LES ÉPÎTRES INVECTIVES 1 À V
ARTIFICIELLES ET COULOURÉES MENSONGES )) : LA QUESTION DU SIMULACRE DANS LES EPISTRES FAMILIERES ET INVECTIVES DE MA DAME HÉLISENNE (1539)
«Liées par le motif obsédant de l’amour adultère, [les oeuvres d’Hélisenne de Crenne], par leur ampleur, leur diversité et leur popularité, constituent le plus large corpus « féminin » imprimé de la première moitié du XVIe siècle et donc l’un des paramètres généraux les plus indicatifs de l’ érudition féminine à cette époque86 » : tel est le commentaire de Jean-Philippe Beaulieu et Diane Desrosiers-Bonin sur le grand triptyque que forment les oeuvres d’Hélisenne de Crenne (pour mémoire, Les Angoysses douloureuses qui procedent d ‘amours87 , 1538; Les Epistres familieres et invectives de ma dame Hélisenne88 , 1539; Le Songe de madame Hélisenne89 , 1540). Proche des préoccupations littéraires et de la culture humaniste de l’Europe du XVIe siècle, le roman complexe des Angoysses douloureuses constitue la pièce maîtresse, à laquelle renvoient, par liens intertextuels, les deux autres oeuvres d’Hélisenne. De nombreux motifs, dont l’ amour adultère et la morale chrétienne, sont repris d’une oeuvre à l’autre; motifs qui sont indissociables d’un «réseau thématique complexe d »’artificiels mensonges » et de « subtiles inventions,,90 ». Dans les écrits des femmes de l’Ancien Régime, la problématique du simulacre est récurrente, car, comme nous l’avons vu, cette problématique s’inscrit avant tout dans leur quotidien. En effet, la femme est tenue de rester toujours maîtresse de sa nature faible ou « débile» pour reprendre un terme de l’époque, dissimulant ainsi ses passions qui sont jugées néfastes pour l ‘homme comme pour la femme, car elles entravent le travail de la raison : « Elle s’applique à dompter l’être physique en mettant un frein aux appétits grossiers et aux désirs excessifs, à corriger son exubérance et à régler soigneusement ses sens et ses pensées afin d’avoir l’humeur aisée et égale91 ». Jean- Louis Vivès mentionne d’ailleurs que ce contrôle des passions est « la source et l’origine de tout le bien et de tout le mal92 », et j’ajouterai même que c’est l’une des motivations principales des femmes écrivains.
Ce chapitre portera donc sur la question du simulacre dans Les Epistres familieres et invectives de ma dame Hélisenne, un recueil épistolaire composé de treize épîtres familières et de cinq épîtres invectives. Rappelons que cette oeuvre constitue le premier recueil de lettres familières en prose à être publié en langue française du vivant de l’ auteur. Les dédoublements fictionnels, les masques et travestissements épistolaires, ainsi que le parcours de la persona en tant qu’ image de l’autoreprésentation de l’épistolière dans le discours constitueront donc les volets principaux de ce chapitre. Ces volets ont été retenus car ils représentent la problématique du simulacre de l’auteure et des destinataires, ainsi que des stratégies textuelles. En effet, l’épistolarité chez Hélisenne de Crenne ne procède pas tant d’ un simple reflet de l’image de l’épistolière (réelle ou fictionnelle) que d’une reconstruction de cette subjectivité épistolaire en fonction des attentes du destinataire, ce qui rejoint le concept rhétorique d’ethos. De plus, le recueil met en scène un ethos diffracté et éclaté par ce jeu de contradictions et de contraventions aux règles et aux genres épistolaires.
Le concept de simulacre
Tout d’abord, avant d’analyser la problématique du simulacre au sein des Epistres familieres et invectives d’Hélisenne de Crenne, il importe de définir brièvement le concept de simulacre. Au sens large, celui-ci désigne l’ «image ou [la] représentation d’une chose concrète93 ». C’est donc une « apparence qui se donne pour une réalitë4 »; d’où l’association du simulacre aux apparitions et aux fantômes95 . De plus, le terme de simulacre est employé pour désigner une statue ou une représentation d’une divinité. On place aussi sous le signe de simulacre « la peinture (le portrait est tabou dans de nombreuses cultures), le masque, et tout le théâtre qui est issu de la mascarade96 ». La maîtrise est du côté de celui qui manie le simulacre (dans ce cas-ci, par exemple, l’auteure «joue à jouer et montre qu’elle sait qu’elle joue97 »). Toutefois, dans cette analyse, on s’intéressera davantage au sens rattaché à l’expression «simulacre de ». Celle-ci renvoie à l’ «action par laquelle on feint d’exécuter quelque chose98 » et englobe les termes de mensonge, imitation, feinte ou simulation. Dans les Epistres, l’épistolière (de même que certains destinataires) a recours au mensonge à plusieurs reprises; ce dernier étant défini comme une «assertion sciemment contraire à la vérité, faite dans l’intention de tromper99 ». Cette définition risque par contre d’être perçue comme une aporie dans un contexte littéraire, où toute oeuvre est nécessairement fausse si l’on s’en tient aux critères habituels de vrai et de faux. Dans ce cas-ci, la définition de Démétrios de Phalère de la lettre comme image et simulacre de l’âme de l’épistolier est donc plus pertinente. En effet, elle suppose que toute épistolarité, même sincère et transparente, est un simulacre.
En outre, la définition de la lettre comme prosopopée, c’est-à-dire comme procédé qui consiste à faire parler un absent, est intéressante. Joachim Camerarius, dans ses Elementa rhetoricae (1541), consacre une section de son chapitre sur le lien entre la prosopopée et la lettre, dans laquelle on lit: « On voit que les Grecs associent l’art du panégyrique et la composition épistolaire à la prosopopée, du fait que, dans les deux cas, on se représente comme si l’on parlait et que souvent on introduit des personnages extérieurs »100. Dans l’Antiquité gréco-latine, l’orateur recourait à la prosopopée dans la péroraison afin de « cautionner les propos tenus dans le discours, avec d’autant plus d’efficace que personne ne pouvait le contredire ou le réfuter, le principal intéressé ne pouvant pas lui-même se manifester pour refuser d’endosser les propos qui lui étaient ainsi prêtés 101». La problématique du simulacre s’inscrit donc dans ce procédé, où les orateurs cherchent à « accréditer leur propre discours, en le faisant tenir par autrui 102 ».
Le procédé de la simulation est également utilisé par Marguerite Briet. Au sens large, la simulation est un « desguisement qui fait paroistre une chose autrement qu’elle n’estl03 ».
Parallèlement, Rabelais définit, tout comme Quintilien, la prosopopée comme un « Desguisement » ou une « Fiction de persone » (où il s’agit de « jouer un rôle qui n’est pas le sien 10 4 »). La simulation désigne également le « comportement d’un locuteur qui acquiert la maîtrise du langage d’un groupe afin de passer pour un membre de ce groupe l05 ». De cette dernière définition, on pourrait rapprocher l’entreprise épistolaire d’Hélisenne de Crenne qui cherche à maîtriser le langage aussi bien que les hommes de son époque (et, par conséquent, à se l’approprier) en employant, par exemple, de nombreux latinismes. Enfin, la simulation est une « attitude ou déclaration tendant à induire l’interlocuteur ou le lecteur en erreur sur ce que l’on est, ce que l’on pense, ce que l’on veut, ce que l’on ressent, etc. 106 ». Tout procédé tant soit peu faux relève de cette attitude très générale qu’est la simulation. Toutefois, mentionnons qu’à nouveau Démétrios de Phalère semble plus pertinent, en ce qu’il postule que tout ethos épistolaire est simulacre, quand bien même l’épistolier n’aurait pas l’intention de simuler ou de dissimuler. Dans les Epistres familieres et invectives, il s’agira donc de relever les procédés illustrant cette problématique du simulacre. Le parcours de la persona, par exemple, témoigne de cette problématique, en ce qu’il est la construction du sujet parlant opéré par le discours. Le jeu de la simulation-dissimulation permet donc à l’épistolière de mettre en scène un ethos qui n’est non pas simple et univoque, mais multiple et complexe.
Les dédoublements fictionnels : le pseudonyme d’écriture, les destinataires fictionnels et la fonction dialogique de certaines épîtres.
Avant même de s’inscrire dans Les Epistres familieres et invectives de ma dame Hélisenne, la question du simulacre ressort de données biographiques, telle que l’utilisation du pseudonyme d’écriture (Hélisenne de Crenne) par Marguerite Briet. On attribue cette découverte à Louis Loviot qui a relié, pour la première fois, le nom de plume d’Hélisenne de Crenne à Marguerite Briet, « après avoir lu une chronique latine du XVIe siècle témoignant qu’elle s’était fait connaître sous ce nom à Paris107 ». Hélisenne de Crenne constitue un pseudonyme partiel, le prénom faisant l’objet de plusieurs interprétations possibles. En effet, Hélisenne serait un prénom littéraire inventé ou un emprunt à l’Amadis de Gaule (1538) de Montalvo, le best-seller par excellence de la Renaissance et ce dans toute l’Europe, dont le personnage principal (la princesse guerrière) se prénomme Elisenne. Christine de Buzon établit également une analogie avec les Champs-Elysées puisque les Angoysses douloureuses présentent des « Champs Helisiens »; ainsi qu’avec le prénom d’une célèbre femme du passé, Didon (Hélisa ou Elissa), l’amante abandonnée d’Énée, reine de Carthage, mentionnée dans les Angoysses douloureuses et dans les Epistres lO8.
Par ailleurs, la seconde partie du pseudonyme (de Crenne) serait le titre de seigneurie du mari de Marguerite Briet: Philippe Foumel, seigneur de Crenne (s’écrivant également Cresnes, Crennenes ou Crasnes). Marguerite Briet « signe toutes ses oeuvres sous le nom de « Dame Hélisenne », [ .. . ] Hélisenne de Crenne l09 », ou encore « De Crenne llO » comme en témoigne la signature de la quatrième épître familière du recueil. Parallèlement à ce pseudonyme d’écriture, se pose la question de l’épistolière fictionnelle en tant que double narratif de l’auteure réelle. Effectivement, l’auteure réelle (Marguerite Briet) utilise un pseudonyme d’écriture (Hélisenne de Crenne), lequel désigne également l’épistolière fictionnelle, auteure des Epistres familieres et invectives (recueil fictionnel, où l’épistolière devient un personnage, au même titre que les destinataires). L’épistolière fictionnelle est donc une construction de l’auteure réelle, un dédoublement narratif. Par la voix de cette épistolière fictionnelle, on remarque l’audace de Marguerite Briet qui, en tant que femme 107 Christine de Buzon, « Introduction », dans Hélisenne de Crenne, Angoysses douloureuses qui procedent d ‘amours, ouvr. cité, p. 9. écrivain, « relate une histoire d’adultère, apparemment authentique [bien qu’elle soit inscrite dans un recueil de lettres fictionnelles] sous un nom de plume qui, toutefois, ne trompe personne sur l’identité de l ‘auteur 1 Il ». Démétrios de Phalère avait donc tout à fait raison d’affirmer que « la lettre est l’image et le simulacre de l’âme de l’épistolierI12 ». d’ailleurs sur le fait que « toutes les lettres d’Hélisenne sont adressées, non pas à des + destinataires réels, mais à des personnages fictionnels inspirés de personnes que Briet a peutêtre connues 1 13 ». Certains destinataires entretiennent également des liens intertextuels avec le roman d’Hélisenne de Crenne intitulé Les Angoysses douloureuses qui procedent d’amours.
La douzième épître familière, par exemple, est adressée à Quezinstra, un personnage de ce roman, alors que la cinquième épître invective s’adresse aux habitants d’Icuoc qui ont fait subir des « crudelitez [ … ] aux magnanimes Chevaliers Guenelic & Quezinstra» (EFI, p. 138), deux autres personnages issus des Angoysses. Dans les épîtres invectives 1 à III, le dialogue instauré entre Hélisenne et son mari (qui est l’expéditeur de la deuxième épître invective) renvoie également aux Angoysses douloureuses. Ces épîtres abordent la question de l’adultère et exposent les soupçons entretenus par le mari à l’égard de sa femme. Le personnage du mari jaloux est donc analogue à celui du roman et l’échange épistolaire résume la thématique des Angoysses. Parallèlement, on peut penser que la lettre cryptée (épître XIII) est destinée à Guenelic (l’amant d’Hélisenne dans les A ngoysses) , et qu’Hélisenne lui transmet de ses nouvelles en usant d’un simulacre, en se travestissant en homme. Dans cette épître, on passe à un troisième niveau de dédoublement narratif. En effet, l’auteure réelle III Colette H. Winn, « La femme écrivain au XVIe siècle. Écriture et transgression », art. cité, p. 447.
(Marguerite Briet) met en scène un double narratif, soit l’épistolière fictionnelle (Hélisenne de Crenne), qui se dédouble à son tour en prenant un visage masculin dans l’écriture de cette lettre cryptée: « tu me peulx improperer, & mentalement accuser d’estre homme de petite consideration» (EFI, p. 97).
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Table des matières
INTRODUCTION
1. Une pratique féminine de la lettre
2. Les Epistresfamilieres et invectives (1539) d’Hélisenne de Crenne ou le simulacre de l’épistolarité
CHAPITRE 1: ÉTAT DE LA RECHERCHE
1. Hélisenne de Crenne : « auctrice »
2. Les Epistres familieres et invectives de ma dame Helisenne (1539)
3. Les angoysses douloureuses qui procedent d’amours (1538) et Le Songe de madame Hélisenne (1540)
4. L’avancement des connaissances sur les Epistres familieres et invectives
CHAPITRE 2 : « ARTIFICIELLES ET COULOURÉES MENSONGES» : LA QUESTION DU SIMULACRE DANS LES EPISTRES FAMILIERES ET INVECTIVES DE MA DAME HELISENNE (1539)
1. Le concept de simulacre
2. Les dédoublements fictionnels : le pseudonyme d’écriture, les destinataires fictionnels
et la fonction dialogique de certaines épîtres
3. Masques et travestissements épistolaires: la question des valeurs morales, l’association de l’amour à la dissimulation et la lettre cryptée
4. Le parcours de la persona
CHAPITRE 3: LES ÉPÎTRES FAMILIÈRES 1 À IX OU LA MISE EN PLACE D’UN ETHOS SAGE ET EXPÉRIMENTÉ
1. La première Epistre : la lettre de persuasion comme autorité morale
2. La seconde Epistre : la lettre d’information valorisant les institutions familiales
3. Les Epistres III, IV, VI et VII : la lettre de consolation ou l’ eth os de la résignation
4. Les Epistres V, VIII et IX: la lettre de conseils ou la morale stoïcienne
CHAPITRE 4: LES ÉPÎTRES FAMILIÈRES X À XIII OU LE PASSAGE DE LA PHRONÉSIS À L’EUNOIA
1. La .X. Epistre : la lettre d’information, témoin d’une passion amoureuse
2. La .xl. Epistre : les lettres d’information et de demande au service de l’eunoia
3. La .xII. Epistre : une lettre de demande conforme à la pratique épistolaire de l’Ancien Régime
4. La .XIII. Epistre : la lettre d’amitié ou d’amour cryptée, mise en scène complexe de l’ethos
CHAPITRE 5 : LES ÉPÎTRES INVECTIVES 1 À V OU LA FRANCHISE QUI NE CRAINT PAS SES CONSÉQUENCES
1. La .1. Epistre Invective: la déconstruction de l’ ethos de l’adversaire
2. La .11. Epistre : le blâme universel du sexe féminin, prétexte à une apologie féminine
3. La .111. Epistre Invective: l’apologie universelle du sexe féminin
4. La .IIII. Epistre Invective ou l’apologie du sexe féminin
5. La .V. Epistre Invective: l’apogée de la prise de parole féminine
CONCLUSION
1. Un résumé de la présente étude portant sur la problématique du simulacre dans les
Epistres familieres et invectives d’Héli senne de Crenne
2. Une étude ultérieure: Marguerite de Navarre, épistolière
BIBLIOGRAPHIE
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