LE BREF DANS LA LIGNE ÉDITORIALE DE QUATORZE ÉDITEURS CONTEMPORAINS
INTRODUCTION
Le paysage littéraire québécois contemporain semble être en pleine renaissance éditoriale!, comme l’affirmait, il y a quelques années, un journaliste français de passage au Salon du livre de Montréal. La fin de la littérature, la mort du roman ou encore celle du livre comme objet papier, toutes ces disparitions tant annoncées ne semblent pas venir. S’il y a eu tant de doutes quant à la survie de la littérature au Québec, cette « petite littérature2 », comme l’appelle Michel Biron, c;est peut-être qu’au-delà de sa diversification et de sa croissance, le « marché demeure fragile, incertain3 ». Aussi fautil certainement attribuer en bonne partie la résistance de la littérature québécoise contemporaine aux éditeurs de la nouvelle génération ·qui, par passion, s’attachent à démocratiser et ouvrir le marché littéraire, et plus que tout, à le diversifier. Une autre journaliste, québécoise cette fois, dressait récemment ce portrait du paysage éditorial: Qu’elles se nomment Marchand de feuilles, Les Allusifs, Héliotrope, Alto, Le Quartanier,
La Bagnole ou La Peuplade, les nouvelles maisons d’édition québécoises ont investi des créneaux bien distincts. Et souvent inédits, puisqu’elles n’hésitent pas à piocher dans la littérature étrangère, à traduire des romans canadiens-anglais ou à publier des textes de jeunes auteurs qui bousculent no~ habitudes de lectures4 .Dans Portrait d ‘une pratique vive. La nouvelle au Québec (1995-2010), René Audet et Philippe Mottet abondent dans ce sens en soulignant que les maisons d’édition fondées au tournant de l’an 2000 « offrent de nouvelles approches, de nouveaux visages dans une littérature québécoise qui colle davantage ici à une intériorité réflexive, là à une mondialisation galopante, là encore à une culture populaire et américaine ou à la vogue d’autofiction5 ». Parmi la diversité de formes que ce renouvellement fait foisonner, ils remarquent que les éditeurs accordent une « place significative aux auteurs de textes brefs6 ». En réalité, ce constat est ancien.
Dans le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec. 1986-1990, Aurélien Boivin mentionnait déjà, à propos du récit bref, que « l’explosion constatée au début de la décennie 1980 n’a pas perdu de son intensité entre 1986 et 19907 ». D’autres textes, par la suite, confirment un intérêt continuel pour ces questions, depuis Nous aurions un petit genre (1997)8 jusqu’à la récente thèse de Cristina Minelle9 sur la nouvelle et le fragment au Québec, en passant, en France, par le Recueil poétique 10 de Didier Alexandre, Madeleine Frédéric et Jean-Marie Gleize, car le phénomène semble dépasser le cadre du Québec: Ce faisant, un discours contradictoire se construit dans la critique, qui décrit la forme brève tantôt comme une forme mal aimée, tantôt comme une forme prisée. « Les formes brèves sont loin d’être toujours appréciéesII », écrivait Alain Montandon en 1992, en introduction de son ouvrage sur les formes brèves, sous une rubrique intitulée « Pour ou contre », et Isabelle Chol, vingt ans plus tard, poursuivait dans cette lignée, au cœur de sa Poétique de la discontinuité, en attribuant un certain désamour des formes brèves au fait que toute marque de discontinuité textuelle est « casseur d’une totalité l2 ». Dans le même temps, à la fin des années 1990, en France, Françoise Susini-Anastopoulos saluait pourtant les formes « miniatures 13 » et mentionnait à ses lecteurs que « la vogue que connaît l’écriture fragmentaire 14 », comme partie ou tout du bref, rappelle «la ferveur 15 » suscitée par l’aphorisque et l’épistolaire auxvne siècle.Ce faisant, plusieurs critiques ont tenté d’ inventorier les caractéristiques essentielles de la brièveté. Au nombre de celles-ci comptent la « fulgurance, [la] magie du mot, faite d’images rapides dont le raccourci aiguise l’éclat 16 », selon AlainMontardon. Pour sa part, Andrée Mercier a fait de l’« éclatement du récit» et de la « porosité narrative 17 » le propre d~ bref. Gaëtan Brulotte, cet artiste de la nouvelle, la décrivait tel un « genre de la remise en question et de la rupture permanente 18 », qui cultive une « rhétorique de l’éclairl9 ». Tous ces traits sont liés non seulement au genre comme tel, mais aussi à la postmodernité, période qui, pour Marc Gontard, commence en 1980 avec l’ effacement du structuralisme et la parution de l’ouvrage de Jean-François Lyotard2o, pour entrer dans une phase critique autour de 1989 avec la chute du mur de Berlin.
Le bref. Une définition
Avant d’examiner la production littéraire des quatorze éditeurs retenus, il importe de définir la littérature brève, telle que nous l’entendons. Nous devons dire d’emblée qu’il est difficile d’en faire ressortir une définition simple et unifiée, comme le mentionnent Philippe Baron et Anne Mantero dans l’avant-propos de Bagatelles pour l’éternité. L’art du brefen littérature: Si, à première approche, la notion de forme brève paraît simple, les limites et les dimensions du bref sont, dans la réalité, moins saisissables. Des textes d’étendue très différente semblent relever également de la forme brève. La fable, l’épigramme et la maxime offrent des exemples incontestables, sortes d’absolu quantitatif du bref. Mais la nouvelle, la pièce de théâtre composée de cinq ou six scènes sont reconnues elles aussi comme des œuvres brèves. Elles paraissent cependant démesurées par rapport aux premières œuvres citées. La brièveté, par un paradoxe apparent, n’exclut pas une certaine longueur et admet une diversité de formes 30•C’est d’ailleurs à ce dernier postulat que nous nous rattacherons.
Les œuvres inscrites à notre corpus sont autant des écrits courts, comme des romans et des polars, que des recueils de poésie volumineux et des collectifs de plus de 200 pages regroupant des textes de fiction d’une page ou deux. Toutes les fonnes traditionnelles associées au bref, soit l’énigme, la maxime, l’épigramme ou la note seront toutefois absentes de notre éventail de publications, faute d’avoir fait l’objet de publication pendant la période observée, soit celle allant de 2001 à 2013.Les colloques internationaux « Brièveté et écriture» et « La forme brève »31 ont soulevé de semblables interrogations quant à la pertinence de la notion de format pour définir la brièvetë2 • Les chercheurs étaient invités à aborder la brièveté non pas en termes de dimension d’un texte, mais «comme une manière particulière de dire, un mode spécifique d’énonciation et de signification33 ». Au terme du premier colloque ressortait une conclusion qui nous intéresse: «on ne peut réduire la brièveté à la dimension du texte, ni l’ enfermer dans un genre ou dans une forme. […] Tantôt densité et clôture, visant la globalité et l’unité sémantique, tantôt discontinuité, éparpillement, désordre même, la brièveté répond à une nécessité discursive34 ». Ces conclusions ont été émises à partir de l’étude d’ œuvres littéraires françaises plus anciennes, mais il n’en demeure pas moins que notre analyse d’ un corpus d’ œuvres québécoises des années 2000 sera abordée selon ces mêmes grands postulats. Il s’agira de regarder un ensemble d’écrits littéraires, relevant selon nous d’un « genre littéraire de petit format 35 », c’est-à-dire: de nouvelles, seules ou en recueil; de textes poétiques, également seuls et faisant moins de 100 pages, ou en recueil ; de pièces de théâtre (de moins de 100 pages) ; de novellas (ces récits, dont le nom demeure encore peu utilisé, sont trop courts pour être des romans et trop longs pour s’appeler nouvelle) ; de courts romans et de courts récits (100 pages et moins) ; de collectifs de textes ou encore de collectifs aux allures de beaux livres associant une illustration ou une photo à un texte; de microfictions ; et d’autres formes encore. Nous avons par contre allégé notre corpus des essais, des romans, des pièces, des textes poétiques de plus de 100 pages, de la littérature jeunesse, des bandes dessinées et des livres à expérience sonore – y compris les œuvres parmi elles usant du fragment, car nos outils méthodologiques ne permettaient pas de les repérer. Il est à préciser, toutefois, que nous avons constaté la présence de plusieurs textes fragmentaires au sein de notre corpus, même si le cadre de l’analyse que nous nous sommes fixé a fait que nous n’y avons pas consacré une étude spécifique. Le fragment, même s’il n’est pas l’objet central du bref comme on l’entend dans ce mémoire, demeure une pratique stylistique utilisée par bon nombre d’auteurs. Les rééditions ont également été rejetées de notre corpus, à l’exception de celles qui faisaient l’objet d’une première édition pour l’éditeur en question. Par exemple, le titre • Garder les traductions et les œuvres rééditées dans notre corpus permet d’observer les goûts et les intérêts des éditeurs.
Nous considérons que ces œuvres participent de l’ensemble des publications littéraires, et sommes curieuse d’étudier la production des éditeurs en général et non strictement la création. Dans le cas des fictions nommées ci-dessus, Alto èn a acquis les droits et l’œuvre a été publiée pour la première fois au Québec, en français, en 2008. Il peut sembler arbitraire d’avoir élagué certains genres de notre corpus; ce dont nous sommes consciente. Toutefois, nous avons appuyé notre choix sur les catégories déjà mises en place par les éditeurs. Dans ce mémoire, le brefest donc le terme générique utilisé pour désigner sans distinction tous les textes de création littéraire brefs : mémoires, chroniques, contes, poèmes en prose, récits, courts romans, novellas et nouvelles, etc.
Portait des quatorze maisons d’édition
Nous avons étudié chacun des sites Internet des quatorze éditeurs de notre liste, leurs catalogues, ainsi que la littérature publiée à leur sujeeS, avec l’intention notamment de dresser un panorama des tendances littéraires contemporaines. L’analyse détaillée qui suit a été menée de manière à pouvoir différencier chacune des lignes éditoriales construites par nos éditeurs pour ainsi les positionner sur un marché en mutation. Il en ressort d’emblée que, chacun à leur manière, ·les éditeurs souhaitent révolutionner le marché du livre. Ils désirent faire leur marque et s’imposer. Pour une grande partie d’entre eux, la littérature québécoise doit traverser les limites géographiques de la province. Pour d’autres, c’est la littérature étrangère qui est invitée à prendre place sur les tablettes québécoises. Les éditeurs de notre analyse ont un point en commun: ils travaillent avec une grande ouverture d’esprit. Ils revoient les pratiques du métier et les approches en se servant des nouvelles technologies. Plusieurs d’ entre eux prennent même le risque de diversifier les voix des auteurs, de publier des œuvres uniques autant dans leur propos que dans leur composition générique. Ils n’ont pas peur d’imposer leur style ni de prendre la parole quand une tribune s’offre à eux. Ainsi, quand la journaliste Nous avons procédé à l’analyse du contenu des sites Internet des éditeurs choisis, de leurs catalogues et de la littérature publiée à leur sujet par la méthode d’analyse thématique. Cette méthode d’analyse permet de . faire ressortir des thèmes communs à chaque éditeur. Cela pouvait être un verbe, comme « sensibiliser» ou encore une expression comme : « Ouverture sur le monde ». Cette méthode permet de tirer des grandes lignes, de faire ressortir un dénominateur commun et, par la même occasion, de créer des catégories. Isabelle Grégoire a demandé à Florence Noyer, directrice d’Héliotrope, quel était son pari, cette dernière a répondu qu’il était « d’extraire le lecteur de sa zone de confort », ajoutant: «J’aime la littérature dans ce qu’elle a de dangereux, d’extrême. Je n’ai pas peur de déstabiliser, dans le propos comme dans l’écriture 39 ». De même, Mylène Bouchard, directrice littéraire et fondatrice de La Peuplade, affirme que sa maison « a mis de l’avant de nouvelles voix en suivant une ligne éditoriale très claire. Les auteurs qui y sont publiés occupent généralement le territoire -le nom de la maison n’a pas été choisi au hasard -, mais d’une manière moderne et actuelle, parlant du Québec, et du monde d’aujourd’hui4o ». Deux ans plus tard, elle précise encore que, selon elle, « l’art doit peupler le territoire41 ». Les éditions de ta mère abondent dans le même sens en menant une mission bien précise: publier des auteurs proposant des visions personnelles et singulières du monde, le tout en utilisant des formes littéraires tout aussi uniques qu’inventives42 • Quant à Antoine Tanguay, fondateur d’Alto, il révèle le secret de son succès pendant cette même entrevue accordée à Isabelle Grégoire, c’est-à-dire choisir «les histoires qui [le] surprennent et [l’]emmènent ailleurs. Le réalisme magique, l’humour, la fable, le côté déjanté, décalé43 … », et il ajoute: « Chez Alto, la notion de frontières entre les genres littéraires, les langues et les origines est abolie44 ».
Évolution des volumes de publication par genres
Pour parvenir à comprendre la progression du genre bref dans le temps, il est intéressant de clore par une analyse de la production livresque autant par genres que par année. En fait, il importe de répondre à la question suivante, qui non seulement confirmera ou infirmera notre hypothèse de départ d’un foisonnement des titres brefs, mais qui permettra d’ajouter une dimension quantitative à notre corpus: le nombre d’œuvres brèves publiées augmente-t-il année après année? C’est à l’aide d’un graphique à lignes que nous placerons les différents chiffres recensés en perspective, avec l’intention, à l’étape suivante, d’en faire ressortir le taux de croissance annuel, ou si l’on préfère, le taux d’évolution.
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Table des matières
REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
LISTE DES TABLEAUX
INTRODUCTION
CHAPITRE l LE BREF DANS LA LIGNE ÉDITORIALE DE QUATORZE ÉDITEURS CONTEMPORAINS
1. Le bref. Une définition
2. Portrait des quatorze maisons d’édition.
3. Place du brefdans les catalogues
4. Quelques tendances du bref
CHAPITRE II LE BREF EN CHIFFRES
1. Volume de publication en général
2. Volume de publication du brefen général
3. Volume de publication du brefpar genres
4. Évolution des volumes de publication par genres
SECS COMME DES RAISINS
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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