Présentation du cadre théorique
Héros : « continent noir » de l’histoire ?
L’imaginaire collectif antillais souffre de n’avoir su ériger en héros ses figures historiques. A quel libérateur glorieux s’identifié puisque la liberté fut octroyée par décret et non arrachée de hautes luttes ? Dans Le Discours antillais, Edouard Glissant rappelle l’héroïsme primordial de la révolte au-delà même de son aboutissement car :
il ne s’agit pas de savoir si l’abolition fut gagnée de manière sanglante par les esclaves insurgés. L’histoire martiniquaise déborde d’insurrections sans profit. (…) C’est la particularité d’un peuple assuré de son identité de transformer en victoire mythique une défaite réelle.
Marge muette de l’histoire rédigée par le colon, la pleine participation de l’esclave insurgé à l’élan abolitionniste sera longtemps minorée par la conscience collective antillaise. Constellation anonyme catalysant les valeurs flamboyantes d’orgueil, de lutte, de transcendance du sort assigné par le destin, ils n’eurent pourtant pas droit aux lauriers du héros. Rappelant le silence assourdissant, qui a longtemps prévalu, autour de la geste de Delgrès et de ses compagnons au Fort Matouba, Glissant écrit:
(…) le bruit de cette explosion ne retentit pas immédiatement dans la conscience des Martiniquais et des Guadeloupéens. C’est que Delgrès fut vaincu une seconde fois par la ruse feutrée de l’idéologie dominante, qui parvint pour un temps à dénaturer le sens de son acte héroïque et à l’effacer de la mémoire populaire.
Ainsi, le héros historique, emblème d’une fierté populaire, mythe social et communautaire, serait la part manquante de l’imaginaire martiniquais. Le ferment mémoriel, propre à construire ces signifiants, semble défaillant. L’absence de cette figure de proue met dès lors en exergue une autre béance de la psyché antillaise, celle de l’Histoire. Pour l’auteur du Discours antillais, la conscience historique des Martiniquais et des Guadeloupéens est éructive. Elle se doit de composer avec les ruptures et les violences du commencement : « l’arrachement brutal de la Traite ». Suivons encore la réflexion glissantienne :
Notre conscience collective ne pouvait pas « sédimenter », si on peut dire, de manière progressive et continue (…) mais s’agrégeait sous les auspices du choc, de la contraction, de la négation douloureuse et de l’explosion. Ce discontinu dans le continu, et l’impossibilité pour la conscience collective d’en faire le tour, caractérisent ce que j’appelle une non-histoire. Le facteur négatif de cette non-histoire est donc le raturage de la mémoire collective.
Pour l’écrivain antillais contemporain, la résurgence de l’héroïsme caribéen relève d’une urgence tout autant que d’un arpentage patient du passé et de la mémoire populaire. C’est ainsi que ce « prophète du passé », se mettant au chevet de sa société, se fait historien par la mise en fiction des évènements et figures de l’Histoire caribéenne.
Parce que la mémoire historique fut trop souvent raturée, l’écrivain antillais doit « fouiller » cette mémoire à partir de traces parfois latentes qu’il a repérées dans le réel. Parce que la conscience antillaise fut balisée stérilisante, l’écrivain doit pouvoir exprimer toutes les occasions où ces barrières furent partiellement brisées, explique Edouard Glissant.
Figures lancinantes, permanente fascination du mythe révolutionnaire haïtien, Toussaint, Dessalines et Christophe permettront aux trois auteurs à l’étude de mettre en scène cette esthétique du héros historique caribéen. La révolution de Saint-Domingue étant ce bouleversement, ce renversement de l’ordre colonial raciste, une « occasion où les barrières furent brisées ». Il s’agit ainsi de fonder un imaginaire collectif dont le panthéon héroïque, issu de la culture antillaise, soit signifiant de cette société. L’ambition poétique exprimée par Césaire, Glissant et Placoly semble poursuivre la même visée. Le genre dramatique se prête à l’exposition des héros, à la répétition de leur parcours, à l’illustration tragique de l’histoire de la communauté caribéenne. La volonté d’élucidation du passé passe par le prisme de la figure de proue du héros. Ainsi, comme le précise la quatrième de couverture, si la première version de Monsieur Toussaint s’attachait à recomposer l’atmosphère révolutionnaire de Saint-Domingue, la version scénique de 1977 met à l’avant scène la figure de Toussaint-Louverture. De même Vincent Placoly, abordant l’histoire haïtienne et la problématique de l’écriture de l’histoire au théâtre, insiste sur sa volonté de réhabiliter une figure historique controversée. Marie-Agnès Sourieau rappelle l’impulsion première de l’écriture de la pièce de théâtre Dessalines :
Il fut un héros certes, mais aussi un homme de guerre sanguinaire, un tyran au parcours si controversé que ses biographes sont demeurés peu nombreux. En choisissant le fondateur de l’indépendance haïtienne, Placoly fait acte réparateur.
La dramaturgie césairienne a elle aussi exalté le héros, du Rebel de Et la chiens se taisaient (1946) au Caliban de Une Tempête (1971), sans oublier le personnage de Patrice Lumumba dans Une saison au Congo (1967). C’est à travers le parcours singulier d’un héros en révolte que l’on saisit une situation historique, un arcane politique ou un schéma philosophique. Dans le théâtre d’Aimé Césaire, il faut un nom à l’Histoire, il faut que l’un meure au nom de tous.
Par l’originalité de leur projet, la puissance esthétique de leur œuvre, nos trois dramaturges mettent en lumière des figures historiques peu ou mal connues du public antillais. Ils constituent un panthéon parfaitement original de héros tragiques dans la résurgence de pans d’histoire dont la portée signifiante fut oblitérée. Ce faisant, dans ce tracé mémoriel et esthétique, n’appellent-ils pas à un renouvellement du genre tragique à une époque où les dieux et le décorum de la tragédie ont déserté les scènes de théâtre, le XXème siècle n’est-il pas celui qui voit mourir la tragédie, selon l’expression de Georges Steiner ?
Pensée en contrechamps
Nos sociétés sont celles du syncrétisme, nos stratégies culturelles celles du détournement, de la réinterprétation des concepts, des pratiques, le héros tragique échapperait-il cet en-allé/ces archétypes de la pensée caribéenne ? Par ailleurs, en regard des déconstructions et bannissements subis par le personnage dans la littérature du XXe siècle, la prégnance des figures héroïques dans ces trois tragédies, mérite que l’on s’interroge sur la permanence de la notion dans la littérature antillaise. Le personnage, et à plus forte raison, le héros tragique antillais, échapperait-il à cette profonde remise en question, échapperait-il à l’ère du soupçon? Car, tenter de dégager les caractéristiques de la mise en fiction de Toussaint, de Dessalines et de Christophe, c’est interroger les fondements esthétiques d’un type littéraire, c’est aussi tenter d’exprimer les valeurs collectives, l’utopie politique dont ces héros sont les vecteurs, c’est au final, s’attacher à cerner la représentation mythifiée de l’individu – individu dans la cité et face à l’Histoire – qu’ils soumettent au jugement du lecteur et spectateur.
Ainsi, questionner l’archéologie du héros tragique antillais, telle qu’elle se déploie sous la plume d’Aimé Césaire, d’Edouard Glissant et de Vincent Placoly, semble appeler une grille d’analyse replaçant ce concept littéraire dans un contexte anthropologique approprié : violence et névrose de l’Histoire, négation de l’individu et dialectique du maître et de l’esclave, stratégies du renversement.
Dans son ouvrage intitulé Contrechamps tragiques, contribution antillaise à la théorie du littéraire, paru en 2005 aux Presses de l’Université Paris Sorbonne, Anne Douaire présente le tragique comme une tonalité majeure de la littérature antillaise. Elle étudie son expression dans les champs littéraires martiniquais et guadeloupéen. Selon Anne Douaire, la tragédie antillaise se joue sur la scène de l’Histoire et de la mémoire empêchée ; béance de l’Histoire, mémoire occultée et impossible construction de mythes populaires :
Nous nous trouvons donc avec la société antillaise et sa littérature audelà de l’Algérie de Jean-Pierre Millecam, auteur algérien contemporain pour qui le tragique issu des anciennes colonies et des peuples opprimés quels qu’ils soient est un tragique purement historique : « Vous trouvez [le destin] […] partout dans le monde où l’homme gémit sous la botte du tyran, hier du colonisateur, aujourd’hui de l’impérialiste. Bref, ce qui a remplacé les dieux de l’Olympe, c’est l’histoire : c’est là que l’homme saigne. » Si l’histoire a certes une part importante dans le développement de la qualité tragique des textes antillais, elle n’est pas seule en cause. « L’homme [antillais] saigne » depuis longtemps surtout de ce que son histoire est « raturée » (Glissant), il saigne de lui-même. Se sentant englué dans une absence de mémoire et de projet (…). […] La tonalité grave des textes antillais provient donc du manque de la béance née du désarroi identitaire de l’ancien esclave […].
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Table des matières
Introduction
Ière Partie : Cadre théorique et contexte de création
Chapitre I : Présentation du cadre théorique
A. Héros : « continent noir » de l’Histoire ?
B. Pensée en contre champs
Chapitre II : Le théâtre comme nécessité
A. Un théâtre engagé?
B. Un théâtre historique
IIème Partie : Portée Esthétique d’une dramaturgie
Chapitre I : Aimé Césaire et La Tragédie du roi Christophe
A. Aimé Césaire et le théâtre
B. Une œuvre toute imprégnée d’Haïti
C. Présentation de La Tragédie du roi Christophe
Chapitre II : Édouard Glissant et Monsieur Toussaint
A. Édouard Glissant et le théâtre
B. Présentation de Monsieur Toussaint
C. Monsieur Toussaint, une tragédie de la temporalité ?
Chapitre III : Vincent Placoly et Dessalines
A. L’Homme de scène
B. « Portrait de Jean-Jacques Dessalines »
IIIème Partie : Toussaint, Dessalines, Christophe : typologie d’un nouvel héroïsme
Chapitre I : La geste du héros : motif de l’épique au tragique
A. Le statu servile : un statut problématique
B. D’esclaves, ils devinrent rois !
C. Présentation de La Tragédie du roi Christophe
D. La mort du héros : motif tragique
Chapitre II : Un héros et son peuple
A. Un chef élu par son peuple
B. Une conviction populaire
C. Un idéal compromis
Chapitre III : La grandeur du mythe
A. Dessalines, guerrier belliqueux
B. Toussaint ; une vocation christique
Conclusion
Bibliographie