Acception de la notion de gamme aux Antilles
La notion de gamme, à l’Antillaise, on l’a doit au guitariste guadeloupéen Gérard Lockel. Il est le précurseur dans l’étude et l’analyse des chants et rythmes gwoka à partir de l’écriture musicale qu’il a inventée en 1950. Ses recherches l’ont conduit à la réalisation de ce qu’il convient de qualifier de « gamme Gwoka » ou encore « gamme guadeloupéenne ». Il en explique le principe dans son livre : « Traité de Gro Ka modên: initiation à la musique guadeloupéenne parue en 1981 en Guadeloupe, il l’a édité lui-même. Déjà sur le livret, inclus dans son premier disque paru en 1976, Lockel prend position par rapport à sa musique. Il y affirme que le gwoka est une musique atonalemodale, ce qui n’a pas manqué de provoquer des oppositions de détracteurs qui se sont avérés en grand nombre. Les avis sont du reste partagés, entre ceux qui y adhèrent et ceux qui s’y opposent.
Voici le texte qui a soulevé toute cette polémique : Comme le “GRO KA‘TRADITIONNEL dont il est issu, le “GRO KA MODEN ‘est une musique atonale-modale et qui se pratique dans une gamme : LA GAMME “GRO KA“. C’està- dire que cette musique n’a rien à voir avec les lois fondamentales de la science musicale classique occidentale. Elle rappelle beaucoup plus de par ces caractéristiques, les formes musicales, afro-asiatiques. C’est une musique d’improvisation, qui se développe à partir d’un mode, mode qui donne naissance à une forme de mélodie, qui exprime le sentiment musical du peuple guadeloupéen [d’une part]. D’autre part, la gamme “GRO KA“ dont nous parlons peut être comparée à celle créée, par le moine italien Guy d’Arezzo au début du XIe siècle de l’ère chrétienne, pour le développement de la musique occidentale. C’est le fameux “do, ré, mi, fa, sol, la, si“ que le Guadeloupéen connait bien pour l’avoir rabâché sur les bancs de l’école.
À présent, voici un plaidoyer pour Gérard Lockel et sa musique écrit par le journaliste spécialiste de jazz et ancien directeur d’American Airlines en Guadeloupe Luc Michaux-Vignes.
LE BÈLÈ : DE L’ESSENCE RELIGIEUSE ORIGINELLE AU CONSENSUS CONTEMPORAIN DU BÈLÈ LÉGLIZ
C’est au nom de Dieu que des hommes sont allés avec leurs canons voler et acheter d’autres hommes en Afrique. C’est au nom de Dieu qu’ils ont pratiqué la traite, “ Dékadansé “ nos ancêtres, en leur imposant leur forme d’adoration.
Voici un extrait de la Bulle papale Romanus Pontifex, écrite par le Pape Nicolas V, le huit janvier 1454, qui encourage à s’approprier les biens des païens et des ennemis du Christ :
Nous [donc] pesant tous et singulière les lieux avec raison la méditation, et notant que depuis que nous avions auparavant par d’ autres lettres de nôtre accordé entre autres la faculté libre et ample au roi susdit Alfonso – pour envahir, rechercher, capturer, vaincre et soumettre tous les Sarrasins et les païens que ce soit, et d’ autres ennemis du Christ partout où placés, et les royaumes, duchés, principautés, dominations, possessions, et tous les biens mobiliers et immobiliers que ce soit détenus et possédé par eux et pour réduire leurs personnes à l’ esclavage perpétuel, et à appliquer et approprié pour lui et ses successeurs les royaumes, duchés, comtés, principautés, dominations, possessions, et des biens, et de les convertir à son et leur utilisation et le profit […].
Quel meilleur bouclier que celui de la foi, derrière lequel se cachent toutes les ambitions d’enrichissement et d’agrandissement de ces monarques et religieux avides de pouvoir.
L’État, totalement assujetti à l’église, ne peut rien entreprendre sans son aval, car elle en est le garant spirituel. Ainsi dissimulé, l’injustifiable se trouve de facto justifié et légitimé aux yeux de tous, puisque c’est Dieu qui le veut.
Il est alors aisé de comprendre qu’une fois persuadée d’accomplir la volonté divine, faire commerce d’autres hommes et ériger un code noir devient chose banale. Pour diaboliser un peu plus leurs victimes, l’église met en avant la malédiction de Cham, dénonçant les Africains, aux yeux de tous, comme une race « maudite », justifiant, du coup, l’esclavage.
En 1635, le drapeau de la France flotte sur la Martinique et la Guadeloupe, à la seule fin « de planter la foi chrétienne à la gloire de Dieu et l’honneur du Roi, et pour condition, de mener des prêtres et de cultiver et travailler à toutes sortes de mines et de métaux, moyennant un droit d’un dixième à l’État. »58 Derrière cette façade, se cachent des désirs inavoués de richesses et de prestige. Dans les faits, de mines et de métaux précieux, c’est plutôt la culture de la canne à sucre qui va signer le début de la traite négrière.
C’est ainsi que, telle une gigantesque pieuvre affamée, la mainmise cléricale enserre, entre autres, les Antilles de ses tentacules dans une étreinte souvent mortelle. De gré ou de force, elle leur impose la foi chrétienne en même temps qu’une totale soumission à l’homme blanc. Cette arme de destruction et de chosification du Noir, devient vite omniprésente et entame son irréversible processus d’évangélisation de masse. Il est évident que cette action entraîne un rayonnement total du christianisme dans les colonies et ailleurs. La religion catholique domine toutes les autres, occupant le haut de la pyramide du pouvoir ecclésiastique. Bien entendu, à sa base, on retrouve les esclaves qui, aux dires des colons, sont tous des fétichistes.
Jacqueline Rosemain affirme que c’est sous l’injonction du cardinal Richelieu que les religieux sont chargés de perpétuer le christianisme chez les colons et de veiller à tous les baptiser, ainsi que de convertir les non-croyants. Il en découle alors une totale liberté d’action de l’église conférée par Richelieu. Celle-ci a les mains libres pour dicter aux colons leur conduite et asseoir son autorité dans les colonies.
Il devient alors urgent de réglementer la vie et la condition des esclaves dans les Antilles, en Guyane et à la Louisiane. Le roi Louis XIV promulgue le code noir, aussi appelé « édit sur la police des esclaves ».Il est écrit, en 1685, par Colbert61 et comprend soixante articles. Dans son article 2, on peut lire que :
Le Bèlè
Il existe toute une série de thèses décrivant les origines linguistiques multiples du nom Bèlè. Les avis des experts sont, à ce sujet, très partagés. Il n’est donc pas aisé de s’entendre sur une hypothèse sûre et définitive. Toutefois, ils s’accordent sur le fait que ce terme apparait durant la période esclavagiste. Il naît de la rencontre des langues africaines et du français qui donna naissance au créole. Par contre, Étienne Jean- Baptiste parle, lui, de l’origine sémantique de la langue créole du nom Bèl lè, qui signifie bel emplacement. À vrai dire, ce bel emplacement, serait l’endroit où le propriétaire du foncier va construire sa maison, cultiver sa terre afin de nourrir sa famille. Toujours selon E. Jean-Baptiste, cette appellation en ce qui concerne le Bèlè samaritain, constitue le titre générique du répertoire et qualifie les éléments de la performance : on parle de musique Bèlè, de tambour Bèlè, de soirée Bèlè. Il désigne la danse centrale qui se décline en trois variantes : le Bèlè kourant (danse vive), le Bèlè douss (lascive, sensuelle et arrondie), le Bèlè pitché (marqué d’un arrêt au bout de deux répétitions de ti bwa).
Le Bèlè : essence et pratique originelle
À vrai dire, un gigantesque syncrétisme culturel se produisit lorsque les Africains – porteurs d’une culture, de traditions, d’une musique – se retrouvèrent broyés dans la fameuse machine infernale coloniale. Toute cette masse humaine, aux diversités ethniques multiples, partageant un même avenir funeste, enfouis une partie de ses repères culturels et sociaux face à un clergé intransigeant qui leur impose un Dieu blanc.
Inévitablement, il s’en suit qu’à chaque passage de ces différentes peuplades, certaines de leurs traces identitaires sont délaissées. Ainsi, un petit ou grand quelque chose de la terre mère, de la terre matricielle, de la terre d’Afrique demeure toutefois dans la mémoire collective, dans les corps de tous ces êtres déterritorialisés. Au fil du temps, toutes ces bribes, tous ces morceaux épars de culture, et autres éclats de rites, fusionneront en un tout, pour former une culture nouvelle.
En effet, ce syncrétisme opérant de façon immuable, telle une horloge aux mouvements pendulaires, joue un rôle déterminant au sein de tous ces déportés d’Afrique noire, regroupés en Amérique à la faveur de l’esclavage. Il prend, mélange, fusionne et réinterprète les us et les coutumes de tous ces déracinés réduits alors à la servitude aux Antilles notamment. Notre musique serait-elle le fruit de tous ces mélanges et autres morceaux de cultures ainsi accolées les unes aux autres ?
Nul doute que, pour Dominique Cyrille, entre autres, la réponse se traduit par l’affirmative, car elle avance la thèse que les danses connues actuellement :
Résulteraient [bien] d’une fusion entre ces danses originelles, kalennda, bèlè et autres, cette fusion intégrant également sous des formes diverses (éléments [gestuels], éléments chorégraphiques, espace, temps …) la pression de la culture dominante et imposée et notamment les contredanses (ce sur quoi d’ailleurs toutes les analyses concordent).
Cependant, les écrits des chroniqueurs du XVIIIe siècle font le récit de danses diverses, pratiquées les dimanches après-midi. S’il est vrai que les colons autorisent, en particulier, celles qui s’éloignent des kalennda, c’est dans le simple but de la bannir définitivement de la vie de leurs esclaves. Faisant écho à tous ces propos, qui entourent la Calenda, le père Labat affirme que « […] les postures et les mouvements sont des plus déshonnêtes, les Maîtres qui vivent d’une manière réglée, la leur défendent et tiennent la main afin qu’ils ne la dansent point. Ce qui n’est pas une petite affaire […]. »
Sans nul doute, les colons blancs ont tout fait pour effacer des mémoires cette kalennda exécrée, mais en vain. En effet, les esclaves, par diverses techniques de détournement, réussissent à conserver une grande partie de leur culture. La Calenda continue donc à occuper une large place prépondérante dans les soirées festives qu’ils organisent.
Les principes structurants du Bèlè
Ce sont des procédures à mettre en oeuvre ou à réaliser dans un ordre précis et « dont la présence est indispensable pour qu’une swaré bèlè soit reconnue comme telle. »102 Ils forment un socle, une clé de voute de la pratique bèlè, et lui donne une réalité qui légitime alors la soirée. Ces éléments sont tous liés ensemble, et forment une entité vivante apportant de la cohérence et du sens à la danse, au tambour autant qu’aux chants.
Ces divers rouages, propres au bon déroulement de la soirée Bèlè, sont ce que l’ethnomusicologue Étienne Jean-Baptiste a fait émerger au cours des différentes enquêtes de terrain qu’il a mené auprès des anciens et des pratiquants du Bèlè. Ces divers rouages sont mis en oeuvre artistiquement dans le Bèlè à partir de ses sept principes structurants, c’est ainsi que ce chercheur les appelle et constituent une matrice fonctionnelle.
Ils s’ordonnent de la façon suivante :
Le chantè ou Kriyè (le chanteur ou crieur)
Le rôle de chantè n’est pas tenu par le premier venu, car c’est un des personnages-clé de la Soirée bèlè. Il doit donc jouir d’une certaine réputation auprès de tous, car il est reconnu en tant que tel par les membres de la communauté, et sa présence est légitimée par sa pertinence dans la gestion des répertoires. Le choix du répertoire lui incombe donc, ainsi que son ordonnancement, ce, en fonction du contexte. Il donne, par ailleurs, une direction à la soirée.
Selon E. Jean-Baptiste, par le choix du « répertoire, il va “ colorer “ la swaré en la marquant comme étant du “ Bèlè du sud “ du Lasotè du “ Bèlè samaritain “ ou encore il peut la placer sur le signe du “Bèlè national “. […] on peut ainsi dire que c’est au Chantè que revient la responsabilité d’attribuer une “ identité contextuelle “ à chacune des swaré. »
Le répondè ou lavwa dèyè (les répondeurs ou la voix de l’arrière)
Leur fonction est de répondre, de faire les choeurs. Ils forment souvent un grand groupe mixte, massé au côté du chanteur, dont ils reprennent la phrase de réponse. On peut aussi entendre plusieurs hauteurs de voix qui résonnent spontanément et forment une sorte de polyphonie. Le principe du réponde consiste à reprendre une partie du chant que lui propose le chanté de manière responsoriale. Il se créé alors un mouvement de va-et-vient permanent qui s’installe entre les deux parties. Mouvement qui est également mis en oeuvre dans d’autres types de Bèlè.
En effet, il s’agit d’établir une dynamique responsoriale avec une séquence fixe, le répondè (qui peut aller jusqu’à trois modules différenciés), et une séquence variable, le chantè (le plus souvent improvisée) qui se complètent pour former la phrase musicale. Toutefois, pour le conte, la dynamique responsoriale est différente, le répondè se forme d’une séquence initiale fixe du chantè (conteur) yékri, complété d’une séquence complémentaire fixe du répondè (assistance) yékra, pour qu’ensuite, le chantè engage son histoire.
Le bwatè (le jeu de tibwa)
C’est le joueur de ti-bwa. Il se tient le plus souvent assis à côté du tanbouyé et frappe en ostinato sur l’arrière du tambour, à l’aide de deux baguettes de bois (ti-bwa). Celui qui occupe la fonction de bwatè doit interpréter un ostinato qui peut être réalisé avec les fameuses baguettes ou des tambours. Il est donc garant de la formule rythmique adaptée à chaque genre et style du Bèlè. Ainsi, la rythmique du ti-bwa bèlè se fait à travers le rythme récurrent que l’on traduit avec les onomatopées « Tak pitak pitak ». Il sert à accompagner toute une série de genres de Bèlè. La formule rythmique du Gran bèlè, « Tak pitak pitak tak tak », vient accompagner une série de genres bèlè qui s’intercalent aux genres précédents.
Il existe aussi le ti-bwa Vénézuel, dont la rythmique « Takitakitakitaki », accompagne le genre vénézuel et woulé mango. D’autres formules mélo rythmique au tambour ou autres percussions, jouent cette même fonction en fonction du répertoire. E. Jean-Baptiste nous dit que le bwatè doit « trouver le “ton juste “, autonome, il doit conférer une perception de la pièce qui permette d’apprécier et de différencier la nature des genres d’une pièce ou d’un groupe de pièces à un autre.
Le dansè (le danseur)
Il est admis que le danseur retranscrit avec son corps et sa gestuelle le jeu du tanbouyé.
Mais, il peut aussi lui faire des propositions, c’est le principe de l’homologie tambour – danse qui préside l’échange entre ces deux acteurs. Pour E. Jean-Baptiste, « le Dansè est l’expression sémiologique du Bèlè, une traduction symbolique du mouvement, de la gestion de l’espace. Il transpose tous les six autres principes structurants en un champ spatial et émotionnel.
La fonction du Dansè révèle le rapport au cosmos et à l’univers ».
Le Lawonn bèlè (la ronde bèlè)
C’est une assemblée qui « trouve ses origines dans les rassemblements des ancêtres esclaves autour de leurs danses […]. Historiquement le lawonn représente l’acte fondateur de construction […] de création de la communauté. […] Le principe structurant lawonn construit ce que l’on nomme gens Bèlè ou moun ka suiv Bèlè (les gens qui suivent le Bèlè). »
On peut associer le lawonn à un cercle concentrique mouvant, évolutif et sonore. Il s’en dégage un brouhaha immuable produisant un ambiant qui se déplace sans cesse. Cette atmosphère est essentielle au Bèlè, elle enserre les pratiquants dans un cercle participatif et convivial par ses acclamations. « Le Lawonn assure le jeu relationnel fondé sur la participation : assister c’est participer, participer permet d’officier. »
Application de la gamme Bèlè dans le contexte contemporain et ses conséquences esthétiques
Je l’ai déjà souligné, Edmond Mondésir est le premier à mettre cette application de la gamme avec Bèlènou, au sein de la culture bèlè. Pour ce faire, il a commencé par développer un « style rythmique, mélodique, harmonique, à ce qui est en germe dans le bèlè traditionnel. Ce qui permet à un instrument mélodique (guitare, piano) de jouer le bèlè. […]. J’ai également allongé le chant responsorial pour en avoir plus à dire. Avec le groupe Bèlènou, nous avons travaillé l’improvisation, en référence à la relation entre le danseur et le tambour, qui est toujours improvisé. »
En ce qui concerne la mise en oeuvre de cette gamme, dans la composition des oeuvres musicales Bèlè Légliz, il faut avant tout trouver les bons accords. C’est-à-dire ceux susceptibles de restituer l’émotion que le chant traduit. Ensuite, place au délicat travail d’harmonisation, il faut vraiment choisir les bonnes courbes, pour sublimer les choeurs et donner plus de valeur au chant. De toute façon, le travail sur les choeurs représente vraiment une très grosse responsabilité pour tout musicien et compositeur qui a du respect pour son travail.
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Table des matières
RENCONTRE AVEC LE SUJET
INTRODUCTION
I. ASPECTS CONCEPTUELS
I.1 La Modernité
I.2 Instruments Modernes
I.3 La Question de la Gamme Bèlè
II. LE BÈLÈ : DE L’ESSENCE RELIGIEUSE ORIGINELLE AU CONSENSUS CONTEMPORAIN DU BÈLÈ LÉGLIZ
II.1 Le Bèlè
II.2 Inculturation et Bèlè Légliz
III. VERS UNE NOUVELLE CONCEPTION DU BÈLÈ
III.1 Le Choeur, Pour une reconfiguration du Bèlè : Liturgie et Légitimation
III.2 Identité Rhizome, Identité Multiple : Le Bèlè en Question
IV. CONCLUSION
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