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Robert Hugh Ennis
À la même période, un autre psychologue, Robert H. Ennis, soutient sa thèse de doctorat ayant pour titre The Development of a Critical Thinking Test (1959). Il publie ensuite une première définition de la nature du CT (Ennis, 1962) reprise en partie de Smith (B. O. Smith, 1953): « Critical thinking is the correct assessing of statements47 » dans laquelle il insiste sur l’idée que cette définition n’est pas que descriptive, mais relève également de l’approbation collective, d’où la présence du terme « correct » (Ennis, 2011, p. 9).
Pour compléter cette définition, il dégage également trois autres caractéristiques du CT. Tout d’abord, il faut accompagner l’évaluation d’affirmations de critères. En effet, s’il est utile de simplement souligner l’importance de rechercher les sources d’une information et de demander des preuves, encore faut-il savoir distinguer une source fiable d’une autre ainsi qu’identifier les preuves solides des arguments trompeurs. Ensuite, Ennis souligne qu’on ne peut s’attendre à voir ces critères mis en œuvre dans des situations concrètes (qui demandent autre chose qu’une simple application logique et systématique) sans l’aide de ce qu’il appelle un « bon jugement ». La sensibilité, l’expérience, les connaissances liées au contexte et la compréhension de la situation permettent d’y parvenir d’après Ennis : pour assurer un transfert à d’autres sujets, les connaissances et capacités seules ne suffisent pas, il faut leur adjoindre des qualités d’adaptation et de prise en compte du contexte. Le troisième critère correspond à l’évaluation de la crédibilité des sources, mais Ennis ne fournit pas de détails sur cet aspect.
Le rapport « Delphi » de Peter Facione
Durant une vingtaine d’années, Ennis n’a pas été le seul à proposer des définitions de la pensée critique et des listes de compétences, habiletés, capacités et dispositions : Passmore, Kurfiss, Zechmeister et Johnson, Brookfield, Halonen, Glatthorn et Baron, De Vito et Tremblay, Paul et Elder, Reboul, etc. s’y sont également employés (Boisvert, 1999, pp. 2‐12). Reprenant l’analyse de Johnson (R. Johnson, 1992), Boisvert met en avant les conceptions élaborées par cinq auteurs dont Ennis (Robert H. Ennis, Matthew Lipman, Harvey Siegel, Richard Paul, John McPeck) qui, malgré leurs divergences dans la définition de la pensée critique, convergent vers trois éléments communs :
1/ La pensée critique fait appel à plusieurs habiletés de pensée. 2/ Elle requiert de l’information et des connaissances pour se manifester. 3/ Elle implique une dimension affective. (Boisvert, 1999, p. 12).
On voit à nouveau émerger ce qui ressort de nos premières analyses à savoir que la pensée critique se caractérise par certaines capacités et connaissances, mais aussi par une dimension affective que l’on peut rapprocher des dispositions mises en évidence par Ennis.
Outre ces cinq auteurs, un travail collectif et ambitieux a vu le jour à la fin des années 1980 pour tenter de bâtir une véritable définition commune de la pensée critique. En effet, à cette époque, sa place dans l’enseignement et notamment aux États-Unis est grandissante et pose le problème de l’uniformisation des enseignements et de leurs évaluations. Peter Facione va ainsi travailler selon la méthode « Delphi »49 avec un panel de quarante-six chercheurs, philosophes essentiellement, pour arriver à adopter une définition consensuelle de la pensée critique, mais également pour produire des recommandations en matière éducative, que ce soit pour le contenu des cours et leurs évaluations. La définition retenue par le rapport est celle-ci :
Nous entendons par pensée critique un jugement volontaire, réfléchi et autorégulé qui résulte de l’interprétation, l’analyse, l’évaluation et l’inférence, ainsi que de l’explication, sur la base de preuves, aux niveaux conceptuel, méthodologique, critériologique ou contextuel sur lesquels ce jugement est fondé. La pensée critique est essentielle en tant qu’instrument de recherche. En tant que telle, la pensée critique est une force libératrice dans l’éducation et une ressource puissante dans la vie personnelle et civique. Bien qu’elle ne soit pas synonyme de bonne pensée, la pensée critique est un phénomène humain omniprésent et qui s’auto-régule. Le penseur critique idéal est habituellement curieux, bien informé, confiant dans la raison, ouvert d’esprit, flexible, impartial dans ses évaluations, attentif à ses propres biais et préjugés, prudent dans ses jugements, prêt à reconsidérer ses positions, clair sur les problèmes, méthodique sur des questions complexes, diligent dans la recherche d’informations pertinentes, rationnel dans le choix de critères, concentré sur l’enquête et persévérant dans la recherche de résultats aussi précis que le sujet et les circonstances de l’enquête le permettent. Ainsi, former de bons penseurs critiques signifie travailler vers cet idéal. Il s’agit de développer des capacités de la pensée critique et de cultiver des dispositions qui produisent constamment des éclairages utiles pour fonder une société rationnelle et démocratique50. (Facione, 1990)
On remarque que cette définition est double : elle précise ce que le panel a retenu pour expliciter la pensée critique et le penseur critique. Dans le premier cas, il est question de capacités cognitives, de raisonnements, permettant de former un jugement. Dans l’autre, on précise les qualités d’une personne qui a des habitudes, des dispositions qui font d’elle un « bon » penseur critique. Cette dichotomie se retrouve dans la dernière phrase qui parle de développer des capacités (de pensée critique) et de cultiver des dispositions (pour le penseur critique).
Le panel a identifié six dimensions regroupant les capacités cognitives de la pensée critique (interprétation, analyse, évaluation, inférence, explication et autorégulation), elles-mêmes contenant des sous-capacités plus fines, et il a également présenté une liste de dispositions dites affectives, d’habitudes de l’esprit, caractérisant le « bon » penseur critique (curiosité, le souci d’être bien informé, la vigilance à l’égard des occasions d’utiliser la pensée critique, la confiance dans les processus de recherche raisonnée et dans ses propres capacités de raisonnement, l’ouverture d’esprit face à des visions du monde divergentes, la flexibilité dans l’examen des alternatives et des opinions, la compréhension des opinions d’autrui, l’équité dans l’évaluation du évidence les convergences et divergences possibles. raisonnement, l’honnêteté dans la confrontation de ses propres partis pris et préjugés, la prudence dans les jugements, la volonté de reconsidérer et de réviser les points de vue si cela est justifié). Afin de dégager clairement les conclusions du panel sur chaque point discuté, le rapport contient également plusieurs bilans intermédiaires et conseils pour éclaircir la notion de pensée critique et guider les chercheurs et éducateurs dans cette voie. Une des forces de ce rapport est aussi de témoigner des accords et désaccords entre les membres du panel. En particulier, la discussion concernant la distinction entre pensée critique et penseur critique nous parait cruciale quant aux questions épistémologiques et éducatives qu’elle soulève. Pour comprendre cette distinction, il faut en premier lieu préciser que, si la nécessité de définir la pensée critique par la maîtrise de certaines capacités cognitives a fait l’unanimité, les avis ont divergé quant à la place des dispositions critiques dans cette définition. En effet, une partie des experts a considéré qu’il fallait circonscrire la pensée critique à des compétences procédurales : ce sont les capacités cognitives et les processus de jugement évoqués ci-dessus. Pour cette partie du panel donc (un tiers), la pensée critique ne se définit pas en rapport avec des dispositions (ibid. p.26). En revanche, pour presque deux-tiers du panel, la pensée critique doit comporter une dimension dispositionnelle, définie comme un ensemble d’attitudes à adopter, de tendances à exercer les capacités critiques. On parle alors de pensée critique comme un ensemble de capacités cognitives et de dispositions, comme c’était déjà le cas dans la description de Russell ou Ennis. Quelques dispositions sont précisées dans le rapport (Facione, 1990, Table 5) :
– curiosité à l’égard d’un large éventail de questions.
– le souci d’être et de rester généralement bien informé.
– vigilance quant aux occasions d’utiliser la pensée critique.
– confiance dans les processus de recherche raisonnée.
– confiance en soi dans sa propre capacité de raisonnement.
– ouverture d’esprit face à des visions du monde divergentes.
Pour compléter cette analyse et parvenir à une définition commune, le panel a finalement décidé de séparer les caractéristiques propres à la pensée critique de celles du penseur critique. Cette distinction apparait dans la définition donnée en séparant l’aspect procédural – les capacités critiques – des dispositions critiques). Cependant, les recommandations présentes dans la suite du rapport soulignent que ces dispositions pointent ce vers quoi doit tendre un penseur critique en matière de savoir-être. La quasi-unanimité (83%) du panel se rejoint d’ailleurs sur un point qui nous intéresse particulièrement, en termes éducatifs, celui de travailler dès l’enfance sur les deux aspects, procéduraux et dispositionnels car « les personnes qui ont développé ces dispositions affectives sont beaucoup plus susceptibles d’appliquer leurs compétences en matière de pensée critique de manière appropriée dans leur vie personnelle et dans leur vie civique que celles qui maîtrisent ces compétences mais ne sont pas disposées à les utiliser. »51 (Ibid.). Cette recommandation insiste sur une dimension fondamentale de l’éducation à l’esprit critique qui est le transfert des apprentissages à la vie de tous les jours, transfert sans lequel les efforts déployés pour former de futurs citoyens éclairés seraient vains car limités au cadre scolaire.
Maîtriser certaines compétences est donc une condition nécessaire pour disposer d’une pensée critique efficace, mais cela n’est pas suffisant. Il faut y ajouter des éléments permettant, non de parvenir à coup sûr à un jugement éclairé et réflexif, mais d’aider à utiliser ces procédures cognitives : ce sont les dispositions critiques. Pour prendre une analogie culinaire, ces tendances à utiliser des habiletés procédurales sont des exhausteurs de la pensée critique, de nos capacités critiques. Elles maximisent nos chances d’utiliser à bon escient notre pensée critique, et de la voir transférer à des domaines sur lesquels nous ne possédons pas toute l’expertise requise pour trancher (ce qui représente la quasi-totalité des sujets auxquels nous sommes exposés quotidiennement). Cette question du transfert, nous l’avons dit, est cruciale en matière d’éducation à l’esprit critique car elle conditionne toute initiative pédagogique : à quoi bon former des élèves à la pensée critique si elle reste cantonnée aux murs de l’école ? Développer à la fois des capacités cognitives et autres savoir-faire critiques doit ainsi s’accompagner de dispositions, de tendances à les utiliser, permettant leur « bonne » application, c’est-à-dire leur application efficace sur une variété de sujets : La culture de ces dispositions est particulièrement importante pour assurer l’utilisation des capacités de pensée critique en dehors du cadre étroit de l’enseignement. Les personnes qui ont développé ces dispositions affectives sont beaucoup plus susceptibles d’appliquer leurs capacités en matière de pensée critique de manière appropriée dans leur vie personnelle et leur vie civique que celles qui maîtrisent ces capacités mais ne sont pas disposées à les utiliser.52 (Facione, 1990, recommandation n°6).
Ainsi, cette recommandation souligne que la pensée critique n’est pas une simple suite de procédures à utiliser et qu’il faut encore bien les utiliser, en faire un usage adéquat. Mais ces termes (bien, adéquat) sont ambigus : ils revêtent à la fois une connotation éthique (utiliser ces compétences pour faire le bien) et une connotation purement fonctionnelle (utiliser efficacement ces compétences, dans le but recherché). Un sophiste efficace peut-il être qualifié de penseur critique (c’est-à-dire qui utilise correctement ses capacités et dispositions critiques) ? Pour une minorité du panel (30%), la réponse est oui : il est tout à fait possible de maîtriser des capacités et dispositions critiques sans en faire un usage éthiquement juste et approprié, et d’en conclure qu’on peut appeler « penseur critique » une personne apte à exercer la pensée critique sans considérer les usages qu’elle en fait. La conclusion retenue dans le rapport ira d’ailleurs dans ce sens en indiquant que : […] C’est une utilisation inappropriée du terme que de nier que quelqu’un fait preuve de pensée critique au motif que l’on désapprouve éthiquement ce que cette personne fait. La signification de la pensée critique, sa valeur et l’éthique de son utilisation doivent être considérées comme trois préoccupations distinctes.53 (Facione, 1990, p. 12)
Cette distinction est, toujours d’après les conclusions du panel, fondamentale pour éviter de confondre ce qu’est la pensée critique per se (sa définition), notre aptitude à manier cette pensée critique (est-on compétent ?), et les sujets sur lesquels on choisit de l’utiliser, autrement dit les objectifs qu’elle permet d’atteindre. Comme l’on ne confondrait pas les capacités de lecture avec les choix du lecteur en matière de littérature ni même avec ses raisons de lire tel ou tel ouvrage (voire de son choix de ne pas lire du tout), il n’est pas raisonnable d’évaluer la pensée critique autrement que sur notre aptitude à la mettre en action, et donc éviter de la juger sur la manière dont elle est utilisée et sur les effets qu’elle produit (éthiquement parlant).
Le rôle des connaissances et des capacités cognitives
Les connaissances sont-elles nécessaires ?
Dans les listes fournies par Ennis ou le rapport Delphi, on ne trouve pas trace de connaissances spécifiques (disciplinaires) liées à un domaine particulier, et conditionnant l’exercice de la pensée critique. On pourrait alors considérer qu’il existe des contenus propres à la pensée critique (dispositions et capacités) que l’on acquiert et applique, quel que soit le sujet étudié. Ennis soutient d’ailleurs une approche de ce type (dite généraliste) à savoir que les compétences propres à la pensée critique sont transférables d’un thème à l’autre. Même Ennis met en avant l’existence de capacités et dispositions générales, n’oublions pas que ce dernier affirmait aussi tout l’intérêt qu’il faut porter au contexte (understanding of the situation) et aux connaissances de bases (background knowledge) (Ennis, 2011, p. 9). John McPeck critique quant à lui la spécificité des listes de compétences proposées par Ennis ou d’autres : les capacités et dispositions décrites sont-elles propres à la pensée critique ? Ainsi, il affirme que la pensée critique varie nécessairement d’un domaine à l’autre (McPeck, 1990), et qu’elle ne constitue pas un ensemble unique d’habiletés générales et transférables. En effet, la pensée se produit dans le cadre des normes épistémologiques d’un domaine de connaissance particulier. (Boisvert, 1999, p. 20). Daniel T. Willingham (2008) souligne également cette dépendance entre l’exercice de la pensée critique et le contexte, les connaissances d’arrière-plan qui permettent d’utiliser les capacités critiques : Les processus de pensée sont entremêlés avec le contenu de celle-ci (domaine des connaissances). […] Vous pouvez enseigner aux élèves des maximes indiquant comment il faudrait penser, mais sans connaissance d’arrière-plan et sans pratique, ils ne seront pas capables d’appliquer le conseil mémorisé. De la même manière qu’il est insensé d’enseigner des connaissances factuelles sans donner aux élèves l’opportunité de les mettre en pratique en les utilisant, il est également insensé d’enseigner la pensée critique s’il n’y a aucun contenu factuel. (Willingham, 2008, traduit par Françoise Appy).
Bien que nous considérions, comme Ennis, qu’il existe des dispositions propres à la pensée critique (ne nécessitant pas d’avoir recours à un champ particulier pour les acquérir) et transférables d’un domaine à l’autre nous tiendrons compte des remarques de McPeck et Willingham pour énoncer une approche plus complète de la pensée critique, incluant le rôle des connaissances et du contexte. En effet, l’analyse d’argument, la définition des termes et l’évaluation de définitions sont des exemples parmi d’autres de capacités listées par Ennis et qui nécessitent un savoir adéquat dans le domaine où s’applique la pensée critique. En fait, ceci amène à un relatif consensus (Guilbert, 1990). Remarquons avec Louise Guilbert que les connaissances, les capacités et les dispositions font d’ailleurs partie des premières définitions de la pensée critique, comme nous l’avons vu chez Dewey, mais surtout chez Russell : [Russell] (1943) indique que la pensée critique nécessite plusieurs facteurs : (1) un savoir portant sur le champ de connaissances dans lequel s’effectue la démarche critique ; (2) les attitudes de questionnement et de suspension du jugement ; (3) l’application de méthodes d’analyse logique et (4) l’action basée sur les résultats de l’analyse critique. (Guilbert, 1990, p. 198).
Watson et Glaser (Watson, 1980), reprenant ces idées, vont employer clairement les concepts de dispositions, de capacités et de connaissances dans une seule et même définition. Plus récemment, Diane Halpern (2013) souligne dans un ouvrage au titre évocateur Attitude + Knowledge + Thinking Skills = Critical Thinking (Halpern, 2013).
L’importance des connaissances dans le domaine examiné n’est donc pas sous-estimée et fait bien partie de ce que l’on entend par pensée critique. En prenant un exemple concret, si nous lisons dans une revue que la physique quantique permet d’expliquer la télépathie, nous aurons beau maîtriser l’analyse des arguments et des définitions ou l’évaluation de la crédibilité des sources, notre absence de connaissances en physique quantique sera un frein important à cette entreprise de décorticage de l’information. Les connaissances préalables d’un individu sur un sujet donné conditionnent donc l’utilisation de capacités critiques générales sur ce même sujet. Pour reprendre l’exemple de la capacité à distinguer corrélations et causalités, celle-ci ne pourra s’exercée qu’à condition de posséder certaines connaissances sur la thématique étudiée, ne serait-ce que les définitions des termes et des variables concernés. Cette dépendance de la pensée critique au domaine sur lequel elle s’exerce a d’ailleurs été précisée dans le rapport Delphi qui indiquait : Si les compétences en matière d’esprit critique transcendent elles-mêmes les sujets ou les disciplines spécifiques, les exercer avec succès dans certains contextes exige des connaissances spécifiques au domaine, dont certaines peuvent concerner des méthodes et des techniques spécifiques utilisées pour porter des jugements raisonnables dans ces contextes spécifiques.54 (Facione, 1990, p. 5).
Les connaissances sont une condition nécessaire pour l’application de nos capacités critiques selon le contexte, mais certainement pas une condition suffisante55. Dans certains cas, elles peuvent même entretenir nos préjugés erronés sur un sujet donné. Plusieurs chercheurs ont en effet étudié le lien entre un certain niveau de connaissance général (mêlant niveau d’étude, niveau d’étude scientifique, connaissances et raisonnements scientifiques) et la qualité des réponses données à des questions portant sur des sujets socialement controversés. Ainsi, les résultats de Drummond et Fischhoff (2017) permettent d’affirmer que, sur des sujets controversés médiatiquement (réchauffement climatique, théories de l’évolution, recherche sur les cellules souches) ou très contestés dans certains courants de pensée, la polarisation des attitudes entre individus56 adhérant de manière extrême à certaines idéologies (religieuses ou politiques) est bien plus grande chez ceux présentant un très bon niveau d’étude (notamment scientifique) (Drummond & Fischhoff, 2017). Ainsi, le niveau d’étude serait corrélé à un effet de renforcement des préjugés idéologiques sur certaines questions scientifiques. Le niveau d’étude (que l’on peut interpréter comme un niveau de connaissances générales des personnes) ne fait que confirmer leurs opinions préexistantes. Mais ces opinions sont-elles pour autant fausses, erronées d’un point de vue scientifique ? Dan M. Kahan a ainsi étudié ce rapport entre niveau de connaissances scientifiques (mesurées par un indicateur, l’Ordinary Science Intelligence – OSI – mêlant connaissances et capacités cognitives) et probabilité de répondre correctement à des questions portant sur divers sujets (Kahan, 2015). Il a ainsi pu observer que, sur des thématiques socialement neutres (taille des atomes, composition de l’atmosphère), les réponses correctes étaient positivement corrélées au niveau d’OSI, quel que soit le niveau d’adhésion à une idéologie politique ou religieuse. En revanche, sur des thématiques où cette appartenance idéologique pouvait conduire à accepter ou rejeter les connaissances en vigueur, la corrélation s’inversait. Ainsi, pour une question portant sur la théorie de l’évolution (Figure 2), les personnes les plus croyantes (religieusement parlant) et possédant un niveau d’OSI élevé (donc de bonnes connaissances scientifiques).
Les capacités analytiques et cognitives sont-elles suffisantes ?
Une explication complémentaire de ces résultats consiste à supposer que cette polarisation sur des sujets controversés, et qui présentent un fort tropisme de groupe, est liée aux capacités cognitives réflexives (analytiques) des sujets, autrement dit au type de style cognitif. Ces capacités s’inscrivent dans la description d’un modèle général du raisonnement humain (dual process theory) proposé par Wason et Evans (Wason & Evans, 1974), et qui décrit deux types de processus cognitifs : les processus cognitifs automatiques et rapides (type 1, pensée intuitive) qui mettent en œuvre des heuristiques simples de traitement de l’information, et les processus cognitifs contrôlés et lents (type 2, pensée analytique) qui mobilisent des raisonnements intentionnels.
La théorie des processus duels a depuis été largement traitée et testée57 (Epstein, Pacini, Denes-Raj, & Heier, 1996; Kahneman, 2003, 2015; Sloman, 1996), et on trouve ainsi un grand nombre d’études abordant le lien entre adhésion aux croyances non fondées58 et niveau de capacités analytiques59 : non seulement cette adhésion est négativement corrélée au raisonnement analytique (Pennycook, Cheyne, Seli, Koehler, & Fugelsang, 2012; Swami, Voracek, Stieger, Tran, & Furnham, 2014), mais d’autres recherches ont aussi montré que les processus analytiques prédisaient une moindre adhésion aux croyances non fondées (Hergovich & Arendasy, 2005) et qu’ils étaient un médiateur du lien (corrélation négative) entre éducation et adhésions aux contenus conspirationnistes (van Prooijen, 2017). D’autre part, des travaux ont établi que le raisonnement intuitif (heuristique) est positivement corrélé avec le niveau de croyances non fondées (Pennycook, Cheyne, Barr, Koehler, & Fugelsang, 2014; Svedholm & Lindeman, 2013).
Cependant, des développements plus récents dans la littérature ont montré que les facteurs motivationnels jouaient un rôle important dans la relation entre le raisonnement analytique et les croyances non fondées, au point que des capacités analytiques élevées pourraient même avoir l’effet inverse et entraîner un taux d’adhésion encore plus grand si les individus étaient motivés à défendre leur vision du monde (Kahan, Peters, Dawson, & Slovic, 2017). On retrouve ici les résultats de Kahan (2015) : les déterminants et motivations idéologiques, les croyances de bases des individus sont renforcées par les capacités de raisonnement.
En outre, bien que les capacités analytiques conditionnent la qualité du traitement de l’information, la motivation détermine l’objectif de ce traitement de l’information (par exemple, le niveau d’exactitude par rapport à la confirmation des croyances), ainsi que les informations qui sont sélectionnées pour un traitement analytique (Kruglanski, 2013). En effet, sur des sujets en lien avec des enjeux sociétaux forts (réchauffement climatique, nucléaire, OGM, vaccination, etc.), les individus ne tirent aucun avantage à adhérer aux preuves disponibles et fiables lorsque les conséquences de cette adhésion sont plus coûteuses que leur rejet : les positions sur ces questions sont des marqueurs forts d’appartenance à un groupe donné (politique, idéologique), et le coût en matière de réputation (et donc de lien social et autre capital symbolique) est très élevé lorsque les preuves disponibles vont à l’encontre de l’opinion générale partagée par le groupe d’appartenance (Cohen, 2003; Redlawsk, 2002; Unsworth & Fielding, 2014). Comme l’indiquent Mercier et Sperber : « Humans use reasons to justify themselves and to convince others, two activities that play an essential role in their cooperation and communication. » (Mercier & Sperber, 2017, p. 107). Les capacités de raisonnement sont ainsi mises au service d’un objectif social plutôt que logique. Autrement dit, dans ce cas, il est parfaitement rationnel sur le plan instrumental et psychologique de voir des individus utiliser leurs capacités analytiques pour former et diffuser des croyances cohérentes avec leur groupe (croyances identitaires), qu’elles soient correctes ou non (Martinie & Larigauderie, 2007), ce que Kahan et al. appellent le raisonnement de système analytique motivé (Kahan, Landrum, Carpenter, Helft, & Jamieson, 2017).
L’autonomie épistémique comme objectif du penseur critique
C’est une approche davantage normative que descriptive que nous proposons ici et qui fait suite à la conception proposée par Lipman (2006). En effet, comme le notent Bailin et Siegel (2002), la pensée critique peut tout à fait être caractérisée par un ensemble de critères permettant de juger si elle répond ou pas à des normes d’acceptabilité pertinentes, et si elle peut être considérée comme « bonne » ou « mauvaise » selon l’adéquation à ces critères : Nous transposerons cette normativité au penseur critique, et définirons un « bon » penseur critique, un penseur critique « efficace », au vu des différentes approches de la pensée critique présentées ci-dessus, par le fait qu’il atteigne ou pas certains objectifs, utilisant pour cela des critères de jugement. Ses dispositions à utiliser des capacités critiques données doivent lui permettre d’y parvenir avec plus ou moins de succès, et ce succès dépend en grande partie de la maîtrise de ces dernières. Quels sont alors ces objectifs ? Plusieurs buts peuvent être fixés, mais l’autonomie intellectuelle nous parait être, comme Russell l’exprimait déjà, un but majeur à atteindre pour le penseur critique qui doit être encouragé à être indépendant intellectuellement : Penser par soi-même, être capable de former ses jugements de manière indépendante, être bien informé, ne pas se faire tromper par les autres, Russell évoque ici des qualités que doit posséder une personne visant l’autonomie intellectuelle et que beaucoup de philosophes ont mise en avant comme une des principales finalités de tout enseignement, voire de toute formation intellectuelle digne de ce nom (Matheson & Lougheed, 2021). Kant pose l’autonomie intellectuelle (« penser par soi-même ») comme l’une des trois maximes pour faire bon usage de sa pensée, amenant chaque personne à devenir intellectuellement responsable et rationnelle : […] 1. Penser par soi-même ; 2. Penser en se mettant à la place de tout autre ; 3. Toujours penser en accord avec soi-même. La première est la maxime du mode de pensée qui est libre de préjugés, la seconde celle de la pensée élargie, la troisième celle de la pensée conséquente. 1. La première est la maxime d’une raison qui n’est pas passive. La tendance à la passivité, par conséquent à l’hétéronomie de la raison, c’est là ce qu’on appelle le préjugé ; et le plus grand de tous les préjugés consiste à se représenter la nature comme n’étant pas soumise à des règles que l’entendement, à travers sa propre loi essentielle, lui donne pour fondement : ce qui n’est autre que la superstition. La libération de la superstition correspond à ce qu’on appelle les Lumières; car, bien que cette dénomination convienne aussi à la libération de préjugés en général, c’est la superstition qui mérite au premier chef (in sensu eminenti) d’être appelée un préjugé, dans la mesure où l’aveuglement en lequel la superstition nous plonge – et même : l’aveuglement qu’elle impose comme une obligation – fait ressortir d’une manière remarquable le besoin d’être guidé par d’autres, par conséquent l’état d’une raison passive. (Kant, 2000, pp. 279‐280, §40)
Pour Kant, la raison cesse d’être passive lorsqu’elle atteint l’autonomie, et cela est possible dans la mesure où l’on a le courage de se servir de son propre entendement (sapere aude). On se détache ainsi de la dépendance des autres (hétéronomie), de leur possible manipulation, de leur « tutelle », et on se libère alors de la pensée d’autrui : « L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. » (Kant, 2006, p. 43). Comme le rappellent Sperber et al. (2010), Locke voyait quant à lui les idées formées par d’autres comme dépourvues d’intérêt épistémique : « Le flottement des opinions d’autres hommes dans nos cerveaux ne nous rend pas le moins du monde plus informés, même si elles s’avèrent être vraies. » (Locke 1960, Livre I, ch. 3, sect. 23, in (Sperber et al., 2010, p. 4)). Ils ajoutent : Historiquement, cette position individualiste procède d’une réaction contre le rôle écrasant, dans la scolastique, des arguments d’autorité. Elle est toujours présente en épistémologie contemporaine, où, selon une conception répandue, décrite par Tony Coady (1992) comme ‘réductiviste’ et par Elisabeth Fricker (1995) comme ‘réductionniste’, les croyances vraies acquises par le biais du témoignage d’autrui ne peuvent être considérées comme des connaissances que si l’acceptation du témoignage lui-même est justifiée par d’autres croyances vraies ayant été acquises non par le témoignage, mais par la perception ou l’inférence (voir Fricker 1995, Adler 2002, van Cleve 2006). (Ibid.)
La pensée critique semble toute indiquée pour atteindre cet objectif comme le soutient McPhee : « le but de la pensée critique est l’atteinte et le maintien de l’autonomie intellectuelle » (McPhee, 2016, p. 80)65 ou encore Paul et Elder : De notre côté, nous soutenons l’idée que c’est le penseur critique qui vise l’autonomie intellectuelle, et pour cela, il doit se doter d’une pensée critique critériée, experte, capable de l’amener à cette autonomie de jugement.
Fiabilité, confiance et qualité épistémique de l’information
Nous l’avons pressenti : les causes qui vont amener à faire confiance à quelqu’un, autrement dit les raisons de notre confiance telle que l’évaluation de la fiabilité d’une information, sont multiples. Elles peuvent parfois ne jamais prendre la forme de raisons. Ensemble, ces causes variées nous amènent à calibrer plus ou moins bien notre confiance. En découlent alors des effets : que se passe-t-il quand nous avons bien ou mal calibré notre confiance ? Les opinions que nous formons, les croyances que nous adoptons, les actions que nous menons, les décisions que nous prenons sont les conséquences de cette confiance plus ou moins bien calibrée. Les liens entre actions, confiance et évaluation de la fiabilité d’une information sont cependant loin d’être simples et évidents. La relation linéaire attitudes-comportements telle qu’on pourrait la supposer dans le lien confiance-action n’est pas du tout certaine (Bechler, Tormala, & Rucker, 2021) et nous amène à une grande prudence quant aux conclusions à tirer des effets de la confiance sur les comportements.
Concernant les raisons qui amènent à plus ou moins de confiance, on peut les regrouper en trois dimensions : elles sont proposées par Pasquinelli et al. et sont à séparer en (2 + 1) registres : d’une part, la qualité des sources à l’origine de l’information et la qualité du contenu de l’information (information de 2nde main) ; et d’autre part la qualité de nos propres cognitions en ce qui concerne les informations de 1ère main (données extérieures perçues par nos sens et les processus cognitifs à l’œuvre dans le traitement de l’information en général). L’examen de la qualité des sources d’une information mobilisera l’évaluation de leur expertise, de leur bienveillance et de leur objectivité, conduisant à une calibration de la confiance envers elles (personne, groupe, institution, etc.) ; l’examen de la qualité des contenus mobilisera l’évaluation des preuves à l’appui de l’information et de l’argumentation qui la sous-tend conduisant à accorder un certain degré de fiabilité à ces contenus ; enfin, l’examen de nos propres cognitions (information de 1ère main) mobilisera l’évaluation des attitudes que nous avons face à des informations contradictoires, de notre auto-efficacité, du rôle de nos émotions dans notre jugement, des biais potentiels auxquels nous sommes sensibles, des processus à l’œuvre, etc., ce qui conduira à calibrer notre confiance en nous-mêmes, en tenant compte de la fiabilité de nos processus cognitifs et perceptifs.
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Table des matières
1. L’esprit critique dans l’Éducation Nationale
1.1. Repères historiques et prescriptions officielles
1.1.1. L’esprit critique dans les textes officiels
1.1.2. L’esprit critique et sa définition dans les programmes
1.1.3. Vers une définition de l’esprit critique
2. Définir l’esprit critique
2.1. Le courant du Critical Thinking
2.1.1. Dewey et Russell : pionniers de l’éducation à la pensée critique .
2.1.2. Robert Hugh Ennis
2.1.3. Le rapport « Delphi » de Peter Facione
2.2. Le rôle des connaissances et des capacités cognitives
2.2.1. Les connaissances sont-elles nécessaires ?
2.2.2. Les capacités analytiques et cognitives sont-elles suffisantes ?
2.3. Pensée critique et critères de jugement
2.4. Bilan
3. Définir le penseur critique
3.1. Qu’est-ce qu’un (bon) penseur critique ?
3.1.1. L’autonomie épistémique comme objectif du penseur critique
3.1.2. Critères et normes épistémiques
3.1.3. Enquête et vertus épistémiques
3.1.4. Vertus critiques pour le penseur critique
3.1.5. Pensée critique et scepticisme
3.2. Emotions, motivation et pensée critique
3.2.1. Effet des émotions sur les capacités cognitives
3.2.2. Emotions, attitudes et motivation
3.3. Bilan
4. La formation des enseignants à l’esprit critique
4.1. Historique des formations
4.1.1. Peu de choses existent avant 2015, beaucoup après.
4.1.2. Quelles formations pour les enseignants ?
4.2. Études de terrain
4.2.1. Effet de la rationalité sur les croyances non fondées
4.2.2. Effets des formations « Esprit critique et sciences »
4.2.3. Enquête en ligne sur les perceptions des enseignants
5. Discussion
5.1. Limites expérimentales
5.2. Limites théoriques
5.2.1. Questionnaires et entretiens
5.2.2. Croyances non fondées et esprit critique
5.3. Perspectives
5.3.1. Identifier les effets des formations à l’esprit critique
5.3.2. Pistes de recherches pour la classe
5.3.3. Éducation, vertus critiques et transfert
6. Conclusion
Bibliographie
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