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Le cadre culturel et la reprise des relations franco-italiennes
La situation des intellectuels français après le conflit
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le milieu intellectuel français est traversé par de fortes tensions et par des propos de transformation : la priorité, à ce stade, est la condamnation ferme de ceux qui ont, selon Albert Camus, contribué à « grandir la puissance de quelques-uns et
avilir la moralité de tous »69. Les artistes et les intellectuels font donc l’objet d’un processus d’épuration et l’on constate un rapprochement général des idéaux de la gauche. En effet, comme le soutiennent Ory et Sirinelli, « pour les intellectuels de 1945, il existe, un devoir d’engagement »70 : les hommes et les femmes proches du parti communiste sont parmi les personnalités les plus actives dans cette période, qu’ils soient de simples « compagnons de route », ou bien des « intellectuels de parti ».
Dans un appel vibrant qu’il a adressé aux artistes et aux intellectuels lors d’un congrès, le secrétaire général du PCF Maurice Thorez leur assure le soutien du parti :
Aux intellectuels désorientés, égarés dans le dédale des interrogations, nous apportons des certitudes, des possibilités de développement illimité. Nous les appelons à se détourner des faux problèmes de l’individualisme, du pessimisme, de l’esthétisme décadent et à donner un sens à leur vie en la liant à la vie des autres. Nous les appelons à puiser dans un contact vivifiant avec les masses populaires l’élan et la force qui permettent les œuvres durables71.
Mais pourquoi autant d’engouement à l’égard des idées de gauche ? À ce propos, Ory et Sirinelli précisent que les réalisations soviétiques, qui conduisit ces intellectuels aux lisières du Parti. En tout cas, leur nombre, leur prestige, et le fait qu’ils épousèrent parfois au plus près la « ligne », même s’ils n’avaient pas pris la « carte », sont sans doute une autre explication de la possibilité qu’eut l’organisation communiste de se présenter à cette époque comme le Parti de l’intelligence et de ce qu’effectivement bien de contemporains en eurent alors une telle perception72.
Dans cette phase chaotique, si les idées marxistes ne peinent pas à se diffuser, elles se mélangent surtout avec d’autres tendances idéologiques, comme par exemple le personnalisme et l’existentialisme. Courant d’idées fondé par Emmanuel Mounier, le personnalisme se diffuse par la revue Esprit en soutenant une voie politique équidistante du marxisme et du libéralisme et plaçant au premier plan l’Homme et ses valeurs universelles. Malgré leurs différences idéologiques, tous les intellectuels de cette revue-mouvement constatent « une coupure fatale entre la société et la sphère partisane-parlementaire et entendent poser comme condition préalable à toute transformation le primat du social sur le politique »73 ; ils font du militantisme syndical un des points forts de leur engagement et soutiennent la nécessité d’un dialogue avec les forces de gauche pour la promotion de leurs idées.
Quant à l’existentialisme, cette doctrine est surtout véhiculée par la revue Temps modernes de Jean-Paul Sartre74 et part du principe que l’être humain forme l’essence de sa vie par ses propres actions, celles-ci n’étant pas prédéterminées par des doctrines théologiques, philosophiques ou morales. Les idées de Sartre supposent que chaque personne est un être unique, maître et responsable de ses actes, de son destin et des valeurs qu’il décide d’adopter. Par conséquent, selon Sartre l’intellectuel d’après-guerre ne peut qu’être une figure engagée : s’il veut intervenir dans la société, il doit s’intéresser à toutes les formes d’expression culturelle. Sartre est l’un de ceux qui incarnent le plus parfaitement cette forme d’intellectuel engagé cherchant à être « en prise » sur tous les événements et débats de son temps et ne pouvant échapper à sa « responsabilité » : « notre intention est de concourir à produire certains changements dans la Société qui nous entoure […], nous nous rangeons du côté de ceux qui veulent changer à la fois la condition sociale de l’homme et la conception qu’il a de lui-même », écrit Sartre dans en ouverture de sa revue en 194575.
Le cinéma comme « instrument de culture populaire »
Afin de consolider notre travail de contextualisation, nous poursuivons avec quelques considérations concernant la renaissance de la cinéphilie française dans l’immédiat après-guerre. Le succès du cinéma italien en France est dû, en effet, à des conditions contextuelles idéales : l’après-guerre est un moment d’enthousiasme pour le cinéma, un medium qui fait l’objet de nombreux débats politiques et esthétiques. Cette période est marquée par une expansion considérable des mouvements d’éducation populaire et par une vitalité associative remarquable. Communistes, laïques et chrétiens multiplient les initiatives en faveur d’une démocratisation culturelle dans des domaines aussi variés que le théâtre, les arts plastiques et, bien-sûr, le cinéma qui, en raison de son statut de loisir de masse, est envisagé comme vecteur idéal de la rencontre entre le peuple et la culture. Le cinéma est donc une affaire politique : il suffit peut-être de rappeler, à cet égard, que le journaliste Robert Brasillach (exécuté pour collaborationnisme le 6 février 1945) a consacré sa carrière au cinéma, en rédigeant notamment un important ouvrage historiographique80.
En ce qui concerne le public, la frénésie autour du cinéma, déjà observable pendant l’occupation, s’accroît jusqu’à atteindre les 400 millions de spectateurs à la Libération, avec un record de 424 millions dans l’année 1947, avant de décliner après cette date. Les écrans parisiens offrent une grande quantité de productions hollywoodiennes, comprenant la production d’avant la guerre ainsi que les derniers films, mais il faut souligner que le cinéma français garde la faveur du public : de 1949 à 1960, 48 % des spectateurs français vont au cinéma pour voir des productions nationales, tandis que 35 % s’y rendent pour des films hollywoodiens, alors que 6 % seulement préfèrent les productions italiennes81.
Dès l’immédiat après-guerre, on constate un nouvel essor critique : le cinéma, désormais admis parmi les arts, fait l’objet d’une attention intellectuelle renouvelée. Comme l’a mis en relief Jean-Pierre Jeancolas, on relève dans le milieu intellectuel de cette époque, trois aspects fondamentaux : « une légitimation du film dans l’ordre de la culture, qui transforme une part non négligeable du public ; une volonté de la part de ce public de comprendre mieux le cinéma et de le saisir dans son épaisseur ; un besoin d’instruments qui permettent cet accès et accompagnent un nouveau mode de réception des films »82. Ainsi, les différents milieux idéologiques mettent en place leurs organismes d’éducation populaire, centrés sur la projection de films et sur la discussion autour des œuvres proposées. Ces lieux, appelés ciné-clubs, deviennent bientôt les centres névralgiques de la diffusion du cinéma et les points de repère de la nouvelle critique. Les ciné-clubs sont à la base d’une nouvelle idée du cinéma, un nouveau point de vue qui soustrait définitivement le cinéma au domaine des loisirs pour le placer définitivement dans le milieu des arts majeurs. Grace à ces cercles, à gauche comme à droite un discours vaste et complexe se développe autour de l’art du cinéma.
Amica Italia ». L’intelligentsia française se rapproche de l’Italie.
L’engouement des intellectuels français pour le cinéma néoréaliste ne peut être expliqué que dans
la perspective des relations politiques et culturelles entre ces deux pays. Les intellectuels italophiles de la France de l’immédiat après-guerre sont principalement des hommes et des femmes de gauche, souvent indépendants du Parti communiste, qui cherchent à promouvoir un marxisme intellectuel et ouvert. Surtout, ils refusent d’assumer des positions dogmatiques et trouvent dans le pays transalpin ce climat de solidarité politique que la France n’offre pas. Certains, comme par exemple Maria Brandon-Albini, Jean George Auriol et Janine Bouissounouse, connaissent l’Italie pour y avoir vécu. Comme l’explique Olivier Forlin, avoir vécu en Italie leur permet […] d’acquérir une connaissance approfondie des réalités du pays, de nouer d’étroites relations parmi les intellectuels transalpins et de s’insérer dans leurs réseaux. Leur expérience italienne est directe, leurs informations sont de première main ; ils sont en mesure de développer une réflexion de premier ordre et publient, depuis l’Italie, ou à leur retour en France, des articles, des ouvrages, donnent des conférences, contribuant ainsi à faire connaître les réalités d’outre-monts dans certains milieux de l’intelligentsia française93.
Quelle image de l’Italie se font les Français dans l’immédiat après-guerre ? Il faut souligner qu’à la fin du conflit l’Italie est un pays redouté en France, et cela pour des raisons politiques faciles à comprendre. La guerre n’a pas été oubliée et la transformation du pays transalpin dans un sens démocratique n’a pas encore commencé : les risques d’un retour du fascisme ne sont pas à exclure. D’ailleurs, les avis négatifs qui pénalisent le peuple italien relèvent de quelques préjugés séculaires : le peuple italien est notamment perçu comme malhonnête, hypocrite, superficiel, même si ces défauts sont mitigés par certaines qualités, comme le sens de l’hospitalité, la beauté physique et un esprit gai. Les événements de la guerre n’ont fait qu’empirer ces stéréotypes : la Seconde Guerre mondiale vient de se conclure, en laissant une Europe détruite et plusieurs millions de morts sur le terrain. En tant que pays agresseur, allié de l’Allemagne de Hitler, l’Italie est sur le banc des accusés le « coup de poignard dans le dos » du 10 juin 1940 ne peut pas être facilement oublié. Dans le champ intellectuel, les avis sont plus variés. Par exemple, le quotidien Le Monde prend publiquement position contre le pardon des Italiens, et dans les pages des Temps modernes, René Maheu déplore la « légereté » politique de ce « peuple versatile »94.
Dans la galaxie des publications de l’intelligentsia progressiste, on essaie donc de redécouvrir l’affinité culturelle France-Italie : par exemple, la publication éphémère Rencontres (qui sort entre 1945 et 1947) propose un rapprochement entre les deux pays sous le signe de la commune latinità. Dans le premier numéro de la revue on prône « Néo-Risorgimento » transalpin et affirme dans l’avant-propos que « dans le domaine des arts, des lettres et des sciences, l’Italie et la France sont unies depuis des siècles par des liens indissolubles. La parenté intellectuelle de l’Italie et de la France est fondée sur l’unité ancienne et profonde des traditions, des coutumes, de la manière de penser et d’agir »95. La nouvelle alliance France-Italie doit être fondée autour d’une idée de culture européenne commune, car ce sont les intelectuels italiens qui ont sauvé la dignité du pays transalpin. L’intelligentsia italienne, selon Maria Brandon-Albini, « a sauvé de la dégénérescence la culture de son pays. Elle a gardé le contact avec les grandes traditions de liberté et de tolérance que nous ont legué des siècles de littérature, de philosophie et d’histoire et qui nous ont fait placer dans un Panthéon européen commun »96. Il est donc clair que les milieux progressistes prefèrent donc promouvoir un acquittement progressif : à gauche, l’Italie est souvent appréciée car elle est perçue comme le pays du compromis, de la médiation, de l’adoucissement des affrontements politiques97. Trois décennies plus tard, Claude Roy expliquera ainsi son intérêt pour l’univers culturel de la péninsule :
Montaigne va en Italie chercher, encore vivante, la Rome des Romains dans la Rome des Papes. Goethe et les Romantiques allemands vont y chercher le pays où fleurit la lumière. Stendhal va y chercher l’énergie des rebelles, la passions des belles, et l’esprit des salons ou des loges de la Scala. Nous allions y chercher l’accord entre la tradition de civilité et la révolution, entre la culture et la justice, entre l’humanité et le socialisme, entre le communisme et la liberté, entre les raisons de système et les raisons de la raison. Toutes les incompatibilités, ailleurs craintes, toutes les contradictions, ailleurs béantes comme des fissures, nous apparaissaient en Italie surmontables, solubles98.
Plusieurs articles paraissant dans les Lettres françaises plaident en faveur du peuple italien et créent les conditions pour l’accueil favorable du cinéma néoréaliste dans les milieux de la gauche. De nombreux rédacteurs traitent le thème de la responsabilité historique de ce pays : lorsqu’il déclare renier le fascisme, le peuple italien est un pays sincère qui essaie tout pour se justifier. Ces articles témoignent parfaitement de l’attitude confiante de l’intelligentsia progressiste française à l’égard du peuple italien : on y retrouve l’idée d’un pays qui a perdu son innocence, mais qui est conscient du chemin qu’il est tenu d’entreprendre. Ainsi, maints intellectuels français reprennent la thèse selon laquelle le fascisme n’a été qu’un épisode passager de l’histoire italienne ; pour employer les mots du philosophe Benedetto Croce, le régime de Mussolini n’a été qu’une « parenthèse de vingt ans »99.
La cinéphilie française et l’intérêt pour le nouveau cinéma italien
Le renouveau de la critique de cinéma
L’intérêt accordé par la critique française d’après-guerre au cinéma italien ne pourrait s’expliquer sans quelques considérations préalables concernant la renaissance de la presse spécialisée en cinéma en effet, la période suivant la fin du conflit correspond en France à une croissance exponentielle des media et de leur intérêt pour le septième art. L’engouement suscité par le néoréalisme est dû au fait que la presse spécialisée ne met pas beaucoup de temps à se réveiller de la torpeur de la décennie précédente et à produire une augmentation des publications. L’intelligentsia française – quelle que soit son orientation – est très ouverte aux apports du cinéma ; tant les catholiques que les communistes consacrent une large place aux spectacles dans leurs organes de presse. Si les intellectuels italiens sont souvent d’accord dans leur jugement négatif des expériences néoréalistes, soulevant des objections qui concernent principalement le domaine de la moralité, en France la distance géographique du Vatican et de Moscou semble favoriser une attitude plus bienveillant et moins idéologisée face à l’essor du nouveau cinéma italien.
Un intérêt renouvelé pour le cinéma se manifeste dans les quotidiens, dans les revues culturelles, ainsi qu’au sein de nombreuses revues spécialisées. Le besoin d’information devenant une priorité, à partir de septembre 1944 les journaux de la gauche (L’Humanité, Ce Soir, L’Aube, Le Populaire, Front National, etc.) peuvent revoir le jour et se classent rapidement au sommet des ventes ; encore plus nombreuses sont les publications nées pendant l’occupation allemande – telles que Franc-Tireur, France Libre, L’Aurore, Résistance, Paris-presse, Libération et Le Parisien libéré – qui sont officiellement autorisées à paraître. De plus, des quotidiens comme Le Monde ou Le Figaro, ainsi que des revues d’actualité comme Carrefour et Action, naissent dans l’immédiat après-guerre. Dans la quasi-totalité des publications mentionnées, le cinéma trouve sa place légitime et presque tous les films relevant de la catégorie néoréaliste sont commentés.
Cette hausse quantitative de la critique correspond par ailleurs à un approfondissement théorique considérable : la nouvelle génération critique qui surgit à ce moment en France ne néglige pas les apports de la philosophie et de l’esthétique, d’autant que bon nombre de philosophes (on pense, par exemple, à Sartre ou Maurice Merleau-Ponty), s’intéressent eux aussi au cinéma dans leurs essais. D’ailleurs, comme le rappellera Pierre-Aimé Touchard à la mort d’André Bazin, « l’annexion d’un vocabulaire philosophique » est en ce moment une « nécessité absolue »114. À la base de cet enrichissement conceptuel se trouve la nécessité d’ennoblir la critique cinématographique et d’acquérir les outils nécessaires pour dépasser l’approche impressionniste. À cet égard, il semble opportun de proposer une brève référence à un texte écrit par Maurice Merleau-Ponty en 1945, qui traite du cinéma du point de vue des tendances les plus récentes de la psychologie. Le philosophe définit le film comme une « forme temporelle » et présente quelques considérations qui seront fondamentales pour la réflexion de certains jeunes critiques : le cinéma, dit Merleau-Ponty « ne nous donne pas, comme le roman l’a fait longtemps, les pensées de l’homme, il nous donne sa conduite ou son comportement, il nous offre directement cette manière spéciale d’être au monde, de traiter les choses et les autres, qui est pour nous visible dans les gestes, le regard, la mimique, et qui définit avec évidence chaque personne que nous connaissons »115. Les échos de ce texte, écrit dans le sillage de la pensée de Roger Leenhardt, seront clairement visibles dans l’œuvre critique d’André Bazin : par exemple, nous nous en souviendrons en analysant les pages que Bazin consacre Allemagne année zéro (1948). Ce nouveau discours sur le cinéma se développe dans quelques revues spécialisées, dont le destinataire privilégié est l’élite culturelle, à savoir une frange d’intellectuels engagés dont le poids quantitatif dans la société française n’est pas vraiment très grand116.
Sur le plan méthodologique, il faut noter un aspect particulier propre à la nouvelle culture cinéphile
la tendance à l’autoréflexion. En automne 1947, dans le numéro 8 de La Revue du cinéma, un article écrit par Nino Frank117 intitulé « Bucéphale Bicéphale », explique bien cette nouvelle approche.
Il existe – soutient Nino Frank – un problème de la critique cinématographique.
On ne l’a jamais posé. On se borne périodiquement à médire d’elle, à constater qu’elle est inopérante ou incompétente, puérile ou stérile, ou même de mauvaise foi. Personne ne s’avise de faire son éloge… Mais l’on ne pose jamais le problème dans son intégrité118.
Un cinéma d’après-guerre
Dans la phase turbulente qui suit la fin du conflit, en littérature comme au cinéma, les récits de la Résistance italienne s’avèrent être des moyens très efficaces pour promouvoir la reprise des relations internationales. Les films et les romans néoréalistes contribuent, selon Olivier Forlin « à diffuser les représentations d’un peuple confronté aux difficultés sociales, dont la détresse matérielle ne supprime pourtant pas la dignité, le courage et l’humanité »183. Forlin souligne le rôle joué par la culture dans la résolution du conflit qui vient de s’achever :
Les intellectuels italiens, par leurs œuvres antifascistes et leur participation à la lutte clandestine, contribuent à valoriser les représentations d’une Italie qui a souffert de la dictature et de la guerre, d’un pays qui a résisté ; corrélativement, la représentation d’une nation compromise avec le régime fasciste passe à l’arrière-plan. […] Les itinéraires des hommes de culture qui, à un moment ou à un autre, ont réagi contre la culture officielle imposée par le fascisme, et l’existence d’œuvres dénonçant plus ou moins ouvertement la dictature et rendant compte des combats de ceux qui ont refusé le fascisme, montrent que l’Italie n’a pas été coupée des traditions de liberté et d’humanisme de la culture européenne184.
Les œuvres qui imposent le néoréalisme en France prônent donc l’acquittement politique pour l’Italie et refusent les formes et les codes du cinéma hollywoodien ; c’est pourquoi elles créent rapidement un paradigme réaliste européen. Les élites culturelles marxistes ainsi que les intellectuels spiritualistes et la critique formaliste prennent tous parti en faveur de ce cinéma : les œuvres de la nouvelle école italienne font surgir un vif débat autour de l’idée de réalisme à l’écran. Cependant, on pourrait dire que cette vision, opposant l’idée de néoréalisme pur à une version fallacieuse de celui-ci, est faussée par une simplification excessive. Comme nous l’avons souligné, si devant les films de Rossellini, de De Sica et de Zampa l’on crie au miracle, ce n’est pas seulement en raison des incontestables capacités de ces réalisateurs, mais aussi à cause de la méconaissance de la production italienne précédente.
Rome ville ouverte et la rédemption politique de l’Italie
Avant l’ouverture du Festival de Cannes 1946, Rome ville ouverte est mentionné dans quelques publications de la gauche indépendante française, notamment par des critiques qui ont pu voir le film à Rome ou bien au Festival de Locarno. Ces intellectuels engagés mettent souvent l’accent sur la puissance bouleversante des scènes les plus violentes ; c’est notamment le cas de Jean Maury de Combat, qui est marqué par l’effet dramatique de la séquence – qu’il décrit minitieusement – de la torture du partisan Manfredi189. En effet, presque tous les critiques de la presse progressiste soulignent la puissance émotionnelle de ces scènes et sur la scandaleuse corporéité des personnages : les corps souffrants de Marcello Pagliero et d’Anna Magnani sont une sorte de carte de visite de la nouvelle Italie purifiée par les épreuves endurées. Il est donc important de souligner que ces lectures politisées ne prennent en compte les nouveautés de la mise en scène que pour en exalter la valeur politique : la priorité est de montrer qu’au sein de l’Europe, un nouveau cinéma progressiste est en train de surgir et qu’il est en mesure de contrer le cinéma hollywoodien, même sur le plan de l’émotion et du spectaculaire190.
Un grand nombre de publications et les personnalités les plus importantes de la galaxie communiste rendent compte de Rome ville ouverte. Pour les intellectuels de gauche, le nouveau cinéma transalpin est tenu de jouer un rôle précis : rétablir des relations cordiales entre Français et Italiens, afin de poser les bases pour l’essor d’un cinéma européen. Dans les colonnes de la reuve Regards, par exemple, François Timmory souligne la valeur politique du film de Rossellini et parle de « leçon italienne » qui « déborde nettement le cadre proprement cinématographique ».
On a souvent dit – et démontré – que la dictature signifiait la mort de l’esprit humain. Le cinéma italien nous en fournit une nouvelle preuve. Durant cette période, pas un film, pas un mètre de pellicule ayant le moindre intérêt, ne sort des studios italiens. Le Néant ! Libération. Luttes d’idées, d’influences, mais luttes auxquelles le peuple italien participe… et, ce faisant, retrouve le sens de la vie191.
L’examen de la presse de gauche met surtout en évidence la méconnaissance du contexte italien : dans la majorité des publications, les critiques emploient souvent le terme « révélation » à propos du film de Rossellini. Dans son compte rendu d’une conversation avec le cinéaste, le critique Stève Martin apprécie trois qualités du réalisateur : « dépouillement, sincérité, maîtrise – ou instinct peut-être – des prises de vue, choses dont le cinéma transalpin nous avait plutôt déshabitués »192. Même si dans la France occupée Rossellini était partiellement connu pour ses films fascistes, Rome ville ouverte et surtout Paisà débarquent comme des objets inconnus dans un pays qui semble ignorer le passé du réalisateur romain. Notons par ailleurs que Rossellini est lui-même largement responsable de ce malentendu, car dans plusieurs entretiens publiés de l’automne 1946 le cinéaste affirme en être à son premier film193.
Sur la Croisette, les observateurs les plus éminents de la gauche – Georges Sadoul et le poète Paul Éluard – réagissent aussitôt à l’arrivée de la sélection transalpine. Lors de la projection de Rome ville ouverte, Sadoul exprime sans hésitation son étonnement devant ce film dont il connaît le succès aux États-Unis et qui relève selon lui d’une école organisée et cohérente. Le critique est particulièrement marqué par ce qu’il appelle le « vérisme » de l’œuvre, qui relèverait d’une certaine tendance au niveau européen. À ce propos, il est important de noter que Rossellini lui-même entend son cinéma comme une traduction en images de « la naissance d’une nouvelle âme collective, née dans différents pays de la même expérience »194.
Si le terme « néoréalisme » ne circule pas encore parmi les critiques, Sadoul fait appel au terme vérisme » sans doute pour tenter de rattacher le film de Rossellini à l’importante tradition italienne du XIXème siècle. En outre, Sadoul prouve qu’il connaît en profondeur les nouveaux films transalpins mais il déplore les difficultés de circulation que ces œuvres rencontrent sur les écrans français.
Rome ville ouverte est une œuvre puissante, forte, vraie. Il nous vient de l’autre côté des Alpes un nouveau « vérisme », un réalisme qui paraît être la marque de la meilleure production européenne contemporaine. Qu’attend-on donc pour nous montrer en France les nouveaux films italiens ? Roma città aperta, Il Bandito, et Chuchas [sic], comme Le Soleil se lèvera demain [sic] (qui n’ont pas été présentés à Cannes). On peut à l’avance prédire pour ces films un succès comparable à celui des films suédois, ou expressionnistes, il y a un quart de siècle. La nouvelle grandeur du cinéma italien délivré du fascisme est la grande nouvelle que nous a fait connaître le Festival195.
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Table des matières
Introduction
Première partie. Essor et crise de la « nouvelle école italienne » (1946-1949)
Chronologie de la première partie (août 1946 – octobre 1949)
Introduction à la première partie
Chapitre 1. Le cinéma italien dans l’immédiat après-guerre : continuité et crise
Les expériences néoréalistes
Le néoréalisme dans la tradition cinématographique
Chapitre 2. Le cadre culturel et la reprise des relations franco-italiennes
La situation des intellectuels français après le conflit
Le cinéma comme « instrument de culture populaire »
« Amica Italia ». L’intelligentsia française se rapproche de l’Italie.
Chapitre 3. La cinéphilie française et l’intérêt pour le nouveau cinéma italien
Le renouveau de la critique de cinéma
La cinéphilie de gauche après le conflit
La Revue du cinéma : le cinéma est un art
Le rôle central d’André Bazin
Les magazines populaires
Le cinéma italien en 1945 : la critique française se méfie
Chapitre 4. Un cinéma d’après-guerre
Cannes 1946 : Rome ville ouverte rouvre la voie
Novembre 1946 – septembre 1947 : Paisà à Paris
Le Bandit et les contradictions du cinéma italien
Réalité et poésie : Sciuscià arrive en France
Rires néoréalistes. Vivre en paix en France
Alessandro Blasetti, néoréaliste ? La réception d’Un jour dans la vie
Chapitre 5. Le néoréalisme est-il vraiment une école ?
Allemagne année zéro. Le néoréalisme est-il un feu de paille ?
Le Voleur de bicyclette. Sommet et décadence du néoréalisme
Entre engagement et spectacle : Giuseppe De Santis en France
Un néoréalisme tardif. La réception du premier Visconti en France
Seconde partie. Entre après-guerre et modernité (1949-1956)
Chronologie de la seconde partie (juillet 1949-février 1956)
Introduction à la seconde partie
Chapitre 6. Le cinéma italien de la reconstruction (1950-1956)
Évolutions du néoréalisme : les nouveaux maîtres dans les années 1950
Les nouveaux auteurs du cinéma italien
Chapitre 7. Le cadre culturel français
Les débats culturels et la presse
L’intelligentsia française et l’Italie : les évolutions d’une relation féconde
Chapitre 8 : La nouvelle cinéphilie
Les nouvelles publications spécialisées
Éléments du débat sur le réalisme italien 1949-1956
Chapitre 9. Vers une nouvelle idée de néoréalisme
Stromboli : naufrage de l’école néoréaliste ?
Dimanche d’août : renouveau du néoréalisme ?
Onze Fioretti de François d’Assise : « Rossellini ne peut laisser indifférent »
Chapitre 10. Cannes 1951, un Festival décisif
« Aussi proche de l’Évangile que de Marx » : la réception de Miracle à Milan
De l’Italie à la France : Le Chemin de l’espérance (Pietro Germi, 1951)
Chapitre 11. Transfiguration du néoréalisme
Du néoréalisme au pittoresque : Deux sous d’espoir
Antonioni, nouvel auteur du cinéma italien : Chronique d’un amour
Renouveau du néoréalisme. La réception d’Umberto D
Europe 51 : la métamorphose catholique du néoréalisme
Station Terminus, film de compromis
Héritage du néoréalisme : l’accueil des Vitelloni
Essor du néo-érotisme : Pain, amour et fantaisie
Chapitre 12. Le cinéma italien se meurt ? Du néoréalisme au cinéma d’auteur
La Strada, sublimation du néoréalisme
Un point d’arrivée du néoréalisme : Voyage en Italie
Du néoréalisme au réalisme : Senso (Luchino Visconti, 1954)
Conclusions
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