L’ART DE GOUVERNER : DU PRINCE AUX DISCOURS SUR LA PREMIERE DECADE DE TITE-LIVE

LA PERVERSITE HUMAINE

   L’homme, à en croire Aristote, est un « animal social » 17, et donc condamné à vivre dans la société qui conditionne toutes les actions de celui-ci. La société est une nécessité à laquelle l’homme ne peut échapper. L’homme ne peut pas se développer en dehors de la société. La société est incontournable dans la progression de l’homme, dans son processus d’humanisation. Cependant, la société n’est pas pour autant immédiatement ordonnée et régulée de sorte que tous œuvrent dans la même direction. C’est justement ce désordre qui rend nécessaire l’établissement d’un pouvoir politique. En effet l’homme devient un animal politique dès l’instant qu’il sort de l’état de nature pour s’associer à autrui, pour échapper à l’insécurité primitive. Il y a un besoin de conservation qui pousse ainsi les hommes à s’associer. Cette insécurité primitive se caractérise par la nature obscure de l’homme. Et selon Thomas Hobbes, on distingue trois éléments propres à la nature humaine et qui constituent la cause de toute querelle : il s’agit, pour lui, de la rivalité, de la méfiance et de la fierté. Pour lui, c’est la rivalité qui fait que les hommes attaquent pour le gain en utilisant de la « violence pour se rendre maîtres de la personne d’autres hommes, femmes, enfants, et du bétail »18. Par conséquent, les hommes entrent dans un état de guerre, celle de « tout homme contre homme »19, autrement dit selon lui, l’homme est l’ennemi de son prochain. Ainsi est-il nécessaire ou bien obligatoire de se tourner vers une alliance pour échapper voire sortir de cet état. C’est dans cette même perspective que Machiavel déclare dans le livre I des Discours : En effet au commencement du monde les habitants étant parsemés, ils vécurent pendant longtemps dispersés à la manière des bêtes. Ensuite, les naissances se multipliant, ils se réunirent ensemble, et pour mieux pouvoirs se défendre, ils commencèrent à regarder parmi eux qui était le plus robuste et avait plus de courage, le prirent comme chef et lui obéissent. C’est ce besoin qui a conduit à la naissance des cités. Pour Machiavel la politique a un fondement anthropologique. La politique est devenue pour l’homme un art, une science qu’il doit pratiquer en vue d’accéder au pouvoir mais aussi d’exercer ce même pouvoir sur les autres. Au lieu de fonder la politique sur des valeurs éthiques et théologiques, Machiavel la fonde sur la méchanceté naturelle des hommes et leur avidité. Puisque, l’homme n’est pas comme l’affirme le christianisme créé à l’image de Dieu. Il appartient plutôt à un ensemble dont les relations entre les éléments sont hostiles et sournoises. C’est ce qui pousse le Florentin à soutenir : Il est nécessaire que celui qui instaure un Etat et y établit des lois présuppose que tous les hommes sont méchants, et qu’ils doivent toujours user de leur malignité d’âme chaque fois qu’ils en ont une libre occasion. Selon Machiavel, c’est cette méchanceté primitive de l’homme qui caractérise le fait politique. Et cette méchanceté naturelle de l’homme est présente dans Le Prince, dans les Discours sur la première décade de Tite-live, dans l’Art de la guerre et dans les Histoires florentines. Ainsi, dans Le Prince, Machiavel présente une vision pessimiste de l’homme. Car selon lui, les hommes sont mauvais raison pour laquelle, il attire l’attention de tout homme d’Etat sur cette méchanceté. Comme que les êtres humains ne sont pas bons, le prince, pour assurer sa survie et de celle de l’Etat, doit tenir compte de la nature humaine et ainsi agir en conséquence. C’est, en effet, cette nature qui fait que seul un homme talentueux peut accéder au pouvoir. Et cette métaphore du prince qui doit être « mi- homme et mi- bêtes » donne une parfaite illustration de la nature bestiale de l’homme. L’homme est animé de désirs et de passions et il suit souvent la direction de ses intérêts. C’est ainsi que Machiavel soutient : Les hommes sont ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, ennemis des dangers, avides de gains et tant que tu leur fais du bien, ils sont tout à toi, t’offrent leur sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants quand le besoin est lointain ; mais quand le besoin s’approche de toi, ils se dérobent. En d’autres termes, l’homme est par nature trompeur et fait abstraction là où ne se trouvent pas ses intérêts. C’est la raison pour laquelle il enseigne au prince d’opter plutôt d’être craint qu’aimé car s’il se fait aimer, les hommes étant de passions changeantes, cet amour peut disparaitre. Mais vu que le penchant à faire du mal est naturel, ils n’hésiteront pas à lui faire du mal. L’homme a une nature changeable qui fait qu’il est capable de tromper, de trahir ou de sacrifier n’importe qui au détriment de ses intérêts « les hommes oublient plus vite la mort de leur père que la perte de leur patrimoine »23. C’est dans cette perspective que Machiavel affirme : « Celui qui gouverne doit supposer a priori que les individus et les groupes sont mus par leurs intérêts égoïstes, voire leurs passions les plus viles, plutôt que par l’amour du prochain et le souci du bien public ».24 L’auteur de l’Art de la guerre présente ainsi une vision sombre et désespérée de la nature humaine que ce soit des individus ou l’ensemble des hommes. Sur ce, il est lieu de préciser que c’est cette méchanceté des hommes qui fait qu’ils se haïssent les uns les autres. C’est dans ce même sillage cupide et mauvais de la nature humaine que Machiavel soutient « si les hommes étaient bons, on pourrait prendre des risques afin de les aimer ; hélas la nature humaine étant foncièrement mauvaise, la fidélité et la gratitude inexistante »25. C’est la raison pour laquelle il conseille au prince de choisir plutôt d’être craint qu’aimé car il constitue pour lui le motif à partir duquel il est possible de déduire tous les autres. C’est dans cette même logique que Carl Schmitt soutient que les acteurs de la politique sont méchants comme à l’image des animaux mus par leurs instincts, à savoir la faim, les appétits, la peur et la jalousie. Et pour lui, cette nature est la loi fondamentale de toute vie politique ; du fait que les hommes sont menés par un désir sans limites, par des appétits insatiables. Ces appétits les poussent à vouloir toujours obtenir plus qu’ils ne peuvent acquérir. L’homme a une nature changeable « les hommes savent très rarement être tout à fait mauvais ou tout à fait bon ». De plus, c’est dans la même perspective que le Florentin déclare « la nature des peuples est changeante ; et il est aisé de leur persuader une chose, mais difficile de les tenir fermes en cette persuasion » Ainsi, l’instinct mauvais chez l’homme est plus puissant que le bon « les hommes étant en effet plus enclins au mal qu’au bien ». En d’autres termes, l’homme tend plus vers le mal que vers le bien ; la crainte et la force ont sur lui plus d’emprise que la lumière naturelle. Par conséquent pour notre auteur, la méchanceté est le vecteur pathogène de la philosophie politique et il l’illustre en ces termes : « si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon ; mais comme ils sont méchants et ne l’observeraient pas à toi, toi non plus tu n’as pas à l’observer avec eux ».29Autrement dit, la méchanceté est présente chez tout le monde. Ce qui revient à dire que la nature humaine constitue le fondement nécessaire de méthode pour la pratique politique.

LA LUTTE DES APPETITS

   Dans son fondement ultime, la politique est une relation où il y a des vainqueurs et des vaincus. Mais aussi des hommes qui commandent et d’autres qui obéissent, des hommes qui veulent maintenir la paix existante et d’autres qui veulent le renverser. Nous pouvons dire que la politique est aussi un regroupement de plusieurs individus qui se réunissent et forment un groupe où les intérêts de tous se confrontent. Du fait que chacun veut souhaiter acquérir ce qu’il ne possède pas. C’est pourquoi Machiavel soutient : « tous les types de régimes politique sont traversés par des tensions qui résultent de l’opposition naturelle des intérêts et des désirs (…)»33C’est ainsi que Ménissier déclare que la politique est « une communauté passionnelle »34. Autrement dit, toute communauté politique est un regroupement de multiples passions qui sont portées par les individus, membres de cette même communauté. Pour Ménissier à l’intérieur de cette communauté politique il y a forcément une lutte entre les membres parce que selon lui : « les êtres humains ne se sont pas des créatures identiques, il se développe forcement des désirs et des ambitions différentes et même assurément divergentes ». Et selon Julien Freund, peu importe les raisons circonstancielles d’ordre revendicatif, idéal ou affectif qui le motivent, « le conflit naît du choix diffèrent que font les participants d’une relation sociale réciproque qui, par son sens visé subjectivement, implique un désaccord36». Dit autrement, les divers intérêts et la multiplicité des désirs conduisent les êtres humains à entrer en conflit les uns avec les autres dans la poursuite de buts subjectifs et souvent contradictoires. Par conséquent, pour Machiavel, l’idée d’une société ordonnée par une harmonie se trouve battue en brèche parce que, pour lui, les objets privilégiés de la politique sont les crises et les conflits. Et les hommes sont ordinairement inspirés par le désir d’acquérir en d’autres termes, ce sont les passions qui régissent le jeu politique et la politique est un rapport de force. C’est dans cette même perspective que Carl Schmitt soutient « est politique tout regroupement qui se fait dans la perspective de l’épreuve de forces ». En effet, la conception machiavélienne de la politique est constituée par un conflit d’humeurs. Selon lui, cet antagonisme des humeurs traverse toute cité quel que soit sa nature. C’est ainsi qu’il soutient : « il y a dans chaque Etat des humeurs différentes, celle du peuple et celle des grands, et que toutes lois que l’on fait en faveur de la liberté naissent de leur désunion ».38Par conséquent, pour le Florentin, il y a donc deux humeurs contraires qui divisent le corps social dans les cités. Ainsi, la collectivité se divise en deux moitiés qui vont être impossible de les recoller. Cette division entraine dans la société des humeurs qui sont engagés dans un conflit. Dès lors, il est important de préciser que pour Machiavel, dans chaque cité, il y a d’abord l’humeur des grands qui veulent dominer c’est-à-dire ils aspirent à occuper les plus hautes charges de la société et gouverner le reste de la multitude. Ensuite, il y a celle du peuple qui lui ne veut pas être dominé, ni opprimé, c’est -à- dire, il veut vivre bien et simplement sans avoir à être écrasé de quelque manière que ce soit ou de qui que ce soit. C’est dans cette même perspective que Ménissier déclare « le rapport entre le social et le naturel, puisque les humori représentent la relation entre le désir naturel d’acquérir et la position respective de chacun » . Autrement dit, il est important de savoir que l’enjeu de cette division n’est pas qu’une lutte de classe mais plutôt une lutte pour la domination entre ceux qui veulent l’exercer et ceux qui ne veulent pas la subir. Sur ce, il existe une possibilité de voir cet antagonisme se transposer d’une classe à une autre. Cet appétit animal désigne chez Machiavel le phénomène de l’antagonisme. Ainsi Machiavel réduit-il la politique aux champs de rapports de forces. C’est ce rapport de force dans la cité et le désir de pouvoir qui préoccupent les citoyens. « L’homme est avant tout un être mu par le pouvoir qu’il désire ou tourmenté par celui qu’il subit » Il y a une lutte qui met en jeu des ambitions égoïstes. Les hommes se rattachent à la vie politique et le désir d’acquérir est plus fort que tout. Et ce sont les passions contraires qui régissent le jeu de la politique. L’antagonisme des humeurs est rendu possible grâce à la nature humaine. L’homme non seulement est méchant mais aussi et avant tout, c’est un être de passions et de désirs. C’est dans cette logique que Spinoza déclare : Les hommes sont conduits par le désir aveugle que la raison, et par suite la puissance naturelle des hommes, c’est-à-dire leur droit naturel, doit être défini non par la raison mais par tout appétit qui les détermine à agir et par lequel ils s’efforcent de se conserver. Et c’est la raison pour laquelle le Florentin déclare que les appétits des hommes sont insatiables, « car ils doivent à la nature de pouvoir et de vouloir tous les choses, et la fortune de pouvoir en obtenir peu ». 42 Ainsi, de cette manière, « il en résulte continuellement un mécontentement dans les esprits humains et une insatisfaction pour ce que l’on possède ». Selon Schmitt, la politique se caractérise par une discrimination de l’ami et de l’ennemi qui exprime le « degré extrême d’union ou de désunion, l’association ou de de dissociation ». Pour lui, la politique suppose des forces antagonistes. C’est ainsi qu’il déclare : « L’antagonisme politique est le plus fort de tout, il est l’antagonisme suprême, et tout conflit concret est d’autant plus politique qu’il se rapproche davantage de son point extrême, de la configuration opposant l’ami et l’ennemi »45. Cette discrimination qui engendre un antagonisme est pour lui plus fort que n’importe quelle autre orientation ; cette discrimination est plus grande que les problèmes d’extérieurs.

LA LAICISATION DU POUVOIR

    Aborder ce point exige qu’on se situe à une position pour marquer une rupture. Et selon Mamoussé Diagne il s’agit d’une rupture par rapport à une position théorique. Autrement dit, pour lui, Machiavel nous fait part de sa position en ces termes : Et comme je sais bien que plusieurs autres ont écrit de la même matière, je crains que si moi- même, j’en écris, je sois estimé présomptueux si je m’éloigne, surtout en traitant cet article, de l’opinion des autres. Mais étant mon intention d’écrire choses profitables à ceux qui les entendront…. Pour lui, Machiavel insiste sur un éloignement par rapport à quelque chose qui fonctionne comme une norme banalisée « le prestige d’une certaine façon d’écrire et décrire qui a pour elle l’évidence massive d’une Tradition »57. Il soutient que Machiavel ne veut pas dire autrement la même chose que les autres mais il veut dire « l’autre que ces autres ont toujours tu dans leur silence bavard » 58. C’est-à-dire que les autres ne disent pas le texte du réel. Et pour notre auteur, l’intention des autres est d’ « écrire choses profitables à ceux qui les entendront ». Machiavel rompt avec la Tradition autrement dit avec la philosophie politique classique. Dès lors, il est important de voir comment celle-ci entendait la politique ? Ou comment elle concevait la politique ? Ainsi est-il lieu de commencer avec Platon. En effet, Platon s’interroge d’abord sur les conditions de la construction d’une cité idéale et cette préoccupation est prise en charge dans La République. Dans cet œuvre, Platon y traite la justice non comme une égalité parfaite entre les citoyens mais plutôt comme une sorte de hiérarchisation de la société. De ce fait, naît une division du travail qui permet à chaque membre de s’occuper d’une tâche qui lui est propre. Et cette division aboutit à la naissance des classes différentes au sein de la société à savoir : les dirigeants ou gardiens, les combattants et les producteurs. Pour Platon, c’est l’harmonie de ses trois classes qui prend en charge la définition de la justice.

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Table des matières

INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : LES FONDEMENTS DE LA THEORIE POLITIQUE MACHIAVELIENNE
DEUXIEME PARTIE : LES PRINCIPES DE LA CONSTITUTION DU POUVOIR DANS LA PENSEE DE MACHIAVEL
TROISIEME PARTIE : UNE CONCEPTION REDUCTIONNISTE DU POUVOIR POLITIQUE 
CONCLUSION

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