avoir un maximum de points de contact on va dire, de possibilités de toucher son public sans forcément être dans une logique de maximiser ses revenus. Donc c’est ça qui permet à Arte, à la fois la ligne éditoriale, et puis son statut, d’innover, de suivre comme un média global, et après, petit à petit à partir de 2007, sont créées des productions innovantes numériques avec ce service qui s’est créé et donc les productions se sont lancées »
L’absence de revenus publicitaires dans le cadre d’Arte permet au diffuseur de se positionner de manière forte sur le web. La gratuité d’Internet ne touche pas cette entreprise, qui s’appuie sur des capitaux publics stables, sans obligation de résultat financier, là où France Télévisions a besoin de ressources autres qu’étatiques, comme des revenus publicitaires.
Comme Studio 4, Arte Creative utilise non seulement son propre site web, mais aussi les plateformes comme Dailymotion ou YouTube. Ce choix a été fait exactement pour les mêmes raisons qui ont motivé Studio 4 :
Parce que logique de média public diffusé largement partout. Et en gros, c’était vrai il y a dix ans, mais ça l’est encore plus aujourd’hui. On ne peut pas attendre les bras croisés sur le site arte.tv que les gens se disent “ tiens, si j’allais voir une nouvelle websérie ? ”. Aujourd’hui, le deuxième moteur de recherche au monde, c’est YouTube. Si on n’est pas présent d’une façon ou d’une autre sur ce moteur de recherche, les gens ne nous trouverons pas, ils ne nous chercherons même pas. Donc, le but, c’est que quand on nous cherche sur ce moteur-là, on nous trouve et que même quand on ne nous cherche pas, on nous trouve aussi » (Entretien André Fresnel)
Il faut amener l’information à l’audience, se trouver là où elle est, dans la même logique qu’exprime Soline Schwebel.
L’introduction du replay sur le site d’Arte va entraîner la création du service du développement numérique. Arte Creative, de par les conditions de sa création, est un agent d’innovation, pleinement intégré à la chaîne Arte. Son principal atout est d’être diffusé sur Internet. Elle ne définit ses programmes que par le canal qui permet la mise à la disposition du public de ses productions. Ainsi, pour André Fresnel :
Le processus est à la fois assez proche de celui d’une chaîne de télé pour la sélection des projets, mais avec des enjeux un peu différents, parce qu’on n’a pas d’enjeux de cases ou d’objectifs par cases, mais plutôt de capacité à innover, de montrer ces innovations et de coller avec les usages du numérique. »
Cette volonté d’innover est en lien avec la recherche de nouveaux talents, comme pour Studio 4 :
Nous, notre mission, c’est de faire émerger ses créateurs. Ses créateurs, j’entends aussi les producteurs dedans, ce n’est pas que l’auteur à proprement parler. Donc c’est cet axe-là qui va nous parler, plutôt que de vouloir formater un programme pour qu’il soit distillable un peu partout, sur tous les supports et sur toutes les chaînes sans forcément avoir sa patte éditoriale, sa spécificité.
[…] Quand je dis innovation/créativité, elle est aussi dans le fait que de nouveaux regards vont apporter des choses différentes, voilà » (Entretien André Fresnel)
Ces « nouveaux regards » sont traduits dans les webséries même si, pour André Fresnel, ce n’est pas le lieu des plus grandes innovations d’Arte Creative :
Je pense qu’on n’est pas toujours innovant dans une websérie, parfois c’est juste un programme original et pas forcément innovant. Donc il est inédit, les thèmes sont abordés de façon différente mais pas forcément avec une forme innovante particulière. Sur Loulou, on va être plus sur le regard original sur un sujet et à travers une écriture, très, pour le coup, féminine, mais malicieuse, je dirai. Et assez détendue. Et c’est en ça que, pour nous, c’est original et peut-être innovant pour Arte, c’est parce que c’est un ton qui n’est pas forcément toujours présent à l’antenne et c’est un ton qu’on essaye de développer sur le numérique, où on sait que c’est des logiques d’écriture plus présentes. Le fait d’être très décalé, privilégier l’humour plutôt que le ton sérieux, etc. »
Loulou29 est une websérie de onze épisodes d’environ six minutes, réalisée par Anne-Claire Jaulin et scénarisée par trois femmes, Alice Vial, Louise Massin, Marie Lelong, qui jouent aussi dans la websérie. Elle raconte l’histoire d’une jeune femme de 29 ans, enceinte par accident, qui décide de garder l’enfant, sans dramatiser l’événement.
Contrairement à Studio 4, Arte Creative n’accepte pas de projets apportés par des scénaristes seul·e·s.
Ces projets-là nous sont amenés par des producteurs, des auteurs qui travaillent avec des producteurs indépendants, qui viennent nous voir et proposent des projets. Donc chaque mois, on doit recevoir entre 30 et 50 projets, et chaque mois, on en sélectionne un, deux, pas plus, parce qu’on n’a pas le budget, ou les moyens humains d’en diffuser autant, ou même les capacités à communiquer sur autant de projets. » (Entretien André Fresnel)
Si iels sont capables de mener plus de projets qu’à France Télévisions, jusqu’à deux par mois, c’est aussi parce que leurs financements sont plus élevés que ceux de Studio 4. Pour le numérique à Arte France, André Fresnel avance être « aux alentours de six millions d’euros Et ensuite, en terme d’équipes, ici, on est autour de 20, à peu près, avec des équipes éditoriales, des équipes techniques, des équipes autour des réseaux sociaux et puis les équipes administratives. » L’intégration à la stratégie digitale d’Arte France passe donc aussi par l’embauche d’une équipe qui travaille sur les réseaux sociaux numériques, comptabilisée dans le développement numérique d’Arte, au même titre que l’équipe développant des webséries. Là où Studio 4 se développe en dehors de la stratégie digitale de France Télévisions, Arte Creative est une des composantes de cette stratégie, ce qui se traduit par ce choix éditorial et politique qu’est un financement plus important d’Arte Creative. Cela permettrait a priori un échange plus poussé, un partage des connaissances plus abouti et donc une diffusion plus importante de l’innovation au sein d’Arte (Therre, 2016).
Diffuser : la communication côté France Télévisions
Si pour France Télévisions, il peut être difficile de financer une campagne de communication, cause du faible financement des Nouvelles Écriture, cela ne signifie pas que les conseiller·ère·s éditoriaux·ales sont sans solution pour faire parler de leurs webséries.
Profiter des communautés de fans
Il existe une certaine ambiguïté dans la mission que se donne Studio 4, de faire connaître de nouveaux talents, avec notamment la validation du choix de Mathieu Potier comme réalisateur. En effet, comme ce dernier l’explique en entretien :
En fait, la websérie, je la connais depuis 2005. Parce que j’ai vécu dans un appartement où venait souvent Benjamin Besjbaum, qui est le fondateur de Dailymotion. Donc j’ai découvert, vraiment, l’évolution du Net. Donc je suis vraiment un des pionniers du Net [avec la création de la websérie La petite couronne] […] On cartonnait, mais on a fait la connerie de la vendre à MCM. Et donc, on a fait une saison sur MCM, où personne ne regardait. Et quand je suis revenu en 2010, je suis reparti de zéro. »
La télévision était donc aussi dans la ligne de mire de Mathieu Potier lorsqu’il a créé une websérie amateure, mais cette stratégie ne s’est pas révelée payante lors de son passage à MCM. Son public ne l’a pas forcément suivi, d’un écran à l’autre. Si comme l’explique François Jost (2014), la télévision est un but ou un repoussoir, elle reste en tout cas une référence. Pour Mathieu Potier, le passage du web à la télévision a ainsi fortement freiné sa carrière : malgré une plus grande légitimité du média, en dépit du passage d’un statut d’amateur à professionnel, le réalisateur n’a pas pu faire carrière en changeant de média, et son retour à la notoriété a mis plus de temps.
Ce point est également mis en avant par Mathieu Potier lors de cet entretien :
Le réseau court-métrage, c’est surtout film d’auteur, en fait, et moi, je ne faisais pas du film d’auteur, je faisais plus de la comédie. Donc ça ne rentrait pas, je ne rentrais pas dans les cases. Et donc le web permet, en fait, à tout le monde, c’est ça qui est extraordinaire, de faire exister son œuvre, quelle que soit la qualité, quel que soit le public, quel que soit le thème. Alors qu’avant, c’était très compliqué. Donc ça a surtout démocratisé, la créativité et la distribution du court-métrage et de l’objet vidéo, quoi. »
Bien que le langage utilisé soit alors plus proche de celui du cinéma, La petite couronne était alors une websérie, et ce dont parle Jenkins lorsqu’il écrit sur le « film amateur » est tout aussi applicable à la « série amateure », sur Internet : la websérie développée par Mathieu Potier avait été pensée pour un public, dès le début, et a obtenu suffisamment de succès pour être reconnue par la télévision. Il a pu donc passer d’un produit amateur, autofinancé, à un produit rémunérateur et professionnel, mais il a perdu alors ce public. Sa carrière de réalisateur a mis un peu de temps à se relancer, et en 2016, alors contacté par la société de production Ishtar & Autres pour Les Engagés, il a suffisament de contrats télévisuels et ne peut réaliser à temps plein cette websérie. Il partage donc son poste avec Marc Puget, pour qui il s’agit du premier projet important.
Mathieu Potier est devenu célèbre par une plateforme de vidéo en ligne, qui dans ce cas- là n’est pas YouTube, mais Dailymotion. Il est alors un moyen d’attirer plus de spectateur·rice·s pour Studio 4. Même si Soline Schwebel explique qu’à Studio 4, iels ne pensent pas à la cible de la websérie, elle admet que dans le cas des Engagés, cela a été le cas :
On s’est posé la question, avec les producteurs et Stanley, on s’est dit, on est peut-être un peu prétentieux, mais on s’est dit, justement : il y a tellement peu de séries LGBT, ou de webséries LGBT, qui sortent, on s’est dit, de fait, la communauté LGBT qui n’a pas beaucoup de projets qui leur sont vraiment destinés, je pense qu’elle est déjà acquise à notre cause et on n’aura aucun problème à la toucher. Donc, peut-être qu’on se trompe, et que ça va passer complètement inaperçu, mais on ose espérer, en tous cas, que toutes les personnes qui ont regardé Féminin/Féminin35, et autres séries, regarderont Les Engagés. Par contre, on s’est dit, ce serait quand même bien que ça touche, du coup, un autre public, que la communauté déjà acquise à notre cause, en fait. […] Donc, on espère qu’on va toucher un public plus large. Par ailleurs, […] un des deux réalisateurs, Mathieu Potier, est également un scénariste de websérie, qui a sa petite communauté, et on espère qu’on va pouvoir en profiter, de ses fans, de ce réalisateur… Non, mais c’est vrai aussi, faut pas se cacher, faut pas se leurrer, c’est aussi un des buts. Bon, ben, voilà, lui, sa communauté de fans, elle n’est pas du tout spécialisée LGBT mais on espère qu’elle va accrocher au projet. »
La communauté de fans réunie autour de Mathieu Potier pourrait donc le suivre pour ce projet et ouvrir le public au-delà d’une audience LGBT, première audience ciblée par le diffuseur. Cette recherche de personnalités ayant déjà un public sur les réseaux sociaux numériques n’est d’ailleurs pas seulement la prérogative de Studio 4. En effet, c’est une question qui va être posée lors de la première réunion de casting, où étaient présents l’un des réalisateurs, Marc Puget, le producteur Hadrien Fiori et le directeur de casting, Christophe Grand. Christophe Grand avait préparé en amont des dossiers avec photos A4 couleurs des comédiens qu’il souhaitait présenter à la production. J’ai assisté à la sélection sur photos du personnage de Thibaut. Et à la fin de la sélection, Christophe Grand présente ce qu’il appelle un « outsider » :
C’est un mec très important comme icône gay. Tous les gays de France le connaissent. Ce serait très bien en termes de communication dans la communauté gay. […] Si les deux personnages principaux sont incarnés par des acteurs gays, ça permet d’être plus suivi sur les réseaux sociaux, c’est un énorme atout. Il existe une communauté capable de coller à la websérie. »
Les réseaux sociaux numériques comme outils promotionnels
La communication autour de la création de la websérie a lieu dans un contexte spécifique qui va avoir pour conséquence une prise en main de cette communication par le scénariste, aidé en partie par son profil singulier, et par les réseaux sociaux numériques.
La prise en main de la communication par le scénariste
Les financements sont donc assez faibles pour les webséries. Studio 4 a pour volonté de lancer une nouvelle production par mois et ne peut pas investir en communication. Studio 4, comme Soline Schwebel l’a expliqué plus haut, s’adresse à une audience qui regarde déjà ce genre de fiction, et cette audience est connue par le diffuseur : il s’agit des 15-30 ans. Iels ne souhaitent pas aller les démarcher, mais uniquement mettre un contenu à leur disposition.
Dans le cadre des Engagés, ni la société de production, ni le diffuseur ne souhaitent investir dans la communication de la websérie, par manque de moyens financiers. Le scénariste des Engagés va prendre en charge la communication sur les réseaux sociaux numériques lors de la saison 1.
Stanley Keravec, avant d’être scénariste, a été pendant plusieurs années critique amateur de séries télévisée. Comme il l’explique en entretien (a) :
Ça n’a jamais été ma profession principale, en termes de revenus. Mais en termes de temps, souvent, ça l’a été. Et du coup, j’ai publié mes premiers articles dans Génération Séries, pas beaucoup, mais deux, trois, j’avais genre 19 ans. Et en 2007, j’ai créé un site, un webzine sur l’actualité des fictions européennes, dont j’ai assuré la rédaction en chef jusqu’en 2012. »
Sa présence assidue sur Internet dans les forums et sur les sites de critique de séries lui a permis de communiquer à l’époque avec d’autres critiques amateur·rice·s ou professionnel·le·s, comme Bernard Cauda40. Stanley Keravec est non seulement scénariste, mais aussi ancien journaliste spécialisé série, et utilisateur actif d’Internet. Il s’inscrit dans le portrait de l’amateur·rice étudié·e par Patrice Flichy (2010, p.11) :
[L’amateur] est rarement seul, car il s’inscrit le plus souvent dans des collectifs qui lui permettent d’obtenir avis, conseils et expertises, de confronter des jugements, de débattre et, parfois, de trouver un public. Internet lui donne l’occasion de s’inscrire dans ces communautés virtuelles qui permettent de partager les mêmes goûts et, au-delà, des expériences voisines. Sur Internet, l’amateur peut non seulement acquérir des compétences, mais aussi les mettre en œuvre sous différentes formes. »
Bernard Cauda (journaliste anonymisé) est un journaliste professionnel, critique de séries connu. Stanley Keravec, grâce à ces « communautés virtuelles », connaît les codes de la relation presse et certain·e·s de ces critiques sont d’ancien·ne·s collègues. Il sait comment communiquer avec les médias, ayant parfois travaillé pour certains d’entre eux, et échanger sur Internet. Il a un réseau, créé lors de sa pratique de la critique des séries télévisées, réseau qu’il peut solliciter pour communiquer sur sa propre websérie. Bernard Cauda, fait d’ailleurs le déplacement lors du dernier jour de tournage des Engagés, pour rédiger une pleine page dans le magazine VSD, intitulée « Les Engagés. Homos en série. ». Le sous-titre de cet article est : « La première série gay signée France Télévisions ». Sur le tournage, Bernard Cauda explique avoir vendu ce reportage à VSD, en parlant avant tout de l’aspect LGBT et du fait que le diffuseur est France Télévisions, omettant volontairement de dire que Les Engagés est une série diffusée sur Internet41. Le fait qu’il s’agisse d’une websérie est totalement effacé dans ce dispositif : une websérie aurait moins de valeur qu’une série et parler de la « première série gay » permet d’inscrire Les Engagés dans une histoire des séries françaises. C’est un moment qui est vu comme important, c’est une « première », d’autant plus que cette histoire des séries françaises est longue, plus longue en tous cas que celle des webséries qui n’a que sept ans. Le langage ici est important, car il permet non seulement d’insister sur l’importance du sujet et de la production, mais aussi d’attirer une audience appréciant les séries télévisées et qui ne connaîtrait pas les webséries.
Bernard Cauda n’est pas le seul à agir ainsi. Dans le dossier de presse des Engagés42, les producteur·rice·s expliquent qu’il s’agit de la « Première série en France sur le milieu Lesbien Gay Bi Trans ». Cela permet de défendre le fait qu’il s’agit de la première fiction sérielle audiovisuelle financée par une chaîne de télévision à traiter de la communauté LGBT. Le préfixe « web- » est effacé du dispositif, révélant alors une certaine hiérarchie culturelle à laquelle croient les acteur·rice·s de la production : une série serait supérieure à une websérie, en termes d’attrait et donc de communication.
Du réseau personnel au réseau web
S’il s’agit en ce cas précis de réseaux personnels, Stanley Keravec gère aussi les pages officielles de la websérie. Il est d’ailleurs celui qui les a créées, personne, ni le diffuseur, ni la société de production, n’en ayant pris l’initiative. Cela lui permet de contacter directement les relais qu’il souhaite toucher, comme le magazine Têtu. Ce magazine gay avait disparu des kiosques en juillet 2015 et il est revenu sous une nouvelle forme pendant le tournage des Engagés. Stanley Keravec a alors acheté deux nouveaux numéros de relance du magazine, le 28 février 2017. Il les a donnés à lire à deux comédiens de la websérie, Ali Guerrouj qui interprète le personnage principal d’Hicham, et Octavius Silène, qui joue le rôle de Bastien, pour les prendre en photo et partager l’image sur les réseaux sociaux numériques. La légende sur l’application de partage de photos Instagram est alors :
Sur le plateau nos deux comédiens @[Ali Guerrouj] et [Octavius Silène] découvrent avec enthousiasme le nouveau @tetumag entre deux prises. #LesEngages #séries #webséries #tournage #backstage #coulisses #tetu #lgbt #gay #centrelgbt ».
Le « @tetumag » permet de faire directement appel à la rédaction du magazine, appel qui est relancé grâce au mot-dièse « tetu ».
J’étais présente au moment de cette action, et Stanley Keravec me déclare, avant de prendre la photo : « On fait nos putes »43. Cette phrase, volontairement choquante et sexiste, était une façon pour le scénariste de prendre ses distances face à une opération marketing importante pour la websérie et montre ainsi qu’il n’est pas dupe de ses propres actions :
l’enthousiasme » des deux comédiens sur la photo Instagram est mis en scène, la célébration du retour de Têtu étant un moyen de faire parler de la websérie. Ma présence est peut-être aussi perçue comme un témoin gênant de ce moment, et utiliser le terme « pute » permet alors de jouer d’humour sous couvert de lucidité pour dédramatiser cette instrumentalisation des réseaux sociaux numériques.
Cette action va être récompensée, puisque dans le deuxième numéro de reparution de Têtu, le numéro 214 dans la continuité, un dossier de cinq pages est consacré aux Engagés. Là aussi, c’est grâce à un mélange de l’usage des réseaux sociaux numériques et du réseau personnel. D’abord, la photo d’Instagram des Engagés est publiée en fin de magazine, sous la rubrique #cherTÊTU, rubrique qui met en scène de nombreuses photos diffusées sur les réseaux sociaux numériques par des lecteur·rice·s, magazine en main. Par ailleurs, le journaliste Eddy Vosges-Rodrigues44 vient sur le tournage, le 10 mars 2017. S’il est présent à Lyon, c’est pour une raison autre que Les Engagés : il participe à un débat dans le cadre du festival de films lyonnais, Ecrans Mixtes. Or Eddy Vosges-Rodrigues connaît le comédien Ali Guerrouj, qui l’a contacté, et passe donc la journée sur le plateau. Il vend ensuite à Têtu un dossier de cinq pages sur la websérie. Dès le chapô de l’article, le journaliste écrit : « Il était temps qu’en France débarque la première série LGBT, une série dont la majorité des personnages fait partie de la communauté LGBT […]». Il y oublie aussi opportunément l’aspect web.
Il y a donc bien un usage des réseaux sociaux numériques, qui ne peut se faire pourtant sans rapports interpersonnels préexistants : les deux se répondent et se nourrissent. Les réseaux sociaux numériques ont permis au scénariste de rencontrer et d’avoir des contacts amicaux de long terme avec des critiques professionnel·le·s, et permettent aussi de contacter d’autres personnes potentiellement intéressées par la websérie.
Créer une émulation : atteindre une audience potentielle
Pour lancer une websérie, il faut préparer le terrain pour attirer une audience potentielle, mettre les spectateur·rice·s au courant de sa sortie. Avant sa diffusion, Les Engagés a réussi à faire parler d’elle dans les médias communautaires, comme Têtu, et généralistes, comme VSD, du point de vue historique : c’est « une première ». Maintenant, il s’agit d’instaurer un rendez-vous, et aussi de créer une participation de l’audience.
Instaurer un rendez-vous
Il faut faire venir les spectateur·rice·s non seulement pour le pilote, le premier épisode de la série, mais aussi pour les épisodes suivants. Studio 4 a en effet décidé de diffuser un nouvel épisode tous les mercredis et vendredis entre le 17 mai et la mi-juin. Ce n’était pas une obligation. Comme l’explique Soline Schwebel (a) :
Pour chaque mise en ligne, on se pose cette question, comment on les diffuse ? Alors, des fois, on a des intuitions. Souvent, on se trompe. Parfois, on a l’expérience d’une websérie qui ressemble ou qui a un peu les mêmes singularités, on va dire, et du coup on va se dire, ben cette mise en ligne-là a marché, donc on va la reproduire, ou au contraire, mettre une fois par semaine, ça ne marchait pas, donc là, on va mettre tout d’un coup. En gros, on n’a aucune règle. »
Studio 4 aurait pu choisir de mettre en ligne tous les épisodes d’un coup. Mais leur volonté est de profiter d’une période où se produisent de nombreux événements en lien avec la communauté LGBT. Le 17 mai est la journée mondiale de lutte contre l’homophobie et la transphobie. Le mois de juin est celui des marches des Fiertés, qui ont lieu dans de nombreuses villes de France. Cette fenêtre de temps est importante comme l’explique Stanley Keravec en en entretien (b), mettant ainsi à profit son expérience de journaliste :
Pour nous, en termes de communication, ce serait la voie royale quoi. […] On n’aura pas d’autre, on n’aura pas de meilleure fenêtre d’opportunité… C’est génial, toute la presse magazine fait des papiers sur l’homosexualité à ce moment-là, forcément, dans l’offre, tu peux avoir du coup un encart sur la série […]. »
Cette fenêtre de temps d’un mois va être mise à profit par le scénariste pour essayer de toucher un public. Durant cette période, Stanley Keravec va ainsi utiliser son expérience en tant que critique et fan de séries pour utiliser les réseaux sociaux numériques. En effet, comme l’explique Patrice Flichy (2010, p.35) :
Dans le domaine des séries télévisées, où il y a toujours un décalage entre le tournage et la diffusion, mais aussi entre les différents espaces de réception, les fans se mobilisent activement. […] Ils s’efforcent d’anticiper, de deviner l’évolution d’une série […]. Les fans peuvent commenter chaque épisode de la série, avec le scénario et des extraits de dialogues, et tenter avec les éléments en leur possession de résoudre les énigmes. »
Stanley Keravec va tenter de créer cette émulation. Il interpelle ainsi les spectateur·rice·s d’un épisode à l’autre via la page Facebook de la série. Par exemple, suite à une confrontation houleuse entre le héros, Hicham, et sa sœur Nadjet, il écrit sur la page Facebook des Engagés : « TEASING #5 Alors l’épisode d’hier soir ? Pensez-vous que Nadjet reste à Lyon ? Découvrez la réponse demain dans l’épisode 6, dès demain sur Studio 4. Et pour ceux qui auraient manqué le rendez-vous d’hier soir, c’est ici : bit.ly/LEserie. »
De même Stanley Keravec lance un CuriousCat pendant la diffusion de la websérie. Il s’agit d’une plateforme sur laquelle des inconnu·e·s peuvent poser des questions anonymement à un individu donné. Dès le lendemain de la diffusion du deuxième épisode des Engagés, le 20 mai 2017, le scénariste invite les spectateur·rice·s à venir lui parler, via son fil Twitter : « Après cette première semaine engagée, des commentaires, des questions ? J’y réponds ! » Et de mettre le lien de son CuriousCat. Puis la semaine suivante, le 26 mai 2017 : Faisons-en une tradition ! Ce week-end, je réponds à vos questions / commentaires / critiques sur @LesEngaG ».
Ces tweets sont repris par le fil officiel de la websérie. Ce faisant, il invite le spectateur ou la spectatrice non seulement à suivre la série, mais à en faire un rendez-vous, au cours duquel il va échanger avec lui ou elle. Comme l’explique Jean Châteauvert (2016, p. 122) :
S’il n’y a pas le rendez-vous précis de la grille horaire, il y a cette fenêtre de temps, où mon visionnement et ma réaction, mon commentaire et mon geste de recommander trouvent écho et pertinence au sein de la communauté d’internautes qui m’a invité à regarder cette vidéo. […] Cette expérience spectatorielle, transmédiatique par ses plateformes devenues accessibles en tout temps et en tout lieu sur les technologies mobiles, se présente sur le mode d’un flux temporel continu, ponctué par ces présents temporaires et localisés où le commentaire et la suggestion deviennent une participation “ en direct ” à un échange avec d’autres internautes réunis autour de la série web. »
Il existe un temps court, celui qui sépare deux épisodes, où la réaction de l’audience sera pertinente sur les réseaux sociaux numériques. L’usage des questions par Stanley Keravec permet de travailler sur l’attente d’un nouvel épisode de la série, et de donner rendez-vous à laprochaine diffusion, tout en encourageant les spectateur·rice·s à suivre la série en temps réel.
Réaliser une participation de l’audience
Le scénariste suscite donc un intérêt à suivre les épisodes en temps réel, au fur et à mesure de leur diffusion, bien que les webséries restent visibles et accessibles sur YouTubejusqu’à sept ans après leur sortie, durée des droits de diffusion négociés par France Télévisions. Cet intérêt est aussi alimenté par une invitation à échanger avec le scénariste, participer à une communauté de spectateur·rice·s. De plus, Stanley Keravec utilise l’action du retweet, pour relayer les réactions de l’audience des Engagés sur Twitter sur son fil propre et sur le fil officiel de la websérie. Cela montre à l’audience que les responsables de la websérie prennent en compte leur avis, personne ne sachant officiellement que Stanley Keravec est aussi derrière le compte officiel. Nous pouvons supposer que cela encourage les spectateur·rice·s d’autant plus à participer et échanger, parler, sur la série : leur parole est écoutée.
L’audience n’est pas la seule composante relayée par les réseaux sociaux numériques. Sont repris sur les pages Internet des Engagés, des critiques provenant de blogs amateurs comme professionnels. Cet usage de critiques ne provenant pas de la presse spécialisée est un atout, surtout pour mobiliser un public jeune, car comme l’explique Clément Combes (2014, p.181) :
L’information et la découverte sont en large part affectées à d’autres relais médiatiques, notamment aux sites, blogues et forums en ligne, très appréciés pour leurs aspects réactifs et interactifs, et la diversité des contenus qu’ils proposent. Enfin, l’accès libre et gratuit de la plupart de ces espaces présente un atout indéniable au regard des magazines papier jugés onéreux pour un public au budget encore une fois limité. »
Ce sont bien les 15-35 ans qui sont visé·e·s par Studio 4 et donc par Les Engagés. Leur donner accès à des critiques gratuites en ligne permet donc de les toucher plus facilement.
Pour se faire connaître, les webséries ont donc comme difficultés de devoir jouer sur de nombreux tableaux : toucher les critiques amateur·rice·s et professionnel·le·s aussi bien sur Internet que dans des médias traditionnels et parvenir à intéresser des spectateur·rice·s tout au long de la diffusion, à un moment où de nombreuses autres webséries et séries sont par ailleurs disponibles. Pour cela, les créateur·rice·s, producteur·rice·s, diffuseurs usent aussi bien de leurs réseaux personnels et s’appuient sur les réseaux sociaux numériques. Il est pourtant difficile, voire impossible, de savoir quel a été l’impact réel de l’usage de ces réseaux sociaux numériques sur la création d’une audience. Seul l’effet de lien entre les deux webséries, les Engagés et The Man-Woman Case a été qualifié de « concluant » selon Soline Schwebel.
L’articulation de tous ces éléments, cette inscription dans un temps court, celui de la diffusion, et dans un temps long, celui de l’histoire des séries en France, ont permis notamment une redistribution des forces en présence et une redéfinition des fonctions : le scénariste profite d’un accès à la notoriété. En effet, contrairement au constat de Dominique Pasquier en 1995, Stanley Keravec a réussi à se poser non seulement comme le scénariste, mais surtout comme le créateur de la websérie. Ainsi, lors d’une session sur CuriousCat le concernant, il écrit via le Twitter officiel des Engagés : « Des commentaires ou des questions sur #LesEngagés ? Le créateur de la série vous répond ce week-end. » Les deux réalisateurs, Marc Puget et Mathieu Potier, disparaissent dans ce dispositif communicationnel que Stanley Keravec a lui-même mis en place. Stanley Keravec et d’autres scénaristes à sa suite peuvent donc prétendre à une reconnaissance plus importante qu’auparavant de leur travail par le biais non seulement de leur implication dans les webséries, mais aussi grâce aux réseaux sociaux numériques et la mise en place de liens directs entre le public et les créateur·rice·s de contenus.
Or, suite à la nomination de la websérie au festival de la fiction TV de La Rochelle, le fil Twitter du festival annonce : « Catégorie Séries Web et Digitales : Les Engagés de [Marc Puget] et [Mathieu Potier] pour France Télévisions (Studio 4) ». Cela souligne l’importance que gardent encore les réalisateur·rice·s dans des dispositifs traditionnels que sont les festivals. Pourtant, la production choisit Stanley Keravec pour aller représenter la série à La Rochelle. Son rôle de scénariste et son implication importante dans la promotion de la websérie lui ont conféré une forte légitimité : il prend la place du créateur, occultant par là-même le rôle des réalisateurs, du diffuseur et des producteur·rice·s. En effet, comme le rappelle Nicolas Brigaud-Robert (2014, s.p) :
Les textes sont plus précis encore puisqu’ils définissent dans une liste ces auteurs présumés de l’œuvre audiovisuelles. Ceux-ci sont au nombre de cinq, il s’agit : du réalisateur, du scénariste, du dialoguiste, de l’auteur de la musique et de l’auteur de l’œuvre d’origine s’il en existe une (en cas d’adaptation d’une œuvre préexistante). »
Grâce à son utilisation des réseaux sociaux numériques, Stanley Keravec « traduit d’autres acteurs en une seule volonté dont il devient l’âme ou le porte-parole » (Callon et Latour, 2006, p.13). Il « traduit » les réalisateurs et l’auteur de la musique, étant lui-même scénariste et dialoguiste, grâce à un système de promotion axé avant tout sur des individus et des personnalités, comme le sont Twitter, Instagram ou même CuriousCat. Nous pouvons alors supposer que le rôle et la place du scénariste risquent d’évoluer dans les années à venir, suivant la manière dont cette reconnaissance sera assimilée par les industries culturelles. Le ou la scénariste ne peut plus être totalement occulté·e et peut échanger directement sur sa série ou websérie avec le public sur Internet. Dans ce cas précis, l’usage des réseaux sociaux numériques par le scénariste était soutenu par la société de production, de manière au moins implicite.
Les scénaristes de séries télévisées s’emparent d’ailleurs de l’objet « websérie ». Lors d’une réunion organisée par la Guilde des scénaristes à Paris, journalistes et scénaristes se sont rencontrés « en off » pour parler de la place des scénaristes dans la fiction française. La Guilde des scénaristes a été fondée à la fin de l’année 1993 et « souhaite défendre le droit inaliénable de l’auteur et affirmer la spécificité de la profession » (Pasquier, 1995, p.66). Ce syndicat professionnel rassemble « 360 scénaristes travaillant pour l’animation, le cinéma et la fiction (TV & web) » (Guilde des scénaristes). Lors de cette réunion étaient invité·e·s des scénaristes spécialisé·e·s dans les séries télévisées. La question au cœur de cette rencontre était la suivante : « Faut-il être producteur pour garder la main sur son œuvre ? » En effet, une fois leur scénario acheté, les scénaristes n’ont normalement plus leur mot à dire, à la différence d’un modèle anglo-saxon où existe un showrunner qui dirige la réalisation et les ateliers d’écritures, la writers’ room. J’étais présente à cette réunion en tant que journaliste, membre de l’Association des Critiques de Séries, invitée par la Guilde. J’ai explicité ma double identité, de journaliste et doctorante, à la fin des deux heures de discussions, pour demander l’autorisation de reproduire les propos tenus. Cette autorisation a été donnée en échange d’un anonymat absolu. J’en ai profité pour interroger les scénaristes sur la place des webséries dans leur travail. L’un des membres de la Guilde répond ainsi :
Les webséries permettent d’apprendre des compétences. Les dix fois dix minutes sont ce qu’au cinéma, le court-métrage est au long-métrage. Dans les webséries, les gens touchent à tout, comme François Descraques et Les Visiteurs du futur. Il travaillait dans son appartement ! Ou encore Golden Moustache. Ça donne de la légitimité et de la crédibilité. C’est vrai que le problème est, quand tu demandes à être présent aux phases de production, on te demande : “ Mais, tu l’as déjà fait ? ” Là, tu peux dire oui. »45
La websérie est devenue une phase d’apprentissage pour les scénaristes, qui leur permet aussi de partir en position de force lors de négociations avec producteur·rice·s et réalisateur·rice·s pour une série de télévision. Soit iels arrivent avec un scénario presque complètement rédigé, et non plus une bible à travailler comme auparavant, soit iels parviennent à négocier une plus grande présence sur le plateau. Cela peut atteindre, dans le premier cas, le travail de la société de production qui devait jusqu’à présent développer le script avec le ou la scénariste, et, dans le second cas, cela peut toucher à la licence artistique du réalisateur ou de la réalisatrice. Nous allons donc nous intéresser aux façons dont la websérie modifie les rapports de force dans la création d’un nouvel espace de travail.
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Table des matières
I. Ce que le web fait à la série
1. Websérie et innovation : une avancée pour les diffuseurs ?
1.1. La création web à France Télévisions : le cas de Studio
1.1.1. Naissance et missions de Studio 4
1.1.2. La prospective pour France Télévisions
1.1.3. L’absence de l’audience.
1.2. La forme et l’esthétique d’un objet websériel
1.2.1. « Faire plus web »
1.2.2. La définition d’une liberté créative
1.2.3. La forme du soap : manque d’audace ou intelligence du message ?
1.3. Webséries et politiques éditoriales
1.3.1. Arte Creative et le choix de l’intégration
1.3.2. Studio+ et la tentative du payant en format court
1.3.3. Netflix : le payant et le format long
2. Une communication d’un nouveau genre ? La revalorisation du scénariste
2.1. Diffuser : la communication côté France Télévisions
2.1.1. Profiter des communautés de fans
2.1.2. Jouer sur les fonctionnalités de YouTube
2.2. Les réseaux sociaux numériques comme outils promotionnels
2.2.1 La prise en main de la communication par le scénariste
2.2.2. Du réseau personnel au réseau web
2.3. Créer une émulation : atteindre une audience potentielle
2.3.1. Instaurer un rendez-vous
2.3.2. Réaliser une participation de l’audience
3. Redéfinition de la balance des pouvoirs sur le plateau : le tournage des Engagés
3.1. La recherche d’équilibre au sein de l’équipe de production
3.1.1. Une équipe jeune à la production
3.1.2. Le scénariste comme arbitre sur le plateau
3.2. Tensions et financements..
3.2.1. L’assistant·e réalisateur·rice, garant·e d’un chronomètre intenable
3.2.2. Quand les stagiaires prennent des responsabilités
II. Ce que le genre fait à la fiction
1. Le casting et la représentation de personnages LGBT : la place de regards différenciés
1.1. Le cadre des castings
1.1.1. Déroulement des castings et place de la chercheuse
1.1.2. Crédibilité et « clichés »
1.2. Regard hétérosexuel, regard gay : des différences de perception
1.2.1. Masculinités hégémonique et de complicité : le regard des réalisateurs
1.2.2. Masculinité subordonnée : un regard à part sur les corps
2. La norme sur le plateau
2.1. Un plateau majoritairement hétérosexuel
2.1.1. Le « naturel » recherché par la caméra
2.1.2. La part des comédien·ne·s : la recherche de légitimité
2.2. Les femmes sur un plateau
2.2.1. Des rôles (cruciaux) de second plan
2.2.2. La scripte, conseillère de l’ombre
3. « Race » et agentivité des comédien·ne·s
3.1. L’Arabe-de-banlieue
3.1.1. La représentation de la banlieue
3.1.2. La fuite vers la ville et le coming out
3.2. La femme-voilée
3.2.1. La question du voile
3.2.2. Une émancipation possible ?
4. Diversité : de sa définition à sa diffusion
4.1. La diversité, l’impossible définition
4.1.1. Le financement de la diversité
4.1.2. Point de vue de réalisateurs, point de vue de comédienne
4.2. Le rôle des écrans
4.2.1. La croyance du personnel artistique
4.2.2. La place du service public
III. Ce que la websérie fait à la politique
1. Une websérie dans « l’air du temps » ?
1.1. Effet de réel et véracité de la fiction
1.1.1. Décors et détails : l’intervention du scénariste
1.1.2. L’inscription dans une généalogie
1.2. Un thème « à la mode » ?
1.2.1. Les LGBT à l’écran, un débat français
1.2.2. Un désir dans la « norme »
1.2.3. La disparition des lesbiennes
2. Le choix des mots de l’innovation
2.1. Choisir son vocabulaire
2.1.1. LGBT : un sigle consensuel
2.1.2. Lancer Les Engagés : un acte militant ?
2.2. Le retour de la cible
2.2.1. Le public LGBT en ligne de mire
2.2.2. L’influence du modèle anglo-saxon
3. La professionnalisation de l’innovation ?
3.1. La professionnalisation du web
3.1.1. Le scénariste devient expert du média
3.1.2. La « contrainte de sentier » des acteur·rice·s de la production
3.2. La récupération de l’innovation
3.2.1. La création d’un récit a posteriori
3.2.2. La recherche de créativité et d’économie
3.3. Les webséries : des productions soutenues par des femmes
3.3.1. Les webséries, une affaire de femmes ?
3.3.2. Les hommes, visage de l’innovation
Conclusion
Bibliographie
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