Le bien commun dans les travaux de l’Union de Fribourg
Les sources consultées
Pour comprendre le développement historiographique de l’Union, l’article de Máté Botos précédemment cité, demeure le plus pertinent dans la littérature actuelle11. L’auteur y fait état des recherches, en délimitant bien les deux écueils à l’intérieur desquels oscillèrent les différents travaux sur l’Union de Fribourg, à savoir « la tradition hypothétique pieuse » qui mythifia l’influence de l’Union par rapport à Rerum novarum, et « l’historiographie soi-disant “objective” » qui insiste davantage sur « l’insuccès relatif de l’Union12 ». L’auteur démontre que ces deux catégories explicatives sont partiales et, faute d’une connaissance suffisante des sources, elles sont chacune inadéquates à rendre compte intégralement de la postérité de l’Union. Du point de vue des sources, le recours à l’ouvrage de Cyrille Massard, chanoine régulier du Grand-Saint-Bernard est un passage obligé13. Il fut le premier à s’intéresser sérieusement à l’histoire de l’Union et à pouvoir consulter les documents existants. Nous savons en effet qu’il eut accès aux procès-verbaux « grâce au soutien du comte de Kuefstein, encore en vie en 1913-1414 ».
Comme il le précise, son ouvrage est « le simple exposé objectif – ce n’est pas un travail critique, il y faudrait des volumes – des idées du Cardinal Mermillod en politique et en économie sociale, et des décisions prises par le groupe international qu’il présida à Fribourg15 ». La nécessité de remonter aux originaux s’est faite assez vite sentir. Nous avons eu accès aux documents conservés au Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg (BCU). Il s’agit de trois boîtes cartonnées qui n’ont pas fait l’objet d’un classement ni très poussé ni très ordonné. On y trouve en effet quantité de doublons. A ce stade, nous n’avons pu récolter que quelques éléments épars sur la constitution de ce fonds. Grâce à l’aimable concours du conservateur des archives, nous disposons d’une liste des documents répertoriés par l’archiviste de l’évêché qui date d’avril 1976. Nous savons en outre que « (l)es archives de l’Union ont été retrouvées et réunies il y a quelques années16 » par Máté Botos. Nous avons également pu consulter le fonds d’archives conservé à l’évêché de Lausanne-Genève-Fribourg (LGF). Elles comptent un dossier sur l’Union de Fribourg qui contient essentiellement la correspondance que Normand J. Paulhus entretint avec l’archiviste de l’époque. Comme il le relève, on a affaire à un problème récurrent qui est celui de la difficulté à rassembler ces documents17.
Grâce au travail du professeur Paul-Bernard Hodel O.P., que nous remercions, le fonds Mermillod conservé jusqu’alors auprès des descendants du cardinal, a pu être transféré à Fribourg où il est conservé temporairement au couvent des dominicains de l’Albertinum. Les inédits identifiés proviennent de là. La consultation de ce fonds offre un gain indéniable par rapport aux derniers travaux sur l’origine de l’Union de Fribourg18. Les documents retenus s’étalent de 1881 à 1891. Ils se font cependant plus rares à partir de 1888, alors que leur plus grand nombre, onze, se concentre sur les années 1886 – 1887. Il est à relever que la littérature secondaire parle peu de l’année 1884, exception faite de la date de fondation de l’Union et de la mention du thème de l’entente internationale pour la protection des travailleurs19. Pour cause, on disposait alors de peu de sources.
On connaissait notamment le procès-verbal de la réunion de 1884 édité par Charles Molette et, dans le contexte plus large de l’OEuvre des Cercles – sur laquelle nous reviendrons -, le dossier remis à Léon XIII en mars 1881, qui comprend les mémoires de deux futurs membres de l’Union de Fribourg : le comte Paul de Bréda et le marquis René de La Tour du Pin20. Dans ce fonds, six nouveaux documents datant de 1884 ou antérieurs à l’année de fondation de l’Union ont été trouvés. Cela permet d’affiner nos connaissances sur ses débuts. A ce stade, nous avons déjà pu mettre la main sur une vingtaine de lettres d’importance variable, toutes adressées à Mgr Mermillod. Neuf ont été écrites par le marquis René de La Tour du Pin, secrétaire du Conseil. Cela représente une découverte intéressante, vu que l’on sait que « (p)ar malheur, la documentation si précieuse du secrétaire des études [sic], celui du marquis de la Tour du Pin-Chambly à Arrancy ont été brûlés lors de l’incendie causée [sic] par les Allemands21 ». Deux autres lettres sont de la main du comte François de Kuefstein, le véritable secrétaire des études. La lettre du 20 janvier 1886 revêt une importance notoire. Le comte de Kuefstein rapporte en effet, d’une façon détaillée, l’audience qu’il a obtenue du pape le 18 janvier 1886 ainsi que son action à Rome22. Bien qu’on mentionnât cette audience à la page huit du procès-verbal de la séance du 10 octobre 1886, elle n’est pas évoquée, à notre connaissance, dans les études postérieures sur l’Union de Fribourg. Les autres documents identifiés sont de nature diverse : circulaire, lettres, projets d’ébauche et de réponses aux questions posées d’une réunion à l’autre. Un papier sur le rôle de l’Union de Fribourg et un projet de réponse face à des critiques émises contre cette dernière, ont en outre particulièrement retenu notre attention.
Ses caractéristiques et les bases de l’accord initial de 1884
Le procès-verbal de la première rencontre de Fribourg, le 18 octobre 1884, relate les bases d’un accord qui résume « le but et les procédés de l’action24 » auxquels les membres fondateurs, le prince Carl von Loewenstein, le comte François de Kuefstein, le marquis René de La Tour du Pin et Louis Milcent rassemblés sous le haut patronage de Mgr Mermillod, souhaitent se livrer. Cet accord sert essentiellement à donner un cadre et une ligne directrice aux recherches qui vont être poursuivies ou entreprises. Relevons premièrement, dans un contexte marqué par l’ultramontanisme, que leur cadre d’études s’inscrit dans la fidélité la plus absolue au Saint-Siège (« désireux de travailler sur une base sûre et invariable, nous nous appuyons avec une confiance entière, joyeuse et sans réserve sur l’enseignement de la sainte religion et du Pontife romain »).
A ce titre, à la suite de la parution, le 4 août 1879, de l’encyclique Aeterni Patris du pape Léon XIII sur la philosophie chrétienne, encyclique dans laquelle il remet à l’honneur l’étude de S. Thomas d’Aquin, l’Union de Fribourg va, deuxièmement, chercher à s’appuyer sur la philosophie du Docteur angélique « dont l’application aux conditions actuelles de la société civile sera le couronnement », et ce malgré une perspective encore marquée par certaines étroitesses du néothomisme. Comme le recours à l’Aquinate était déjà d’actualité dans les autres « sociétés d’études », il a troisièmement paru naturel aux délégués de ces différentes écoles « de profiter de l’avantage qu’un lien établi entre elles (…) procurerait » en matière d’« émulation féconde » et de « secours considérable ». On chercha autrement dit à regrouper les forces en mettant en commun, à un niveau international, ce qui avait déjà été entrepris au niveau national ou régional. Fribourg, lieu de résidence de l’évêque Mermillod, offrait un terrain propice pour une mise en commun et un approfondissement des problèmes soulevés par la question sociale. Cela se traduisit d’emblée par l’échange « des travaux d’études déjà produits dans chacun des groupes auxquels ils appartiennent25 ».
Ces trois notes initiales débouchent sur l’adoption de mesures concrètes comme la volonté « d’entretenir une correspondance suivie », « de favoriser la tenue de réunions générales annuelles et au besoin de réunions partielles26 » et de transmettre cet accord au Saint-Père par l’entremise de Mgr Mermillod qui offrait aux membres un lieu de rencontre idéal à Fribourg entre son palais épiscopal et l’Hôtel de Fribourg27 qui n’est autre que l’actuel couvent de l’Albertinum. Les membres fondateurs sont aussi disposés à l’idée de solliciter l’expertise de personnes « n’y appartenant pas encore, mais professant les mêmes principes ». Il y a là une constante qui traversera toute l’existence de l’Union, à savoir, comme le relève premièrement Massard, son caractère fermé, résumé par un dicton discutable utilisé par le comte de Blome dans son discours d’ouverture en 1891 : « On ne discute avec profit que lorsque l’on est du même avis28 ».
Ce point avait déjà été mis en avant par le marquis de La Tour du Pin lors de la séance générale du 10 octobre 1888 où il demandait « à insister sur la nécessité pour le recrutement de l’Union, de ne s’adresser qu’à des personnes ayant déjà des idées formées sur les questions sociales dans le sens de nos études et non à des libéraux dont l’entrée parmi nous ne pourrait qu’enrayer la marche de nos travaux29 ». Le chanoine Massard observe à juste titre que « (c)’est au libéralisme surtout qu’on ferme ainsi l’entrée », car les membres de l’Union « estiment avoir mieux à faire que d’entamer et de poursuivre les discussions stériles avec les tenants d’une doctrine, cause principale, à leur avis, du malaise dont souffre la société30 ». Leur projet est ainsi résolument autre que ce que cherchait à faire par exemple un Charles Périn, éminent représentant de l’école de Louvain et du catholicisme libéral. Cela explique pourquoi les membres de l’Union, en apparence non opposés à sa venue, n’insistèrent pas trop ni ne réitérèrent par la suite leur invitation31.
Toujours à la suite de Cyrille Massard, la deuxième caractéristique de l’Union se réfère à son caractère secret. Mgr Mermillod insiste à de nombreuses reprises sur ce point32. Dans un document signé de La Tour du Pin qui résume en deux pages le procès-verbal de 1885, il est fait mention d’« une adresse signée par tous les membres présents qui s’engagèrent en même temps, par respect pour l’auguste destinataire de cette adresse [c’est-à-dire Léon XIII], à ne lui donner aucune publicité tant qu’Il ne l’aurait pas autorisé33 ». Cette évocation précise le sens à donner à ce caractère secret : il est vraiment à lier à une préoccupation constante des membres de l’Union. Ils cherchèrent en effet toujours à inscrire leurs travaux dans la ligne doctrinale du Saint-Siège, alors encore en pleine élaboration quant à la question sociale. Du coup, tant que le pape ne s’était pas prononcé sur la licéité de leurs approches, on préféra garder le secret. Un autre épisode rend encore compte de cela.
Durant la séance générale du 12 octobre 1887, le comte de Blome, impressionné par la qualité du travail réalisé par la commission du régime du crédit, « demande à l’assemblée de faire exception à la décision précédemment prise de ne rien publier de ses travaux et de faire paraître dans les grandes revues catholiques les documents émanés de cette Commission ». Une discussion s’ensuit jusqu’à l’adoption de La Tour du Pin qui « propose (…) de ne pas nommer l’Union de Fribourg comme auteur de cette proposition [à entendre : publication], mais simplement une réunion internationale de catholiques34 ». Cette manière de faire basée sur le secret a en revanche pu, selon le mot de Normand J. Paulhus, « gêner les efforts pour répandre leurs vues à travers l’Europe » et contribuer à ce que « relativement peu de choses [furent] connues sur le groupe jusqu’à la thèse de Massard en 191435 ». La troisième caractéristique mise en évidence par le chanoine du Grand-Saint-Bernard, est celle de la priorité donnée à l’étude sur l’action. Mgr Mermillod justifie ce parti pris dans son discours de clôture de la conférence de 1886, prononcé à la fin de la séance générale du 13 octobre, où il rappelle que « toute idée devient action » et qu’en ce temps où « (l)e monde marche à une gigantesque transformation sociale », il est nécessaire que « les catholiques soient aussi des hommes de doctrine36 ».
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Table des matières
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE L’UNION DE FRIBOURG ET LA PRISE DE CONSCIENCE D’UNE NÉCESSAIRE THÉMATISATION DU MESSAGE SOCIAL DE L’EGLISE
CHAPITRE 1 Les sources consultées
CHAPITRE 2 La structure de l’Union de Fribourg
2. 1. Ses caractéristiques et les bases de l’accord initial de 1884
2. 2. Son mode de fonctionnement
2. 3. Sa Constitution et ses statuts définitifs
CHAPITRE 3 Le contexte proche – Membres et groupes présents à Fribourg
3. 1. Le nombre de membres
3. 2. Leur profil
A. La faîtière : le groupe romain
B. Le foyer français
C. Le foyer romain
D. Le foyer autrichien et allemand
CHAPITRE 4 Le contexte lointain – La matrice doctrinale en présence : entre catholicisme intransigeant et fidélité ultramontaine
4. 1. Les caractéristiques du catholicisme intransigeant
4. 2. La note propre du catholicisme social de l’Union de Fribourg : sa fidélité ultramontaine
4. 3 Les liens de l’Union de Fribourg avec le Saint-Siège : l’audience de Kuefstein
CHAPITRE 5 Pourquoi cherche-t-on à élaborer une doctrine sociale chrétienne à Fribourg ?
5.1. Un changement de paradigme à tous les niveaux
A. Des laïques qui font de la théologie
B. Le champ d’étude de la théologie s’élargit
C. La nécessité de donner de solides fondements chrétiens aux oeuvres de secours
5.2. Un discours social fondé sur une analyse socio-doctrinale
5.3. L’Union de Fribourg : un programme utopique ou une utopie programmée ?
DEUXIÈME PARTIE LES TRAVAUX DE L’UNION DE FRIBOURG SUR LE RÉGIME DU TRAVAIL
I. Vers une entente internationale pour la protection des travailleurs
CHAPITRE 1 Les travaux de l’Union de Fribourg relatifs à cette entente internationale
1.1. Les thèses
1.2. Les Rapports et les Mémoires
A. Le Rapport présenté au nom de la 1re Commission par Louis Milcent
B. Les travaux du baron d’Avril et la Note de 1887
C. Le Rapport de la deuxième commission en 1888
D. Le Mémoire de Louis Olivi
CHAPITRE 2 La pertinence d’une telle entente internationale
2.1. Le bien-fondé d’une intervention papale
A. Les justifications données par Louis Olivi
B. Une relecture socio-doctrinale de cette question
2.2. Le paradigme du travail alors en cours
A. La récupération de la clôture et le silence de l’ouvrier
B. Les ambiguïtés du paternalisme
CHAPITRE 3 Le bien commun dans les travaux de l’Union de Fribourg
3.1. La notion de bien commun dans les thèses
3.2. Un problème d’ordination : l’articulation du bien particulier et du bien commun
A. Position du problème
B. Une juste compréhension de la dimension ordinatrice du bien commun
1. Les différents types de justice
2. Est-il nécessaire de distinguer la justice particulière de la justice générale ?
3. La fonction architectonique de la justice générale et le rôle unificateur du bien commun
4. Le recours au duplex ordo
5. La juste reconnaissance de l’autonomie du pouvoir temporel
6. Le double rapport des parties au tout
7. La consistance propre de la communauté politique
3.3. Application à notre propos : les lignes réductrices à éviter
A. Le bien commun réduit à la sphère publique
B. Le bien de la vie politique n’est qu’un moyen dispositif au bien ultime
C. Les accents du bien commun retenus par les membres de l’Union dans la définition de la production
CHAPITRE 4 La place d’une telle entente au sein de leur projet de société organique
4.1. Le régime corporatif et la restauration organique de la société
A. Les avantages du corporatisme pour la promotion du bien commun
B. La métaphore organiciste de la société
4. 2. Le rôle exercé par une telle entente
4. 3. La postérité de cette entente appréhendée sous l’angle de la motion de Gaspard Decurtins
II. La finalité et le rôle du travail humain
Chapitre unique
II. 1. La valeur accordée au travail dans le contexte de l’Union de Fribourg
A. L’absence d’une réflexion fondamentale sur le travail au sein de l’Union
B. Les précisions apportées par les travaux antérieurs du foyer romain
II. 2. La valeur accordée au travail humain dans le discours de l’Eglise
A. Les principaux lieux bibliques relatifs au travail
B. Les trois inflexions-clés par rapport à la conception du travail dans l’histoire du christianisme
C. Jalons pour une théologie du travail
CONCLUSION
Les leçons de l’Union de Fribourg et les res novae du travail
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