L’autobiographie remise en cause et renouvelée

Le refus du projet autobiographique

               Fondatrice du nouveau roman, en tant qu’écrivain et théoricienne, Nathalie Sarraute révèle ses préventions contre le genre autobiographique. Au seuil d’Enfance, le dialogue est questionnement de l’acte d’écrire sur soi : « -Alors, tu vas vraiment faire ça ? ″Evoquer tes souvenirs d’enfance″…comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux ″Evoquer tes souvenirs″… il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça.
-Oui, je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi…»1 . Le début d’Enfance paraît original pour un récit autobiographique. Avec Nathalie Sarraute, le genre autobiographique finit par entraîner une certaine méfiance, comme elle l’explique au début de son livre. Elle souligne ici le caractère désormais convenu et stéréotypé d’une telle entreprise. Nathalie Sarraute explique déjà cette méfiance dans une interview à la revue « Lire ». Selon elle, « Quand on veut parler de soi-même, de ses sentiments, de sa vie, c’est tellement simplifié qu’à peine cela dit, cela paraît faux. On finit donc par construire quelque chose qui est fausse pour donner une image de soi. J’ai essayé de l’éviter. »2 Ici, Sarraute nie l’autobiographie ; elle veut se détacher même de ce genre. L’auteur affirme encore qu’elle a horreur de l’autobiographie et suggère implicitement qu’elle ne vient en aucune manière d’en commettre une avec Enfance : « Je n’aime pas l’autobiographie, parce que je n’ai aucune confiance dans les autobiographies, parce qu’on s’y décrit toujours sous un jour…, on veut se montrer sous un certain jour. Et puis c’est toujours très partiel, enfin, moi, je n’y crois jamais… »3 Nathalie Sarraute dénie l’autobiographie, car cette dernière est, selon elle, une fausse entreprise. En réalité, l’autobiographe ne peut pas être sincère. Même si le lecteur attend de lui d’être sincère et que l’auteur prétend qu’il va l’être, il est illusoire de croire à la vérité absolue dans une autobiographie. Car on oublie des moments de son existence ou bien l’autobiographe omet volontairement des aspects de sa vie qu’il ne veut pas rendre publics. Ou encore il fait forcément des choix quand il s’agit d’écrire une grande partie de son existence. Comme l’affirme Freud dans ce passage : « Nos souvenirs d’enfance nous montrent les premières années de notre vie, non comme elles étaient, mais comme elles sont apparues à des époques ultérieures d’évocation : les souvenirs d’enfance n’ont pas émergé, comme on a coutume de le dire, à ces époques d’évocation, mais c’est alors qu’ils ont été formés et toute une série de motifs, dont la vérité historique est le dernier des soucis, ont influencé cette formation aussi bien que le choix des souvenirs. »4 Ce texte peut donner à penser que la psychanalyse a failli tuer les souvenirs d’enfance ; dans la mesure où Freud y souligne que nos premières années sont très difficiles à connaître. Dans ce sens, comme il est souligné plus haut, la vérité autobiographique paraît illusoire. Par contre, écrire le moi, ce serait alors copier ce moi avec plus ou moins de fidélité, littéralement le re-présenter. Dans cette perspective, on pose volontiers le problème de la sincérité. Celle-ci est pertinente puisqu’elle concerne l’histoire du moi et des faits qui sont associés à son existence. Cependant, Sarraute se méfie des infidélités de la mémoire. Une mémoire qui tend à reconstruire les souvenirs sans pour autant qu’il y ait intention de mensonge. Elle met en doute ses propres souvenirs, en donne des versions différentes entre lesquelles elle hésite elle-même, particulièrement lorsqu’il s’agit des images lointaines de son enfance : « tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… vers quoi ? » (E., p.8). Sachant que les nouveaux romanciers prônent le doute sur le personnage, la temporalité, la structure chronologique, l’histoire etc., nous pouvons dire qu’avec Sarraute, les souvenirs d’enfance sont, eux aussi, entrés en doute. En d’autres termes, Enfance de Nathalie Sarraute fait porter le genre autobiographique dans « l’ère du soupçon. » Dans Enfance, le recours au dialogue permet à l’auteur de se dédoubler et c’est un écart par rapport à la norme. Ici, la ponctuation comporte de nombreux points de suspension marquant le tâtonnement, l’hésitation de l’auteur à aller au fond de sa pensée. Sarraute se dédouble et met en scène une nouvelle forme d’écriture autobiographique, où la narratrice raconte l’auteur. Il s’agit du ″je″ qui veut raconter ses souvenirs et de ″ tu ″, sa conscience critique qui l’interroge sur les raisons, les moyens de le faire, la nature même des souvenirs. ″ Je ″ c’est l’écrivain qui se souvient et qui soumet à « tu » le problème de l’écriture de ses souvenirs. Tout ce que nous venons de dire paraît évident dans Enfance. Ici, la narratrice principale est tentée par l’évocation de ses souvenirs d’enfance et, se défend d’abandonner l’esthétique qu’elle a adoptée dans ses précédentes œuvres : «- Mais justement, ce que je crains, cette fois, c’est que ça ne tremble pas…pas assez…que ce soit fixé une fois pour toutes, du ″tout cuit″, donné d’avance…
-Rassure-toi pour ce qui est d’être donné… […] je voudrais, avant qu’ils disparaissent… » (E., p.9). Grâce à ses interrogations répétées, la voix critique permet à la narratrice de se justifier sur son projet littéraire, de s’interroger sur ses motivations. Cette voix oblige aussi l’écrivain à préciser le choix d’une forme d’écriture. Il ne s’agit pas de commencer par la naissance et de finir au temps de l’écriture, mais de choisir le tropisme d’une écriture. Nathalie Sarraute ne veut pas tomber dans l’autobiographie traditionnelle ; elle prépare le lecteur à une forme d’écriture qui remet en question cette entreprise. En relançant incessamment le dialogue, le double parvient à faire naître la vérité sur l’entreprise littéraire et sur les intentions de l’auteur. Un fait évident c’est que la narratrice et son double semblent bien se connaître. Ainsi, ils se tutoient systématiquement. Dans plusieurs répliques, par exemple, la voix narrative manifeste sa connaissance de l’auteur : « -comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas ». (E., p.7). Le double connaît l’esthétique littéraire de l’écrivain. Il ne voit pas que l’on puisse innover en autobiographie ; il accumule les raisons de ne pas entreprendre cette démarche : « Est-ce que ce ne serait pas prendre ta retraite ? te ranger ? quitter ton élément, où jusqu’ici, tant bien que mal… » (E., p.8), aussi demande t-il à la narratrice décidée à évoquer ses souvenirs. En plus, le double ne voit pas comment un récit de souvenirs pourrait s’inscrire dans la lignée des Fruits d’or et de Tropismes. Il insiste sur le fait que l’autobiographie est un genre trop pratiqué, que c’est une entreprise banale et stéréotypée. Le double insiste sur un autre danger : écrire son histoire, c’est être infidèle aux textes antérieurs, c’est en quelque sorte démissionner. Dans ce sens, l’autobiographie serait un aboutissement, un passage obligatoire pour Nathalie Sarraute, une rupture par rapport à ses œuvres antérieures. Ce serait une rupture totale avec l’impersonnalité, l’originalité esthétique, le refus du psychologisme. Le double semble craindre également qu’un tel projet soit une marque d’un affaiblissement, d’un retour en enfance. Comme il le dit implicitement : « -C’est peutêtre…est-ce que ce ne serait pas… on ne s’en rend parfois pas compte…c’est peut-être que tes forces déclinent… » (E., p.7). A toutes les craintes, l’écrivain va répondre, soit par des négations, soit par des supplications pour se défendre : « -Non, je ne crois pas… du moins je ne le sens pas… » (E., p.7). « -Oh, je t’en prie… » (E., p.8). L’incipit reflète la position de Nathalie Sarraute par rapport à l’autobiographie. L’auteur conclut son propre pacte avec le lecteur, s’engage d’être fidèle avec sa précédente démarche. Malgré sa réticence à l’égard de l’autobiographie, Nathalie Sarraute va nous raconter ses souvenirs d’enfance en essayant de s’en tenir le plus fidèlement possible à ce qu’elle a vu, senti ou pensé sur le moment. Certes, au départ son interlocuteur, le double, se montre plutôt méfiant par rapport aux dires de la narratrice principale : il l’interpelle sur ses raisons de raconter un souvenir de telle façon plutôt que de telle autre. Mais plus tard, il devient presque contributeur du récit, surenchérissant sur l’autre, complétant un récit ou précisant un détail qui authentifie le souvenir. C’est ce que nous allons étudier par la suite.

Enfance, une narration fragmentée

                Pour ce qui est de l’ordre chronologique d’un récit, il est logique qu’une autobiographie soit invitée à raconter chronologiquement le parcours éducateur d’un narrateur /auteur. Et pourtant, Enfance ne peut guère suivre imperturbablement cet ordre. En effet, les difficultés rencontrées par l’auteur en ce qui concerne l’histoire à conter, viennent principalement de l’inévitable fragmentation d’un vécu incomplet, morcelé, désarticulé. Nathalie Sarraute se méfie de cette tentation observée maintes fois chez les auteurs d’autobiographies de compenser les défauts de la mémoire, en restituant artificiellement une continuité de leurs souvenirs. A la page vingt quatre, par exemple, la voix narratrice reproche vigoureusement à la voix critique de la pousser par ses questions à imaginer de tels″replâtrages″ : « en tout cas rien ne m’en est resté et ce n’est tout de même pas toi qui vas me pousser à chercher à combler ce trou par un replâtrage. » (E.,p.24). Ce refus de cliché ou de ″ replâtrage″ explique bel et bien la construction discontinue du livre. Il s’agit d’un récit regroupé en 70 segments narratifs sans liaisons logiques ou chronologiques explicites. En réalité, l’autobiographie ne peut pas garder, en admettant qu’elle s’y efforce, l’objectivité chronologique de la vie de l’historien. L’autobiographe procède sans doute à des anticipations comme l’explique clairement Marie-Claire Kerbart : « L’autobiographe se propose de se peindre, d’analyser son propre caractère qu’il considère ou bien comme (son) naturel, inchangé depuis l’enfance jusqu’à l’heure où il présente cet autoportrait, ou bien comme culturel, produit par l’éducation qu’il a reçue. Dans l’un comme dans l’autre cas, il procède à des anticipations. »19 Notons ici l’importance de la disjonction temporelle qui sépare le passé et le présent. Dans Enfance de Nathalie Sarraute, il est également visible que le fil chronologique n’organise pas le récit même s’il lui sert de base pour la reconstitution du passé. Ici, trop de scènes essentielles sont datées de manière imprécise. Tout au long du récit, le lecteur se trouve face à une écriture fragmentée qui marque l’hésitation de Sarraute. Et la focalisation sur l’enfant qu’elle était implique certain flou ; les âges et les dates n’interviennent qu’au moment où elle-même peut les manier : « Je me souviens d’un livre de Mayne Reid, que mon père m’avait donné. Il l’avait aimé quand il était petit… moi il ne m’amusait pas beaucoup… peut-être étais-je trop jeune… huit ans et demi… » (E., p.115). Dans ce passage, l’imprécision temporelle est marquée par l’adverbe ″ peut-être″. Le récit se fait dans le détail plus sinieux, plus déroutant. La scansion des souvenirs ne relève pas plutôt d’une respiration intime avec des temps forts et des temps faibles. Il y a des périodes où le temps passe légèrement et d’autres où il faut s’appesantir, avec la nécessité d’éclairages différents. Interrogée par Boncenne sur son projet d’écriture dans Enfance, Sarraute pense avoir cédé volontairement aux étalages de soi-même en insistant sur la discontinuité qui lui permet d’échapper à l’écriture de l’histoire de sa vie : « Oui, il y a des événements très personnels mais qui ne sont pas attachés entre eux, qui sont espacés. Je n’ai pas essayé d’écrire l’histoire de ma vie parce qu’elle n’avait pas d’intérêt d’un point de vue littéraire et qu’un tel récit ne m’aurait pas permis de conserver un certain rythme dans la forme. » Dans le même sens, nous précisons qu’évidemment le respect rigoureux et implacable de la chronologie est bien loin, pratiquement impossible dans l’autobiographie sarrautienne. Nous osons dire de plus qu’aucun narrateur ne peut garder naturellement et sans efforts, un respect rigoureux de la chronologie dans une autobiographie. Ici, le respect de la chronologie n’est d’ailleurs plus nécessaire. André Gide soutient notre idée : « Sans doute un besoin de mon esprit m’amène, pour tracer plus purement chaque trait, à simplifier tout à l’excès ; on ne dessine pas sans choisir ; mais le plus gênant c’est de devoir présenter comme successifs des états de simultanéité confuse. »21 André Gide souligne par là l’importance du choix des événements en insistant sur la difficulté de la chronologie. En fait, les accélérations ou arrêts que l’on observe dans le récit sont commandés par la loi de l’efficacité et de l’économie ; et par le sentiment qu’a le narrateur de l’importance relative des moments et des épisodes. Comme il a été signalé plus haut, le narrateur procède à un choix de temps et des événements de sa vie qu’il juge valables pour rendre publics. Ainsi, dans son récit, Sarraute utilise deux types de temps : les temps forts qui nous introduisent dans l’intériorité de l’enfant et dans le présent vif où tout se joue dans une lutte entre l’atemporalité des profondeurs et la menace de l’oubli. Ensuite, nous avons les temps faibles faisant appel à l’imparfait qui est de manière plus large un moyen d’accélération du récit. Il s’agit précisément d’une accélération par syllepse identificatrice des événements posés comme relativement semblables. En ce sens, le récit nous ramène à un quotidien moins brûlant, parfois plus doux, à des scènes singulières dont Natacha a fait l’objet : « Mais aucun de ces mots vaguement terrifiants, dégradants, aucun effort de persuasion, aucune supplication ne pouvait m’inciter à ouvrir la bouche pour permettre qu’y soit déposé le morceau de nourriture impatiemment agité au bout d’une fourchette, là tout près de mes lèvres serrées. » (E., p.15). Le mode narratif est également un élément différentiel en principe et révélateur du caractère factuel ou fictionnel du récit. Le monologue intérieur est parmi les indices les plus caractéristiques de la fiction narrative, car il imprègne à la limite la totalité du discours qu’il réfère insidieusement à la conscience du personnage. N’oublions pas dans ce sens le style indirect libre. Il organise l’intégration de deux énonciations différentes et se considère aussi comme un indice textuel de haute importance dans la fiction narrative. En lisant Enfance, tous ces éléments narratifs nous paraissent évidents. Dans ce livre, la narration est associée à une fragmentation dialogique qui porte toujours un sens : une objection, une adjonction, un commentaire, une question… Lisons par exemple le passage ci-dessous, où la voix critique surprend la narratrice en train de vêtir ses mots d’images fictives, sonores et d’autres de rêves :
« – Ne te fâche pas, mais ne crois-tu pas que là, avec ces roucoulements, ces pépiements, tu n’as pas pu t’empêcher de placer un petit morceau de préfabriqué… c’est si tentant… tu as fait un joli petit raccord, tout à fait en accord…
– Oui, je me suis peut-être un peu laissée aller. » (E.,pp.20-21). La narratrice reconnaît ainsi avec ce « je me suis peut-être un peu laissée aller » avoir franchi les lignes du rêve et de la fiction dans un récit qui se veut autobiographique. La fragmentation dialogique est pratiquée entre les chapitres, mais aussi à l’intérieur de certains chapitres. Et l’absence d’annonce au début et en tête de chapitres, le fait que ces points de repère sont disséminés aux endroits les plus variés du texte, et ce blanc général dans lequel flottent les deux voix, tout est fait pour donner l’impression inverse. Cela veut dire que nous circulons dans le chaos d’une mémoire, que les deux voix ont grand mal à débrouiller. Nous venons de clore l’étude de la fragmentation. Maintenant, nous allons étudier la structure ternaire dans Enfance de Nathalie Sarraute.

De la rumination à la répétition

               La mère est le personnage central dans Enfance de Nathalie Sarraute. Mais à l’inverse de beaucoup de récits d’enfance qui idéalisent la figure maternelle, comme par exemple Enfance de Tolstoï, nous assistons à une démystification drastique. Pauline Chatounovsky, dite Boretzkaïa, ne possède aucune des qualités qu’on attribue traditionnellement aux mères. Légère, narcissique, impulsive, insouciante jusqu’à l’indifférence, n’en faisant qu’à sa tête, ce beau personnage n’a guère que sa gaieté et sa liberté pour racheter de lourdes fautes. Elle abandonne le domicile conjugal deux ans après la naissance de Nathalie pour suivre à Genève son amant, Kolia, qui sera son deuxième époux. Puis, elle abandonne Nathalie, renvoyée en février 1909 de Saint-Pétersbourg, résidence maternelle, à Paris, où le père a émigré. A première lecture, on peut imputer à cette mère dénaturée tout le malheur d’une petite fille russe, qui vit en exil à Paris avec son père. Toutefois, le conflit central entre la mère et la fille est plus complexe, et il a des conséquences inattendues. Dans le livre, ce qui revient de la mère ce sont essentiellement des paroles, des formules, des mots qui marquèrent Sarraute, au point qu’ils ressurgissent quatre-vingts ans plus tard, intactes, produisant le même effet : « cela me revient encore parfois… » (E., p.105). Dans la première des deux séquences dans son cher jardin du Luxembourg (le 3e chapitre, pp. 19-21), la narratrice évoque le comportement de sa mère plus concrètement que dans les deux séquences antérieures. Ici, la caractéristique la plus essentielle de cette mère nous est révélée. En effet, la narratrice décrit la carence affective, l’insouciance et l’égoïsme d’une maman « un peu enfantine, légère… » (E., p.19) qui donnait l’impression à sa fille qu’ « elle racontait ses contes à quelqu’un d’autre » et non pas à elle. Par exemple, elle dit que « rien n’est exigé de moi, pas de regard cherchant à voir en moi si j’écoute attentivement, si je comprends…. » (E., p.20). Lorsqu’une « statue d’une reine de France » est mentionnée, la tentation se présente directement de comparer la mère avec celle-ci, à cause de sa froideur et de son manque d’empathie, voire de sympathie envers sa fille : « la poupée de coiffeur est plus belle que maman. » (E., p.94). « Regarde, maman, […]. ″Je trouve qu’elle est plus belle que toi″… » (E., p.95). Il s’agit quand même d’une maman qui ne voulait se comparer à personne, qui « se tenait… au-dehors, au-delà » (E., p.96), une maman figée qui ne faisait aucun effort pour se mettre à la place de sa fille, afin de connaître et partager sa douleur. Dans la séquence 18 (pp.73-76), Nathalie voulait participer aux joutes tendres de Boretzkaïa et de son mari, Kolia, pour, bien sûr, la défense de sa mère. Mais elle se voit repoussée par celle-ci avec ce péremptoire « ″laisse donc… femme et mari sont un même parti.″ » (E., p.74). Evoquant sa douleur à l’issue de cette interdiction, la narratrice explique à son double : « -J’étais un corps étranger… qui gênait… » (E., p.75). Cette image paraît éclairer la nature de l’ambivalence que Natacha entretient envers sa mère. Puis, les scènes progressent dans un esprit de continuité mémorielle, provoquée par d’autres mots, par d’autres souvenirs, les liaisons se faisant rapidement comme s’il s’agissait de maladies contagieuses. Dans la 7e unité (pp.29- 30), le mensonge est représenté par la poussière. C’est quand Natacha demande à sa maman d’en avaler, car elle voudrait « tant avoir une sœur ou un frère… ». Cet épisode paraît plutôt drôle et attendrissant étant donné la candeur de la fillette, qui pense que sa mère doit seulement avaler de la poussière pour avoir un autre bébé. Au lieu de chercher une explication adaptée à une petite fille, la maman agacée, tourmentée, qui, d’après le double, « n’essayait jamais […] de se mettre à ta place… » (E., p.27), lui demande d’arrêter avec ses « questions… Tu ferais mieux de jouer, comme tous les enfants, au lieu de traîner derrière moi sans rien faire, tu ne sais plus quoi inventer, tu vois bien que je suis occupée. » (E., p.27). Ce mot clé, poussière, sera repris de nombreuses fois dans tout le récit, aussi dans la 8e unité où « les beaux souvenirs » sont évoqués. De plus, en prétendant que sa grand-mère allait venir la voir, la mère parvient facilement à garder sa fille à la maison au lieu d’aller faire une promenade dans le jardin du Luxembourg : « Hors de ce jardin lumineux, éclatant et vibrant, tout est comme recouvert de grisaille, a un air plutôt morne, ou plutôt comme un père étriqué… mais jamais triste.» (E., p.25). En passant par l’image de « l’école maternelle de hauts murs sombres », elle change volontiers de thème après un blanc comme contraste pour souligner justement la distance par rapport à ce souvenir et à la souffrance qu’il a causée. Un souvenir de la gaieté du jardin étincelant et de la nuisible teneur « ouatée », qui s’est enfoncée avec cet atroce mensonge. Et puis, elle poursuit son exposition avec d’abord un pressentiment véhément : « Là pourtant surgissant de cette brume, la brusque violence de la terreur, de l’horreur… je hurle, je me débats… qu’est-il arrivé ? que m’arrive-t-il ? » (E., p. 25). En attendant, pleine d’espoir et de joie, l’arrivée de sa grand-mère qui normalement lui envoie « les petites lettres caressantes » (E., p.25) au lieu de venir à Paris, elle voit la porte de sa chambre s’ouvrir. Et ensuite, deux personnes, vêtues « de blouses blanches », la saisissent et appuient sur son nez « un morceau de ouate, un masque, d’où quelque chose d’atroce, d’asphyxiant se dégage, m’étouffe… m’emplit les poumons, monte dans ma tête, mourir c’est ça, je meurs… » (E., p.26). Même si sa maman justifie la nécessité de cette opération après, et même essuie ses larmes, une telle « opération » de sa part est impardonnable et inoubliable ; c’est « ce qu’on ne peut pas faire », dit-elle, à la page 11. Ou encore : « personne ne se le permet… ». Bien que l’enfant « ne songe pas à la juger… » (E.,p.96), ce n’est pas du tout étonnant que Natacha atteigne un niveau de repli sur soi où elle mâche les mots. Provoquée par la parole « mourir c’est ça, je meurs… », encore une petite « percussion » (E., p.27) lui est donnée dans la scène suivante (la 6e , pp.27-28), où la maman lui interdit de toucher « à un poteau comme celui-là [sinon,] tu meurs… ». Quelle belle invitation pour une petite fille tellement curieuse qui, bien évidemment le touche, « et aussitôt ça y est, ça m’est arrivé, maman le savait, maman sait tout, c’est sûr, je suis morte, je cours derrière eux en hurlant […] je crie de toutes mes forces : je suis morte… ils ne le savent pas, je suis morte… » (E., p.27). Cette fois, tout se termine gaiement lorsque sa maman et Kolia l’embrassent, ils l’apaisent. Pourtant, ce mensonge ne fait qu’augmenter ses tropismes et sa défiance à l’égard des mots. Un autre fait nous semble intéressant à voir et à analyser. Deux phrases se répètent tout au long du livre, notamment « le seul / la seule qui me reste / subsiste » et « tout s’est effacé / enfoncé. » Cette répétition souligne l’impression qu’il s’agit plutôt d’incidents et de paroles que la narratrice a vécus lors de son enfance, lorsqu’elle tente désespérément d’avoir le sentiment d’être aimée par sa maman. Comme nous venons de voir avec la parole « aussi liquide qu’une soupe » (E., p.15), les paroles ne devraient pas être littéralement comme la narratrice nous les présente. Mais l’essentiel est de savoir comment elles étaient reçues par l’enfant et comment ce dernier les emploie dans son travail comme écrivain. En somme, nous venons de voir que les mots constituent chez Sarraute à faire régresser la symbolicité du langage jusqu’à une jouissance primaire d’ordre oral. Ainsi, ils aboutissent à un goût affiché du rythme et de la répétition. Une répétition que l’on retrouve dans tous les niveaux de la langue, à tel point que l’on a pu faire de la répétition le travail stylistique majeur de son écriture. Si la rumination des mots blessants aboutit à la répétition de ceux-ci, il nous reste à savoir quels seront ses effets sur la relation entre mère et fille.

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
Première partie : UNE ECRITURE DE LA MEMOIRE POLYPHONIQUE
INTRODUCTION
Chapitre 1 : La forme originale du dialogue
1.1.1. Le refus du projet autobiographique
1.1.2. L’authenticité des souvenirs
1.1.3. La multiplicité d’une personnalité
Chapitre 2-De nouvelles techniques d’écriture autobiographique
1.2.1. Enfance, une narration fragmentée
1.2.2. La structure ternaire
1.2.3. Le temps en évoquant ses souvenirs
1.2.4. Un style neutre, asexué
Deuxième partie : UNE ECRITURE DE LA MEMOIRE REPOSANT SUR LES TROPISMES
INTRODUCTION
Chapitre 1 : Résurrection des tropismes de l’enfance
2.1.1. Les tropismes
2.1.2. Conversation et sous-conversation
2.1.3. Comment dire le tout
Chapitre 2 : Le portrait des parents aux yeux de l’enfant
2.2.1. De la rumination à la répétition
2.2.2 La déchirure soyeuse
2.2.3. Le caractère autoritaire du père
2.2.4. Véra, l’effet du malheur
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrage de base
Ouvrages de Nathalie Sarraute
Ouvrages critiques
Ouvrages généraux
Ouvrages de référence
Webographie

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