Une cellule cancéreuse est issue d’une cellule normale ayant acquis progressivement des fonctions dérégulant la prolifération et entrainant une modification de l’homéostasie tissulaire (Hanahan & Weinberg, 2000). Les caractéristiques partagées par toutes les cellules cancéreuses, tous types tumoraux confondus, leur permettent de survivre, de proliférer et de disséminer (Hanahan & Weinberg, 2011). Il existe des centaines de types de cancers différents, alors comment des cellules, si différentes à l’origine, vont acquérir des capacités communes conduisant au développement de cancers ?
L’idée suggérant que le génome puisse avoir un rôle central dans le développement de cette pathologie émerge à la fin du XIXème siècle – début du XXème siècle avec les études de David von Hansemann (von Hansemann, 1890) et Theodor Boveri (Boveri, 1914). En examinant des cellules cancéreuses au microscope, ils ont observé que ces cellules présentaient des aberrations chromosomiques. Leur hypothèse fût alors, que le cancer était caractérisé par des clones ayant acquis des anomalies du matériel chromosomique. Les premières expériences ont montré que des lapins exposés au goudron de houille développaient des cancers (Yamagiwa & Ichikawa, 1918). Le goudron de houille étant un mélange complexe de composés chimiques, Kennaway a identifié par la suite le benzoapyrène qui le compose, validé par la suite comme carcinogène par Cook, Hewett et Hieger (Kennaway, 1930; Cook et al., 1933). C’est grâce à ces différentes expériences que les agents exogènes (carcinogènes) ont été démontrés comme pouvant induire des tumeurs. La découverte de l’ADN comme support du matériel génétique (Avery et al., 1944) et la description de sa structure (Watson & Crick, 1953) ont permis de montrer qu’il était la cible de ces carcinogènes chimiques et que ses altérations étaient la clé pour comprendre le développement de cancer. Par la suite, des études ont démontré la présence de la première translocation dans la leucémie myéloïde chronique, appelée chromosome de Philadelphie, résultant de la translocation entre les chromosomes 9 et 22 (Nowell & Hungerford, 1960). Aussi, il a été montré que l’introduction de l’ADN génomique d’une cellule cancéreuse dans une cellule normale pouvait permettre la transformation tumorale de cette cellule (Krontiris & Cooper, 1981; Shih et al., 1981). En 1982, on découvre que la substitution des bases G>T dans le codon 12 du gène HRAS convertit des cellules normales en cellules cancéreuses (Reddy et al., 1982). C’est à partir de cette date que la recherche systématique des altérations, au niveau des gènes conduisant au développement du cancer, a débuté. Aujourd’hui encore, les études montrent que la majorité des cellules cancéreuses présentent de nombreux défauts dans la maintenance et la réparation du génome, avec des modifications du nombre de copies et des séquences nucléotidiques. Ces observations nous persuadent que la modification du génome est le point commun unifiant toutes les cellules cancéreuses. Les altérations du génome dans les cellules cancéreuses vont de la modification d’un seul nucléotide, les mutations ponctuelles, à des réarrangements impliquant la totalité du génome comme l’aneuploïdie.
Les différentes altérations génomiques
Modifications au niveau nucléotidique : les mutations ponctuelles
Les mutations ponctuelles regroupent les substitutions d’une paire de bases ainsi que les insertions et les délétions de paires de bases. Les mutations ponctuelles sont la conséquence d’erreurs de réplication ou de dommages à l’ADN non ou partiellement réparés. Ces dommages peuvent être causés par des facteurs endogènes comme les espèces réactives de l’oxygène, les aldéhydes ou les erreurs mitotiques mais également par des facteurs exogènes comme les ultra-violets, les produits chimiques ou les radiations ionisantes (Martincorena & Campbell, 2015). Ces expositions sont associées à une augmentation de l’incidence des cancers du poumon, du foie ou de la peau. Les différents processus mutationnels génèrent une combinaison unique de types de mutations, appelées signatures mutationnelles. Ainsi, les cancers du poumon liés au tabac ou de la peau lié au UV présentent des signatures mutationnelles spécifiques de ces mutagènes. Les cancers de la peau sont caractérisés par des dimères de thymines induits par les ultraviolets (Pfeifer et al., 2005). Les cancers du poumon associés au tabac présentent des transversions de G à T (Hecht, 1999), avec un taux de mutation dix fois supérieur à celui des cancers du poumon développés chez des patients non-fumeurs. Un nombre important de mutations peut aussi être expliqué par la présence de maladies héréditaires comme l’anémie de Fanconi ou l’ataxia telangiectasia, dans lesquelles les gènes participant à la réparation de l’ADN sont mutés. Ces pathologies sont aussi corrélées avec une augmentation du risque de cancers (Kennedy & D’Andrea, 2006). La substitution d’une paire de bases dans une région codante conduit à une modification de codon, soit n’entrainant pas de modification de l’acide aminé (mutation synonyme), soit conduisant à un changement d’acide aminé (mutation faux-sens), soit induisant l’apparition d’un codon stop (mutation non-sens). Les mutations dans les régions non codantes provoquent parfois des modifications au niveau des régions promotrices des gènes, de l’épissage ou de la stabilité de l’ARN messager conduisant ainsi à la transformation tumorale (Diederichs et al., 2016). Dans les mélanomes, une mutation dans le promoteur de TERT, permet une activation constitutive de ce gène, induisant une prolifération infinie des cellules (Horn et al., 2013). Les insertions ou les délétions de paires de bases peuvent conduire à une modification du cadre de lecture d’un gène (frameshift) et donc, à la traduction d’une protéine tronquée ou fonctionnellement inactive. Le cadre de lecture n’est pas modifié si la séquence insérée ou perdue est un multiple de trois, mais cela conduit à l’ajout ou à la suppression d’acides aminés. La localisation ainsi que le type de mutations présent suivent un schéma particulier avec des régions hautement mutagènes et des régions qui le sont moins. Les spécificités de localisation et de types de mutations impliquent que les mutations d’une séquence dépendent d’un contexte particulier. La structure de l’ADN et des évènements comme la transcription, la réplication et la recombinaison sont des facteurs qui influencent la formation de mutations spontanées (Maki, 2002). Le taux de mutation varie en fonction de l’organisation de la chromatine, avec des taux plus élevés dans les régions d’hétérochromatine par apport aux régions où la chromatine est ouverte (Schuster-Böckler & Lehner, 2012). Ces taux vont aussi varier en fonction du timing de réplication et de l’expression des gènes (Lawrence et al., 2013). Les sarcomes aux mutations ponctuelles activatrices sont représentés par les GIST possédant majoritairement une mutation de c-KIT (70-80% des cas) ou de PDGFRA (5 à 10%) (Hirota et al., 1998; Heinrich et al., 2003). Ces mutations sont considérées comme les principaux évènements oncogéniques de ces tumeurs. Elles entrainent une activation constitutive du récepteur tyrosine kinase conduisant à l’augmentation de la prolifération et à la survie cellulaire (Rossi et al., 2006). L’inhibition de cette voie de signalisation augmente la survie globale des patients (Demetri et al., 2002). Dans le cadre des GIST, la présence de la mutation activatrice est directement corrélée au développement de la pathologie. Cependant, la présence de mutations n’est pas toujours un signe de développement tumoral. En effet, des études récentes ont démontré la présence de mutations ponctuelles dans des tissus normaux comme l’œsophage ou la peau, sans développement de tumeurs malignes. Les mutations ont été retrouvées dans des gènes dits drivers, c’est-à-dire qui confèrent un avantage sélectif à la cellule (Bozic et al., 2010). Les cellules de la peau qui sont exposées au soleil présentent des centaines de mutations ponctuelles, et 25 à 30% des cellules ont acquis au moins une mutation dans un gène driver, dont TP53 (Martincorena et al., 2015). D’autres études ont été réalisées à partir du sang, de l’endomètre, du colon et de l’œsophage arrivant aux mêmes conclusions (Genovese et al., 2014; Martincorena et al., 2018; Moore et al., 2018; Yokoyama et al., 2019; Lee-Six et al., 2019) (Figure 1).
Ce taux élevé de mutations dans les tissus normaux soulève la question de la contribution de ces mutations dans l’oncogenèse. Il semblerait que ces mutations ponctuelles seules ne soient pas suffisantes au développement de certaines tumeurs. Les mutations identifiées dans les cellules normales concernent des clones différents. Pour que les cellules cancéreuses se développent, il serait donc nécessaire que plusieurs mutations se retrouvent dans une même cellule. Une autre des différences, entre cellule normale et cellule cancéreuse, est la présence d’aneuploïdie et d’instabilité chromosomique (Martincorena et al., 2018; LeeSix et al., 2019). Il semblerait alors que la conversion de cellules normales en cellules tumorales nécessite des mutations ponctuelles, mais aussi des variations structurales des chromosomes et des modifications du nombre de copies des gènes (Lee-Six et al., 2019). Ces résultats sont en faveur d’un processus oncogénique comprenant plusieurs étapes dont la première pourrait être l’apparition de mutations ponctuelles.
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Table des matières
Partie 1: Introduction
A- Le cancer, une histoire de génome
I- Les différentes altérations génomiques
1. Modifications au niveau nucléotidique : les mutations ponctuelles
2. Altérations structurales des chromosomes
2.1. Les réarrangements équilibrés : gènes de fusion et activation d’oncogènes
2.2. Les réarrangements non équilibrés : modification du nombre de copies des gènes
2.3. Réarrangements complexes dans les cancers
3. Une modification globale du génome : l’aneuploïdie
3.1. Occurrence et origines de l’aneuploïdie
3.2. Conséquences de l’aneuploïdie
II- Le génome tumoral, un processus évolutif
1. L’instabilité chromosomique
2. Les modèles d’évolution tumorale
3. Le doublement du génome comme médiateur de l’évolution tumorale
B- La fusion cellulaire : de la physiologie à la pathologie
I- Le mécanisme de fusion cellulaire
1. La fusion des membranes
1.1. Les étapes de préparation à la fusion cellule-cellule
1.2. Les étapes de fusion cellule-cellule
2. Les produits de la fusion cellulaire
II- La fusion cellulaire physiologique
1. La première fusion : la fécondation
2. Formation des myotubes
3. Fusion des macrophages
4. La fusion cellulaire, un mécanisme participant à la régénération tissulaire
III- La fusion cellulaire, un mécanisme détourné au profit de l’oncogenèse
1. Les facteurs influençant la fusion cellulaire
2. Un mécanisme favorisant la progression et la diversité tumorales
2.1. Fusion cellulaire entre deux cellules cancéreuses
2.2. Fusion cellulaire entre cellule cancéreuse et cellule normale
3. A l’origine des cellules souches cancéreuses ?
4. La fusion cellulaire conduit au réarrangement du génome
C- Les sarcomes à génétique complexe
I- Les sarcomes à l’échelle cellulaire
1. Une diversité histologique
2. Quelle est la cellule d’origine de ces tumeurs?
II- Les sarcomes à l’échelle génomique
1. Un génome remanié comme point commun
2. Des récurrences malgré le chaos
3. Chronologie d’apparition des altérations ?
D- Objectifs
Partie 2: Résultats
A- Fusion cellulaire et initiation tumorale
I- Article 1: Fusion-mediated chromosomal instability promotes aneuploidy patterns that resemble human tumors
II- Conclusions
B- Fusion cellulaire et progression tumorale
I- Article 2: Genome remodeling upon mesenchymal tumor cell fusion contributes to tumor progression and metastatic spread
1. Contexte et résumé
2. Conclusions
II- La fusion cellulaire à l’origine des Cellules Souches Cancéreuses ?
1. Contexte
2. Résultats
2.1. Identification et quantification des CSC dans les lignées parentales et hybrides
2.2. Transmission ou reprogrammation ?
3. Conclusions
C- La fusion cellulaire récapitule l’ensemble de l’oncogenèse
I- Article 3: Uncontrolled myoblast fusion drives myogenic sarcoma development with DMD deletion
II- Conclusions
D- Identification de cellules hybrides chez les patients
I- Dans les tumeurs
II- Dans le sang des patients
Partie 3: Discussion et perspectives
A- La fusion cellulaire, un mécanisme de tétraploïdisation unique ?
I- Héritage des propriétés des cellules parentales
II- Acquisition de nouvelles propriétés
III- Fusion cellulaire et théorie du « Big Bang »
B- La fusion cellulaire, un mécanisme oncogène universel ?
I- La fusion cellulaire à l’origine des sarcomes à génétique complexe ?
1. A l’origine de la complexité génomique des sarcomes ?
2. A l’origine des altérations spécifiques des sous-types histologiques ?
3. Nouvelle origine cellulaire des sarcomes ?
II- A l’origine de tous les types tumoraux ?
C- Comment la fusion passe de physiologique à pathologique ?
D- Perspectives
I- Etude de la fusion in vivo
II- Détection des hybrides chez les patients, un outil pronostique ?
Partie 4: Conclusion