Le cas N = 2 et la phase de Haldane
La chaรฎne (gรฉomรฉtrie la plus simple ร 1D) de spins (quantique) la plus simple est la chaรฎne de spins 1/2. Elle est particuliรจrement รฉtudiรฉe car le spin 1/2 est la caractรฉristique principale (avec la charge et la masse) des รฉlectrons, particules รฉlรฉmentaires considรฉrรฉes en prioritรฉ pour comprendre les propriรฉtรฉs รฉlectroniques des matรฉriaux (dโoรน leur importance en matiรจre condensรฉe), mais aussi pour modรฉliser des systรจmes ร deux niveaux par site. Cette chaรฎne peut par exemple รชtre obtenue en forรงant la localisation dโun รฉlectron sur chaque site dโun rรฉseau cristallin unidimensionnel, cโest-ร -dire en augmentant suffisamment la barriรจre รฉnergรฉtique entre sites pour restreindre la dรฉlocalisation de lโรฉlectron ou lorsque les rรฉpulsions entre รฉlectrons sont trop fortes [20] (phase isolante de Mott).
Dans cette vision classique, le spin est typiquement reprรฉsentรฉ comme un vecteur (un moment cinรฉtique) dans lโespace ร trois dimensions (espace dans lequel vit le vecteur, et non la chaรฎne qui reste unidimensionnelle). Alors, puisque le hamiltonien (et, par extension immรฉdiate ici, lโaction) est parfaitement isotrope dans cet espace en chaque site (aucune direction nโest privilรฉgiรฉe), on dit quโil est invariant par toutes les rotations ร trois dimensions ou, en terme plus mathรฉmatiques, invariant par le groupe O(3). Pour un spin, ร cause de ses propriรฉtรฉs magnรฉtiques particuliรจres, il faut se restreindre ร un sous-groupe seulement du prรฉcรฉdent : SO(3). Lโhistoire continue en rรฉalitรฉ puisque, lorsquโon parle de spin 1/2, il ne faut plus que considรฉrer la premiรจre reprรฉsentation (irrรฉductible) projective de ce groupeย .
Lโabsence dโun axe prรฉdรฉfini privilรฉgiรฉ dรปe ร cette symmรฉtrie devient alors une source de difficultรฉ pour la rรฉsolution analytique du problรจme comparรฉ ร la chaรฎne dโIsing [21]. Mais cโest dรฉjร en 1931 [22] que Bethe trouve la solution de ce problรจme grรขce ร son ยซ ansatz ยป pour la chaรฎne de spins 1/2 seulement, plus tard รฉtendue pour toutes les chaรฎnes dans la reprรฉsentation fondamentale de SU(N) [23]. Il prรฉdit que lโรฉtat fondamental est un รฉtat singulet, i.e. non dรฉgรฉnรฉrรฉ, dรฉcrit par le nombre quantique S = 0 , cโest-ร -dire que le spin total de toute la chaรฎne est nul. Lโรฉtat fondamental dโun tel systรจme est donc non-magnรฉtique, en effet sans direction privilรฉgiรฉe pour les spins pour ce hamiltonien isotrope. Ce rรฉsultat perdure pour les spins entiers (aux รฉventuels รฉtats de bords prรจs auxquels on reviendra). Pour les spins demi-entiers cependant, la diffรฉrence dโรฉnergie entre lโรฉtat fondamental et les premiers รฉtats excitรฉs (le ยซย gapย ยป) est essentiellement nulle (rigoureusement ร la limite thermodynamique) et les fluctuations classiques (ร tempรฉrature non nulle) et quantiques rendent effectivement le spectre (de basse รฉnergie) continu (et donc sans gap et par extension, dรฉsordonnรฉ et compatible avec le thรฉorรจme de Mermin Wagner). Cโest une phase critique. Lorsquโon regarde un spin 1 (ou plus gรฉnรฉralement un spin entier) par contre, on a cette fois-ci lโapparition dโun gap, observรฉ en 1982 par des composรฉes ยซย NENPย ยป [24] et expliquรฉ un an plus tard [25] par Haldane dans le cadre de sa ยซย conjectureย ยป. Lorsque le spin entier est en plus impair, la phase attendue sera topologique, comme la phase de Haldane de spin 1.
Phase critique
Tant que ฮต < 1 et sans champ magnรฉtique, lโรฉtat fondamental dรฉcrit toujours la phase (gappรฉe) de Nรฉel. Lorsque lโanisotropie est rรฉsolue, ฮต = 1, le gap se ferme, comme suggรฉrรฉ par la Fig. 1.2b) et rigoureusement confirmรฉ par rรฉsolution exacte. La phase attendue devient de fait critique. Cโest-ร -dire quโune excitation ne coรปte pas dโรฉnergie au systรจme, alors dominรฉ par les fluctuations, au moins quantiques ; plus rigoureusement, cโest lorsque le ou les รฉtats fondamentaux ne sont pas sรฉparรฉs par un gap dโun continuum dans la limite thermodynamique. Pour comprendre cette notion de phase critique avec un autre exemple de chaรฎne de spin rรฉsolu analytiquement sans utiliser lโAnsatz de Bethe, il suffit de regarder la limite ฮต โ โ du modรจle XXZ, en suivant largement par exemble la mรฉthode prรฉsentรฉ dans le chapitre 6 de [32], originellement trouvรฉe par Jordan et Wigner [33]. Elle consiste ร considรฉrer lโรฉtat spin up comme un รฉtat ร une particule, et lโรฉtat spin down comme un รฉtat sans particule. Puisquโun maximum dโune de ces particules fictives par site seulement est possible, il est utile de les considรฉrer comme des fermions sans spin. Enfin, pour assurer les bonnes relations de commutations des opรฉrateurs de spin, il est nรฉcessaire dโattacher en plus une chaรฎne dโopรฉrateurs ร chaque fermion.
Mot sur lโintรฉgrabilitรฉ
Une maniรจre dรฉfinitive de statuer sur la chaรฎne de spins 1/2 de Heisenberg serait bien sรปr de complรจtement rรฉsoudre le problรจme de maniรจre analytique et rigoureuse i.e. sans approximation. Cela revient essentiellement ร explicitement diagonaliser le hamiltonien du modรจle, i.e. trouver son spectre et une base des vecteurs propres correspondante. Les quantitรฉs dites ยซย physiquesย ยป (capacitรฉ thermique, conductivitรฉ รฉlectrique, plus gรฉnรฉralement toutes fonctions de corrรฉlations incluant les valeurs moyennes dโobservables) peuvent souvent รชtre facilement dรฉduites aprรจs coup (au moins numรฉriquement, sans utiliser de ยซย simulationย ยป). On dit souvent que le modรจle est alors intรฉgrable. Cโest effectivement le cas pour le modรจle de Heisenberg rรฉsolu en utilisant la premiรจre occurrence historique de lโansatz de Bethe [22], fondement de tout un pan de la physique actuelle : lโรฉtude des systรจmes intรฉgrables. Bien que sa rรฉalisation dans les faits soit particuliรจrement laborieuse et quโil soit difficile dโassocier une interprรฉtation physique ร chaque รฉtape, raisons pour lesquelles il nโest prรฉsentรฉ que briรจvement dans la suite et nโa รฉtรฉ utilisรฉ quโen dernier recourt dans les parties prรฉcรฉdentes, lโidรฉe gรฉnรฉrale reste facile dโaccรจs. Puisque certains de ses rรฉsultats sont utilisรฉs dans cette thรจse, les รฉtapes importantes du raisonnement original sont rรฉsumรฉs ici.
La chaรฎne de spins 1
La chaรฎne de spins dโHeisenberg de spin 1 est le cas le plus simple dโune chaรฎne de spins entier. Elle nโen est pas moins intรฉressante : elle est conforme ร la conjecture de Haldane puisquโelle est gappรฉe (et donc non critique contrairement ร la chaรฎne prรฉcรฉdente). Cet ยซย ordreย ยป (abus de langage car ร courte portรฉe seulement) ne vient pas dโune brisure spontanรฉe de la (seule) symรฉtrie continue SU(2) de la chaรฎne (impossible dโaprรจs le thรฉorรจme de Mermin-Wagner) ni de la brisure dโune quelconque symรฉtrie discrรจte (telle que la symรฉtrie de translation dโun site ร lโautre). On atteint bel et bien une phase qui va au delร du paradigme de Ginzburg-Landau, ร savoir, la phase de Haldane. Le modรจle nโest cependant pas intรฉgrable, et une caractรฉrisation analytique de ses propriรฉtรฉs ou de son รฉtat fondamental est dรจs lors plus indirecte.
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Table des matiรจres
Introduction
1 Le cas N = 2 et la phase de Haldane
1.1 La chaรฎne de spins 1/2
1.1.1 Les รฉtats fondamentaux de la chaรฎne dโIsing : รฉtats de Nรฉel
1.1.2 Soliton et magnon
1.1.3 Phase critique
1.1.4 Mot sur lโintรฉgrabilitรฉ
1.2 La chaรฎne de spins 1
1.2.1 Phase gappรฉe
1.2.2 Construction AKLT, phase SPT
1.3 La conjecture de Haldane
1.3.1 Approche semi-classique
1.3.2 Entier pair et impair
1.3.3 Gรฉnรฉralisation ร tous N
1.4 Classification des phases topologiques
1.4.1 Pour les modรจles sans interaction
1.4.2 Pour les modรจles avec interactions
1.5 Rรฉalisations et expรฉriences
1.5.1 Les chaรฎnes de Haldane existantes
1.5.2 Implรฉmentations par lโintermรฉdiaire dโatomes froids
1.6 Rรฉsumรฉ du chapitre
2 Le modรจle du double-puits
2.1 Rรฉalisation de la symรฉtrie SU(N)
2.1.1 Par des alcalins
2.1.2 Par des alcalino-terreux
2.2 Dรฉrivation du modรจle discret du double-puits
2.2.1 Fonctions de Wannier
2.2.2 Modรจle de Hubbard gรฉnรฉralisรฉ
2.2.3 Symรฉtries du hamiltonien
2.3 Les implรฉmentations alternatives avec les alcalino-terreux
2.3.1 Le modรจle g-e
2.3.2 Le modรจle p-band
2.3.3 Comparaisons
2.4 Rรฉsumรฉ du chapitre
3 Lโapproche de couplage faible
3.1 Thรฉorie des champs conformes
3.1.1 Limite continue de la thรฉorie libre
3.1.2 Champs conformes
3.1.3 Renormalisation
3.2 Interprรฉtations des diagrammes de phase
3.2.1 Lโasymptote intรฉgrable : le modรจle de Gross-Neveu
3.2.2 Dualitรฉ
3.2.3 Non-intรฉgrabilitรฉ : bosonisation
3.2.4 Synthรจse des diagrammes
3.3 Sโรฉloigner du couplage faible : le DMRG
3.3.1 Courte prรฉsentation du DMRG
3.3.2 Les rรฉsultats du DMRG
3.3.3 Les phases SPT dโaprรจs le DMRG
3.4 Rรฉsumรฉ du chapitre
4 Lโapproche de couplage fort
4.1 La limite atomique
4.1.1 Tableaux dโYoung, considรฉrations sur les symรฉtries
4.1.2 La diagonalisation du hamiltonien de la limite atomique
4.1.3 Diagrammes de la limite atomique
4.2 La perturbation par le terme de hopping
4.2.1 Approche gรฉnรฉrale
4.2.2 Cas de lโadjointe de SU(3)
4.2.3 Approche heuristique
4.3 Caractรฉrisation des phases SPTs
4.3.1 Construction ยซย ร la AKLTย ยป
4.3.2 Interprรฉtations supplรฉmentaires des rรฉsultats du DMRG
4.3.3 Les cas N > 4 et les autres classes de SPT
4.4 Rรฉsumรฉ du chapitre
Conclusion