» Le film découvrira notre environnement acoustique. La voix des choses, le langage intime de la nature. Tout ce qui a son mot à dire en dehors du dialogue humain, qui nous parle dans la grande conversation de la vie et influe continuellement et profondément sur notre pensée et nos sentiments. Du mugissement des vagues, du vacarme de l’usine jusqu’à la mélodie monotone de la pluie d’automne frappant les vitres, jusqu’aux grincements du plancher dans la chambre déserte. Des poètes lyriques ont souvent décrit ces voix lourdes de sens qui nous accompagnent. Le film sonore les représentera, il les fera retentir de nouveau. La sensibilité du micro accroîtra la nôtre » . Béla Balázs. L’esprit du cinéma .
Il est inévitable de commencer chez Disney. Ou peut-être mieux, chez Ub Iwerks et Carl Stalling ? Ou chez Power, propriétaire du système Cinephone ? Ou tout simplement, dans un cimetière à la campagne… Le fond noir du début est la pupille d’un hibou quihulule dans la nuit. Le vent hulule aussi et… Mais, sont-ils des sons différents ? Ou est-ce une flûte, ou un violon d’orchestre qui imite tant le hibou que le vent ? Ou un sifflet ? On continue. Une horloge fait son tic tac, une cloche tinte, les chauves-souris battent ses ailes (et on les écoute), un chien hurle, des chats miaulent, un squelette sort d’une tombe et claque ses dents et, finalement, la danse commence. On a écouté la voix des choses, la voix des animaux, la voix du vent, et, maintenant, la voix des os, qui deviennent des marimbas. Les squelettes sont musiciens et instruments en même temps. L’un d’eux prend un chat et transforme sa queue en violon. Les corps des squelettes sont démontés et remontés, se transforment et sonnent. Toujours ils sonnent. Sur le fond d’un orchestre qui ne cesse de jouer, mais qui se mêle avec les bruits. Or on n’a pas écouté la voix des choses, mais la musique des choses. La fin de la nuit s’approche, les squelettes courent et sont fusionnés en une créature cinétique unique qui à son tour se transforme en une courbe pure, presque abstraite, pour sauter dans la tombe et dans le silence.
Cela est le sujet de ce travail : le rôle du son dans le cinéma d’animation. Bien sûr, chaque substantif de ce titre pourrait être pluriel, car le terme animation couvre une multiplicité de techniques, de genres, de styles et de possibilités expressives, et on peut dire la même chose sur le son. Comme on va voir pour commencer, la tradition théorique des études filmiques nous a appris à distinguer, dans la matérialité sonore du cinéma, les bruits, les paroles, les musiques. Mais le cinéma lui-même nous a appris que leurs frontières ne sont pas toujours claires, ni leurs fonctions. Ni les instances responsables de leur existence. Comme on a vu dans le premier exemple, le court métrage Skeleton Dance (1929), qui fait partie des Silly Symphonies du Studio Disney, la richesse de sa sonorité et de la synchronisation avec les images sont le résultat de plusieurs « voix », y compris même de l’intervention des responsables de la technologie Cinephone, un système développé par l’ingénieur William Garrity pour la compagnie de Patrick Powers, l’entrepreneur qui a vendu cette technologie à Disney pour son premier film animé avec du son synchronisé, le célèbre Steamboat Willie (1928).
Comme ce travail est une thèse de sémiotique, l’inclusion des techniciens et même de la technologie dans l’instance d’énonciation d’une production animée peut sembler excessive, sinon impertinente. Mais pas complètement, si l’on pense que sans le système Cinephone ces premiers films synchronisés de Disney, véritables symphonies audiovisuelles, n’existeraient pas. Or il est nécessaire, bien sûr, qu’une volonté créatrice prenne la technologie et la mette au service d’une pratique de sens.
En outre, dans mon titre je parle d’audiovision, ce qui nous renvoie aussi à l’instance de l’énonciataire. Ce concept, déjà célèbre grâce à son créateur, le théoricien Michel Chion, exprime une activité ou une modalité de la perception qui s’active –est qui est la face subjective– des produits audiovisuels qui, dans le cas de l’animation donne lieu à des expériences singulières. De ce côté, il est vrai que le spectateur ne doit pas connaître les particularités techniques de la synchronisation son/image pour percevoir et s’amuser avec la danse des squelettes, les sons rythmiques et musicaux de leurs os et leurs transformations impossibles. Le lieu de rencontre entre ces instances est donc la scène sémiotique d’une expérience de sens où une forme de textualité (résultat d’une écriture sonore et visuelle) inscrite dans un support matériel, s’active et rencontre un corps vivant, qui la transforme en une diégèse, une histoire, un monde ; ou bien aussi en une pure expérience corporelle, rythmique ou vibratoire, somatique, qui est aussi une forme de sens…
Pour aborder cette scène si complexe, j’ai choisi de mettre l’accent sur un aspect particulier : le son, l’écoute, et les approches sémiotiques que se sont occupées de cette dimension de l’expérience perceptive. En ce sens, j’ai voulu profiter de l’expérience du Centre de recherches sémiotiques (CeReS), de l’école doctorale Cognition, comportements, langages, de l’université de Limoges, et de sa ligne d’investigation sur la sémiotique du son. Bien que dans le cinéma et l’audiovisuel, comme dans la vie, l’expérience perceptive fonctionne comme un ensemble, une totalité, l’accent –et parfois, l’« isolement » méthodologique, une sorte de réduction phénoménologique– du son peut nous offrir des aspects inédits sur cette facette de l’expérience que nous procure l’écoute.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1. Le son au cinéma : des études filmiques à la narratologie audiovisuelle
Chapitre 2. Le rôle du son dans les études sur l’animation
Chapitre 3. L’énonciation, le corps et les dispositifs audiovisuels
Chapitre 4. Dispositifs audiovisuels et cinéma d’animation
Chapitre 5. Les sons comme événements
Conclusion
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