La peur du savoir : méthodes et controverses
Pour nous aider dans notre démarche, Paul A. Boghossian, philosophe et professeur à l’Université de New-York, engage dans La peur de savoir une discussion à la fois précise et systématique du relativisme : aucun ouvrage n’avait encore proposé une réfutation d’envergure en s’attaquant aux présupposés logiques et épistémologiques qui guident les postures contemporaines du relativisme. La traduction de ce livre en langue française est ainsi une première qui a été saluée par de nombreuses recensions francophones unanimement positives et enthousiastes . La thèse que défend Boghossian est simple : nous n’avons aucune de raison de croire que nos concepts de vérité, justification, réalité, objectivité, tels que nous les utilisons dans le sens commun ou en science ont été disqualifiés. Si a contrario une partie des philosophes contemporains pensent que de telles notions doivent être révisées, voire abandonnées, Boghossian estime que les arguments qu’ils avancent sont soit faibles, soit incohérents. Les auteurs visés dans cet ouvrage sont principalement des philosophes analytiques tels que Nelson Goodman, Hilary Putnam, Thomas Kuhn, Ludwig Wittgenstein, et tout particulièrement Richard Rorty, et ce pour plusieurs raisons: d’une part, Boghossian a une dette envers Rorty qui, selon son propre aveu, l’a tiré de son sommeil objectiviste lorsqu’il fut jeune doctorant à Princeton ; d’autre part, Rorty incarne selon lui le pilier de cette mouvance postmoderne, que Bernard Williams appelle les « négateurs » [deniers] , qui cherche à tout prix à réviser le contenu de nos concepts liés à la connaissance, voire à rejeter toute discussion substantielle à leur sujet. Le problème n’est plus celui du scepticisme qui doutait sainement de notre capacité à obtenir la connaissance : c’est désormais l’objet même de l’enquête qui est suspect, encore faut-il qu’un tel objet existe réellement. Le choix que fait Boghossian est donc judicieux : Rorty est probablement l’auteur contemporain qui a su exposer les arguments les plus clairs sur ces questions. La stratégie de Boghossian consiste ainsi à regrouper les postures relativistes autour de plusieurs points de convergences. La première thèse permettant de démarquer le relativisme est l’idée que la science n’a aucun privilège ou légitimité supérieure par rapport à d’autres modes de connaissance.
Notions préliminaires
Ceci étant, plusieurs distinctions préliminaires doivent être réalisées avant d’entamer toute critique possible du relativisme. Nous n’avons jusqu’à présent fait que décrire la variété des postures relativistes. Il faut dès à présent analyser ce qui structure formellement les arguments relativistes. Nous aboutissons dès lors à la question par excellence de la philosophie analytique : qu’est-ce que cela signifie de tenir une chose pour « relative » ? Le lecteur nous demandera probablement : « relative à quoi ? » « Le relativisme généralisé » est une attitude assez peu observée dans le champ philosophique, probablement parce qu’elle est fort imprécise et facilement réfutable : en effet, un relativisme qui cherche à « tout » relativiser est autoréfutant, puisque s’il applique l’énoncé « tout est relatif » à lui-même, il se contredit en affirmant au moins un énoncé non relatif ; si l’individu se défend en affirmant que cet énoncé n’est relatif qu’à lui-même, il n’engage que son auteur et ne menace pas les thèses qui le contredisent : il peut donc être aisément ignoré.
En outre, l’énoncé « tout est relatif » est visiblement incomplet : nous sommes en droit de savoir à quoi le « tout » est relatif, ce qui n’est jamais évident. Les philosophes relativistes ont plutôt tendance à l’être à propos d’un domaine spécifique, en particulier ceux qui ont une forte propension à contenir des propositions normatives : nous l’appellerons « relativisme spécifique ». Les domaines éthiques et esthétiques sont traditionnellement ceux où nous trouvons le plus de consensus à propos du relativisme, en raison que les valeurs sont des entités assez étranges, beaucoup moins publiquement identifiables et analysables que des faits matériels. Ce qui inquiète la plupart des philosophes analytiques, dont Boghossian, est l’entrée récente du relativisme en épistémologie : les catégories épistémiques que nous pensions bel et bien fondées objectivementsont en réalité relatives aux valeurs contingentes des individus. Ainsi, être relativiste à propos d’un domaine particulier implique la structure suivante : toute proposition p d’un domaine D est intelligible si, et seulement si, p est mis en relation avec un paramètre C . Les variables D et C changent en fonction du domaine que nous voulons relativiser et du paramètre relativisant les conditions d’énonciation du domaine en question. Par exemple, si nous sommes relativistes en éthique, les jugements moraux n’auront aucun sens si nous ne les relativisons pas à un système de valeurs qui les détermine. L’énoncé « p est mal » sera simplement un jugement elliptique qui sous-entend la proposition implicite entre crochets « [selon le système de valeurs C], p est mal ». C’est de cette façon que le cadre C détermine les conditions d’assertion du domaine D. Or, l’adhésion au cadre C est implicite ou explicite : la prétendue découverte du relativiste est bien souvent de révéler ce cadre insoupçonné C qui orientait toutes nos assertions dans le domaine D. Ce qui apparaissait comme étant un énoncé absolu, se révèle être conditionné par un cadre relatif sous-jacent. Par conséquent, lorsqu’un sujet S à propos d’un domaine D énonce.
Le problème
Nous nous proposons de voir dans quelles mesures le relativisme peut s’appliquer au domaine spécifique de la connaissance. Cependant, qu’est-ce qu’une connaissance ? Avoir une connaissance implique trois traits essentiels:
1) elle implique la présence d’un certain type d’état mental que l’on nomme « croyance ». Celle-ci décrit comment est le monde à partir d’un certain nombre de stimuli sensoriels qui sont thématisés sous forme de faits. Par exemple, la croyance « il y a des montagnes sur la lune » est censée représenter une manière dont sont les faits dans la réalité. Or, ces faits sont objectifs au sens où chacun peut en principe y avoir accès : ils sont indépendants de ma volonté et universels.
Ajouter la simple clause relativisante dans l’énoncé factuel « il y a des montagnes sur la lune pour moi » est superflue, sauf si la représentation des montagnes en question est une hallucination. La thèse qui énonce que les faits sont causalement indépendants de nos croyances s’appelle « réalisme ». 2) En outre, une croyance est susceptible d’être soit vraie, soit fausse : ce qui détermine la vérité ou la fausseté dépend alors d’une correspondance ou non correspondance aux faits. Par exemple, l’énoncé « il y a des montagnes sur la lune » est vrai si, et seulement si, il y a réellement des montagnes sur la lune. Ainsi, il ne suffit pas d’énoncer une croyance pour qu’elle soit vraie : elle doit avant tout correspondre aux faits réels.
Cette théorie de la vérité se nomme habituellement « vérité-correspondance ».
Finalement, 3) une croyance peut être justifiée ou injustifiée : pour croire qu’une chose est vraie, il faut que nous ayons des raisons. Or, Platon a déjà montré qu’une croyance vraie que l’on a obtenue par hasard n’est pas réellement une connaissance : si nous énonçons de façon désinvolte « il y a des montagnes sur la lune », et s’il s’avère que des astronomes observent des montagnes sur la lune, nous ne pourrions pas pour autant prétendre avoir eu cette connaissance. En plus d’affirmer une croyance, il faut être capable de la prouver et de donner des raisons pour laquelle nous la tenons pour vraie, sans quoi notre assertion sera simplement arbitraire ou gratuite. Nous appelons ainsi « preuve » la découverte d’un fait décisif pour établir rationnellement la vérité d’une croyance. Par exemple, l’observation de montagnes sur la lune à l’aide d’un télescope augmente la probabilité pour que cette croyance soit vraie. Boghossian appelle « raisons épistémiques » cette capacité de justifier rationnellement certaines de nos croyances qu’il distingue des « raisons pragmatiques » . Dans le dernier cas, nous adoptons une croyance non pas parce qu’elle vraie, mais parce qu’il estavantageux pour nous d’y croire. Par exemple, Galilée a abjuré ses thèses surl’héliocentrisme non pas parce qu’elles étaient fausses, mais parce qu’il ne voulaitpas finir sur le bûcher : il était pragmatiquement justifié à abandonner l’héliocentrisme. Bien entendu, nos « raisons épistémiques » peuvent être erronées. Les savants grecs et latins ont été ainsi épistémiquement justifiés àcroire que la terre était au centre de l’univers, mais cette croyance était fausse : il leur manquait l’ensemble des faits permettant de comprendre les mouvements célestes. Une croyance qui vaut comme connaissance ne doit donc pas seulement être justifiée : elle doit aussi être vraie.
Le relativisme des faits
Nous avons défini la connaissance comme la capacité à représenter une portion de ce que sont les choses dans le monde extérieur : cette thèse s’appuie largement sur un présupposé métaphysique défendu par le réalisme, c’est-à-dire, la thèse selon laquelle le monde existe indépendamment de nos représentations.
Nous pourrions en effet disparaître ou n’avoir jamais existé sans pour autant que les objets représentés disparaissent avec nous ou ne possèdent pas un grand nombre de propriétés qu’ils possèdent actuellement. De façon générale, le réalisme pense que les faits élémentaires tels que les montagnes, les fossiles, les neutrons, ont précédé notre naissance et continueront d’exister après notre disparition. C’est à cette thèse que s’en prend le relativisme des faits : dans ses formulations les plus contemporaines, il s’appuie principalement sur l’idée que les faits ne sont pas indépendants de nos représentations, mais sont construits par tout un ensemble de facteurs. Cette première thèse sert en réalité à appuyer une seconde : si les faits n’existent que relativement à l’activité constructive des sujets, il s’ensuit que plusieurs communautés peuvent avoir construit des faits différents, mais également valables, puisqu’il n’y a pas qu’une seule façon dont sont les faits en eux-mêmes. C’est alors le concept commun de « monde objectif » qui vole en éclats. Parmi les facteurs constituant du relativisme des faits, nousanalyserons les trois plus influents : A) l’activité cognitive, B) le schème conceptuel, C) les intérêts sociaux.
La construction cognitive des faits
L’idée de « construction »
Avant d’aborder la question de savoir si les faits sont socialement construits, nous devons donner un sens à l’idée même de « construction » : en effet, le constructiviste cherche à montrer que les faits ne sont pas « trouvés » ou « découverts », mais sont « fabriqués » ou « produits » par l’activité intentionnelle d’un sujet connaissant . Cette idée est toutefois étrange : comment des montagnes peuvent avoir été construites par notre activité intentionnelle ? Est-il possible que nous soyons à l’origine de faits bruts qui visiblement semblent avoir existé bien avant nous ? Bien entendu, il y a certains faits qui dépendent du pouvoir de représentation des êtres humains : certains faits institutionnels comme l’argent auraient pu ne pas exister si l’espèce humaine n’était jamais apparue .Il n’en demeure pas moins que les matériaux à partir desquels sont produits les billets sont des faits physiques qui n’ont pas attendu l’intentionnalité humaine pour exister. Le monde physique reste ainsi présupposé dans le cadre des faits institutionnels. Le réalisme des faits n’a pas besoin de souscrire à une liste d’objets qui existeraient indépendamment de nos représentations : il énonce simplement que c’est une possibilité métaphysique que certains faits soient indépendants de nos activités intentionnelles et qui sont de cette manière indifférents à notre volonté ou à nos concepts . Le constructivisme ne cherche pas à remettre en cause l’existence des montagnes ou des neutrons, il tente plutôt de montrer que ces faits sont ce qu’ils sont relativement à la productionintentionnelle du sujet. Ce schéma constructiviste nous rapproche, du moins dans ses conséquences les plus radicales, de l’idée-isme , ou idéalisme dogmatique de Berkeley selon lequel « être c’est être perçu » : nous ne pouvons pas savoir à quoi ressemblent les choses en dehors de l’esprit, puisque percevoir une chose présuppose précisément la perception d’un esprit. Si ce qui existe est uniquement ce que je perçois, le sens du mot « exister » est alors impliqué dans l’énoncé « être perçu ». Une chose non perçue serait une chose qui existerait sans exister, ce qui est une contradiction. Berkeley tirait ainsi la conclusion suivante : s’il est contradictoire de percevoir l’existence de la matière indépendamment de l’esprit qui la perçoit, nous ne pouvons que percevoir nos idées particulières à propos de la matière. Une objection classique consisterait à dire que nos idées concernant la matière reflètent un objet extérieur qui nous est donné par l’entremise de nos sens. Mais concevoir la matière comme une « existence indépendante » est aussi une contradiction. Nous ne pouvons connaître de la matière que nos propres sensations internes. Or, c’est à partir de celles-ci que nous pouvons reconstituer l’objet perçu.
Les sensations ne nous disent pas pour autant comment la matière est en ellemême constituée, puisque l’énoncé « à quoi ressemble la matière non-perçue » se contredit en voulant dépasser la seule idée immatérielle que nous en avons. Les idées à propos de la matière sont simplement le reflet de nos sensations et non le reflet de ce que sont les choses en elles-mêmes : les idées concernant l’être matériel sont pour ainsi dire « construites» sur une base non matérielle. Nous aboutissons aux conclusions radicales de l’idéalisme dogmatique de Berkeley : tout ce qui existe est mental ; ne pas pouvoir penser à une chose, c’est nier son existence ; seul Dieu, qui est Esprit omni-percevant, garantit l’adéquation de mes idées avec celles des autres.
La dépendance des faits à l’égard de leur description
La dépendance conceptuelle
Parmi plusieurs manières de construire les faits, l’argument de la dépendance conceptuelle est un des plus utilisés par la tradition analytique pour appuyer la thèse que les faits ne sont pas « trouvés » mais « construits ». Cette variante du constructivisme est censée contredire le réalisme des faits en affirmant que toutes les représentations des faits sont réalisées relativement à un ensemble de concepts choisis de manière plus ou moins arbitraire. Rorty illustre cette thèse de la sorte : « Prenez les dinosaures. À partir du moment où vous décrivez un dinosaure, la couleur de sa peau et sa vie sexuelle sont causalement indépendantes de la manière dont vous le décrivez. Mais avant que vous ne décriviez quelque chose comme un dinosaure ou comme quoi que ce soit d’autre, cela n’a pas de sens de dire qu’il est « là dehors » avec ses propriétés. […] Les gens comme Goodman, Putnam et moi-même, pensent qu’il n’y a pas de façon dont est le monde qui soit indépendante d’une description, pas de façon dont il est hors de toute description, ont tendance à utiliser les métaphores néo-kantiennes de matière et de forme. Nous avons tendance à dire qu’il n’y avait pas d’objets avant que le langage ne donne forme à la matière brute (à un matériau façon chose-en-soi, fait de pur contenu sans schème). Mais dès qu’on nous prend à dire ce genre de choses, on nous accuse d’avancer un jugement de causalité faux : de prétendre que c’est l’invention du mot « dinosaure » qui a causé l’apparition de dinosaures – d’être ce que nous adversaires appellent des « idéalistes linguistiques ». »
L’idée n’est pas toujours évidente à comprendre, puisqu’il semble que l’argument de la relativité conceptuelle ne nie pas qu’un ensemble de faits soit causalement indépendant de nous. Cette relativité prétend seulement être la mise en forme d’une base matérielle à partir d’un schème forgé par nos formes a priori de la choisir de construire le monde à partir d’éléments basiques, tels que les objets physiques chez Carnap ¸ dépend du sens logique que l’on attribue au terme d’ « objet » . Voyons point par point la validité de chacune de ces deux thèses.
Putnam et la relativité conceptuelle
Le deuxième point concerne les motivations du choix conceptuel de tel ou tel système de description. Pour reprendre notre exemple du peintre, c’est le choix de telle ou telle couleur pour représenter l’objet qui est ici déterminant. Il est évident que le choix d’une couleur influe grandement sur la nature de l’objet représenté. Cependant, à partir de quels critères s’effectue un choix conceptuel ? Il est supposé qu’un tel choix influera notre manière de décrire comment est le monde relativement à un but descriptif. Dès lors, il serait absurde de se demander quel est le schème conceptuel qui correspond le mieux aux faits, puisque la description d’un fait présuppose déjà un choix conceptuel. Dire comment sont les choses en elles-mêmes pour qu’elles correspondent à notre schème, c’est déjà endosser une certaine manière de les décrire selon un certain but « réaliste ». Selon Putnam, le réalisme est censé de la sorte aboutir à des contradictions en admettant des descriptions différentes, mais également valides des mêmes faits. Pour contrer cet argument, Boghossian discute un exemple de Putnam, emprunté lui-même à la méréologie de Lesniewski, concernant la somme des parties d’un tout d’objets. Représentons une partie du monde organisée de la façon suivante.
La relativité sociale des faits
Trois problèmes pour le constructivisme des faits
S’il est possible de combiner un constructivisme des faits façon emporte-pièce avec un relativisme du choix conceptuel, nous avons vu que ces deux aspects de la dépendance des faits à l’égard de leur description ne sont possibles qu’à condition de présupposer le réalisme. Mais si cela est réellement le cas, nos descriptions sont exactes si, et seulement si, elles correspondent à la réalité telle qu’elle est indépendamment de toute description. Si le constructiviste persiste à croire que la réalité n’existe qu’en relation avec nos moyens de la décrire, et que ceux-ci peuvent être totalement différents, mais également valides, il doit faire face à une série de problèmes : premièrement, celui du rapport de l’esprit avec le monde extérieur. Si le constructivisme a raison, alors l’esprit est causalement premier par rapport au monde, car les faits dépendent de ce que notre esprit est capable de se représenter. Mais comment cet argument peut-il s’accorder avec notre vision naïve et intuitive que les faits ont existé bien avant et continueront d’exister même après notre disparition ? Comment nos constructions conceptuelles peuvent-elles faire advenir des faits causalement indépendants de nous ? Défendre une telle thèse reviendrait à faire de l’esprit la seule réalité concrète, autre nom pour désigner le solipsisme méthodologique. Boghossian propose d’appeler cette thèse le « problème de la causalité ». D’autre part, le constructivisme ne semble pas prendre en compte que c’est dans la définition analytique de certains de nos concepts que des faits ont existé indépendamment de nous ou que certains faits ont été construits par nous. Par exemple, l’existence indépendante de particules élémentaires est comprise analytiquement dans le concept de NEUTRONS, toutcomme le concept de CÉLIBATAIRE comprend nécessairement l’existence d’une personne non-mariée.
Vérité et approbation : un modèle expressiviste ?
Le premier usage 1) de la vérité concerne ce que Rorty appelle l’approbation : le terme « vrai » ne sert qu’à exprimer l’estime que l’on porte à certains énoncés. Dire que « p est vrai » revient simplement à approuver p. « Vrai » est un compliment que l’on adresse aux croyances que nous trouvons justifiées. À strictement parler, « vrai » n’a pas d’usage descriptif ; il est la marque de succès de toutes nos assertions. Nous pouvons aussi parler d’un sens performatif du mot « vrai », de la même façon qu’Austin attribuait une signification aux énoncés sans référent qui ont une valeur d’action [speech-act], par exemple, dans certaines injonctions (« chut ! », « Bravo ! ») ou certaines phrases solennelles (« je vous déclare mariés », « vous êtes désormais des nôtres », « je vous bénis ») etc.
Nous retrouvons un usage similaire d’approbation lorsque nous répondons à une affirmation « c’est vrai ! », ce qui sous-entend les propositions : [vous avez raison] ou [j’approuve pleinement ce que vous dites]. Hormis un usage emphatique, « vrai » ne désigne rien de plus substantiel. Selon Pascal Engel, Cet usage de « vrai » est comparable à la théorie expressiviste en méta-éthique qui refuse d’admettre que les prédicats « bon » ou « mauvais » dénotent une propriété réelle: les jugements axiologiques sont simplement l’expression d’une approbation ou d’une désapprobation émotionnelle qui reflètent seulement les préférences morales des individus. Pour reprendre l’exemple d’Ayer, l’un des pionniers de cette théorie, l’énoncé « voler de l’argent est mal » revient simplement à énoncer « voler de l’argent ! » avec un ton particulièrement dur ou insistant.
Vérité et sémantique : une métaphysique désamorcée ?
L’usage 3) de la vérité se rapproche fortement de la conception frégéenne et de la sémantique tarskienne qui pose l’équivalence entre fait et énoncé vrai : énoncer « p est vrai » revient tout simplement à énoncer « p ». L’équivalence que prône la théorie décitationnel semble être une tautologie dont on ne saisit pas toujours bien les usages anti-correspondantistes que Rorty peut en tirer. Toutefois, ce schéma d’équivalence implique un puissant rejet de toute propriété substantielle que recouvrerait le terme de « vrai » : dire que « p » est vrai revient tout simplement à asserter p. « Vrai » ne dénote ici aucune autre propriété que l’assertion elle-même. Ce terme n’a donc qu’un usage sémantique que l’on peut mettre sur le même plan que certains opérateurs logiques tels que « et », « ou », « ne…pas ». Cette conception qu’on appelle parfois « déflationniste » ou « redondantiste », propose ainsi une élimination des problèmes métaphysiques qui se rattachent au concept de vérité en proposant une interprétation purement sémantique. Cet usage s’applique à des phrases en tant qu’instrument de décitation, mais ne s’applique pas au contenu même des propositions : nous pouvons décharger ainsi de toute notion métaphysique le terme « vrai » en le réduisant à son simple usage décitationnel. Cet usage installe simplement un dispositif nous permettant de parler de nos énoncés, de les approuver, ou de les rejeter mais en aucun cas à désigner un monde objectif, une réalité absolue qui transcenderait les approbations qui ont lieu au sein de notre communauté. À l’égal des simples connecteurs logiques, la vérité ne désigne pas plus un idéal ou un but qu’il faudrait atteindre : elle est simplement un instrument, d’où l’idée de « véritéutilité », nous permettant d’asserter des croyances et de les évaluer . Les débats entre réalisme et idéalisme n’ont dès lors aucun espoir de fonder une quelconque définition « épaisse » de la vérité, car ils présupposent déjà un sens minimal de « vrai » qui repose sur l’équivalence entre la phrase et son contenu : il n’y a donc pas d’assertion sur la nature du vrai qui ne soit pas circulaire.
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Table des matières
Introduction
a) Le retour de Protagoras
b) La peur du savoir : méthodes et controverses
c) Notions préliminaires
d) Le problème
I) Le relativisme des faits
A) La construction cognitive des faits
1) L’idée de « construction »
2) « La maison de Kant »
3) Le constructivisme objectiviste
B) La dépendance des faits à l’égard de leur description
1) La dépendance conceptuelle
2) Goodman et l’emporte-pièce
3) Putnam et la relativité conceptuelle
C) La relativité sociale des faits
1) Trois problèmes pour le constructivisme des faits
2) La relativité sociale des descriptions
3) Le constructivisme relativiste
II) Le relativisme de la vérité
A) Le concept de vérité relative
1) La vérité-correspondance
2) La vérité relative
3) L’autoréfutation de la vérité relative chez Protagoras
B) Le concept de vérité-utilité
1) Le rejet de la vérité-correspondance
2) Vérité et approbation : un modèle expressiviste ?
3) Vérité et sémantique : une métaphysique désamorcée ?
C) Vérité et justification
1) L’usage circonspect de la vérité
2) Vers une fin de la Vérité ?
3) Le pragmatisme est-il un relativisme ?
III) Le relativisme de la justification
A) Le relativisme épistémique
1) Faits épistémiques et justification
2) Bellarmin et Galilée : l’incommensurabilité des paradigmes
3) « Grilles » épistémiques et incommensurabilité
B) Systèmes épistémiques et circularité
1) Le système épistémique post-galiléen
2) La circularité des principes : la version faible
3) La circularité des principes : la version forte
C) Désamorcer la circularité des principes
1) Raison contre raisons
2) Rencontre et justification
3) Bellarmin et Galilée : l’unicité des principes
Conclusion
Bibliographie
Liste des illustrations
Liste des symboles logiques utilisés
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