Les émissions dites « élaborées »
DÉFINITION DE L’OBJET DE L’ÉTUDE
Notre étude se penche sur les émissions de radio très narratives et immersives. Mais il convient tout d’abord de bien donner une définition à l’objet de notre étude. Il s’agit plus précisément des émissions de radio qui jouent sur les illustrations sonores et sur le rythme radiophonique, que ce soit grâce à un travail approfondi sur les illustrations sonores, l’ambiance, l’atmosphère, le rythme, ou la voix ; ces émissions qui vous permettent de voyager, alors même qu’il n’y a pas d’images, ces émissions qui provoquent chez l’auditeur des paysages sonores et visuels, et qui lui font oublier l’absence d’images. Tous ces procédés techniques amènent les professionnels à qualifier ces émissions d’émissions « très produites » ou d’émissions « élaborées ». Et la finalité de ces émissions est qu’elles génèrent des univers sonores. Certaines d’entre elles sortent du studio pour faire rentrer le monde dans le micro, d’autres parviennent à recréer le monde, ou à en créer un nouveau, en plateau et dans les studios.
DÉFINITION DU SUJET DE L’ÉTUDE
Le sujet de cette étude vise justement à interroger sur le fonctionnement de ces émissions, leur processus de fabrication, à la fois technique, mais aussi esthétique : de la conception et de la place dans la grille de programmation avec tous les impératifs de production, les critères marketing etc… jusqu’à la réalisation concrète derrière le micro, dans le studio d’enregistrement ou dans les cellules de montage. L’étude vise vraiment à étudier toutes les étapes de travail, et à l’intérieur tous les ingrédients qui permettent de composer des émissions comme celles-ci. En somme quelles sont les recettes pour créer de véritables univers sonores immersifs pour l’auditeur.
ÉTAT DES LIEUX DE LA RECHERCHE UNIVERSITAIRE DANS CE DOMAINE
Les études sur les coulisses de la radio sont malheureusement assez rares. Toutes les études en Sciences de l’Information et de la Communication qui visaient les coulisses de fabrication d’une émission, ont été historiquement beaucoup plus dédiées à des émissions de télévision qu’à des émissions de radio. Et si on se penche sur les études réalisées en Sciences de l’Information et de la Communication qui visaient le média radio, on se retrouve en grande majorité face à des études faites sur l’aspect « information » du média. Et notamment les journaux parlés, qui ont beaucoup attiré le travail des chercheurs universitaires. On peut donc en déduire, sachant que la grille de programmation d’une station de radio généraliste ne se limite pas aux flashs d’actualité, aux journaux parlés et aux matinales, qu’il existe tout un pan du média radiophonique qui n’est pas étudié, ou peu : ce qu’on appelle les « programmes » par opposition à « l’info », pour « l’information», soit toutes les autres émissions qui rythment la journée et qui ne sont pas systématiquement purement liées à l’actualité brûlante. Par extension, nous pouvons faire le constat qu’il existe un manque cruel de recherche universitaire sur le média. Ce constat, nous le faisons présentement ici, en 2017. Et pourtant déjà en 1970 Patrick Charaudeau, linguiste et coordinateur de l’ouvrage Aspects du discours radiophonique, déplorait déjà ce déficit d’études sur les conditions de production du média radio. Il plaidait notamment pour plus d’études sur ce qu’il se passe en amont « du texte », sur tout le circuit de fabrication des émissions et de la production radiophonique, au lieu de se limiter à l’étude du produit fini : la parole radiophonique. Et il n’était pas le seul, Lionel Richard, professeur des universités, poète, historien et écrivain, auteur de l’article « De la radio et de l’écriture radiophonique » en 1985, déplorait lui aussi que l’on ne connaisse pratiquement rien du processus qui aboutit à ce qui est diffusé sur les ondes. Il écrivait dans cet article « Tout paraît simple, tout a l’air de sortir du haut-parleur de la manière la plus évidente et naturelle qui soit ».
Et effectivement il faut dire que la radio est devenue un support médiatique extrêmement familier, elle est rentrée dans notre quotidien, dans ce que Georges Perec appelle « l’infra-ordinaire ». Les statistiques le montrent, en 1982 lorsque Patrick Charaudeau et Lionel Richard faisaient déjà cet état des lieux critique des études scientifiques et universitaires sur la radio, seuls 1,4 % des Français n’avaient pas de poste radio (selon P. Charaudeau). Or, même si une grande partie de la population française était équipée d’un poste radio et coutumière de celle-ci et de ses émissions « la diffusion d’un univers de sons et de paroles demeure, pour le grand public […] recouverte d’une part de mystère. Ce grand public ne s’intéresse pas à l’élaboration de la matière sonore, il se contente de recevoir le message qui lui est transmis. Et de le recevoir avec des réactions très différentes étant donné que chaque auditeur est déterminé par sa situation d’écoute, par sa disponibilité, son état d’esprit, sa culture. » écrivait Lionel Richard. En soit, l’élaboration active et dynamique d’un univers de bruits et de paroles… est divisée en deux domaines séparés. Celui qui émet des sons et celui qui les reçoit. Ils ne se connaissent pas, ne se voient pas et ne peuvent pas non plus se répondre. Malheureusement, la diffusion de l’émission achevée est un peu comme une bouteille jetée à la mer. La transmission n’est pas à double-sens, si quelque-chose est transmis de l’objet (radio) au sujet (auditeur), rien ne l’est, à quelques exceptions près en sens inverse (de l’auditeur à la radio). Le public se manifeste assez peu. Tout d’abord les auditeurs se contentent de recevoir le message qui leur est transmis. Et ce message ils le reçoivent avec des réactions très différentes étant donné que chaque auditeur est déterminé par sa situation d’écoute, par sa disponibilité, son état d’esprit, sa cultureetc. Et globalement ils ne s’intéressent pas à l’élaboration de la matière sonore.
Quand certains auditeurs écrivent aux équipes des émissions, anciennement par lettres et aujourd’hui via les tweets, les pages Facebook des émissions ou des radios et les mails, leurs messages sont le plus souvent rédigés pour demander des renseignements ou pour exprimer leur désaccord avec telle ou telle opinion formulée. Or en l’absence d’une relation réciproque, la radio est limitée à un système de diffusion qui exclut toute vraie communication entre les deux parties.
C’est justement ce mystère de la radio que nous allons tenter de dévoiler : l’étude de la genèse et des procédés de composition d’une émission radiophonique, en nous concentrant sur la production francophone, les émissions des programmes et plus particulièrement les émissions très narratives et immersives, comme nous l’avons décrit un peu plus haut.
État des lieux de la production de ces émissions et de leur place dans la programmation
Évolution historique
MISE EN CONTEXTE DE L’OBJET ÉTUDIÉ
Pour commencer nous voulions faire un comparatif en fonction des chaînes et étudier la place accordée aux émissions narratives –immersives, dans le secteur public et dans le secteur privé. Or il s’est avéré assez rapidement que ce genre d’émissions ne s’exprimait pratiquement que sur les chaînes du secteur public. L’explication tient aux coûts de production élevés que demandent ces émissions : droits d’auteurs pour utiliser des extraits, abonnement à des banques d’archives etc… Mais aussi car la création et la recherche radiophonique font partie de l’ADN et entreautres de la charte des radios du service public. Les radios privées, elles, n’ont pas les mêmes objectifs, elles sont davantage centrées sur l’audience, le développement du média et ses possibilités. Les radios privées sont dirigées par des logiques beaucoup plus rentables, ce qui les empêche de développer des laboratoires d’expérimentations et d’élaboration radiophoniques.
La création se retrouve réduite au documentaire et au reportage…les genres les moins malmenés de la création radiophonique
Certaines explications peuvent être trouvées à ce phénomène : Christophe Deleu, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication et membre du Groupe de Recherches et d’Études sur la Radio (GRER) a notamment essayé de le théoriser. Pour lui le documentaire radiophonique est un genre peu diffusé et considéré comme marginal car la radio est un média d’accompagnement avant tout : « on l’écoute en faisant autre chose » alors que « l’écoute d’un documentaire suppose qu’on ne fasse que cela ». Mais Christophe Deleu voit également une autre explication à l’absence de documentaires sur les grilles de programmation radio : le documentaire radio « ne s’appuie pas sur la représentation traditionnelle de la radio comme média du direct » . En effet, dès sa création la radio a été le média du direct et du temps réel, elle rendait l’événement communicable dès l’instant où il se produisait. Comme l’écrit Pierre Schaeffer en 1970 dans son ouvrage Machines à communiquer : « Le cinéma peut dire « j’y étais », la radio dit « j’y suis ». L’indicatif présent est un mode qui lui appartient en propre. » Or le documentaire radio se définit comme un « dispositif à caractère didactique, informatif et (ou) créatif, présentant des documents authentiques, qui suppose l’enregistrement de sons, une sélection de ceux-ci opérée par un travail de montage, leur agencement selon une construction déterminée et leur mise en ondes définitive effectuée par un travail de mixage selon une réalisation préétablie dans des conditions qui ne sont pas celles du direct ou du faux-direct » . Par conséquent le documentaire radio, fondé sur des interviews montées, s’inscrit d’emblée comme un dispositif marginal dans le paysage radiophonique. En effet, comparé aux émissions de débat d’opinion, aux émissions culturelles où des invités viennent faire leur promotion, aux émissions de diffusion musicale… les émissions de documentaires radiophoniques se comptent sur les doigts de la main. La RTBF : Radio Télévision Belge Francophone, avait Faits-Divers(1994-2004) devenue par la suite La Quatrième dimension, le samedi entre 10h et 11h. Dans cette émission la démarche était de type documentaire, où le sonore cherche à refléter la vie, avec l’expression d’un regard, d’un point de vue particulier. Par exemple, une émission était consacrée au reportage dans le village de Milmort qui vivait très mal la disparition du seul bureau de poste, l’enregistrement d’un dialogue loufoque avec une dame étonnante croisée à la sortie d’une boulangerie à Villance, une enquête sur une série d’agressions de personnes âgées et isolées à Olne… Àl’image de cette émission, la plupart des programmes qui font la part belle au reportage, au documentaire, aux illustrations sonores, ou aux grands entretiens se retrouvent souvent les week-ends. En France, il y avait l’émission Histoires possibles et impossibles (1996-2006) sur France Inter, de Robert Arnaut, le dimanche entre 13h20 et 14h, qui traitait de personnages peu connus ou méconnus, des événements de l’Histoire oubliés, des sujets insolites.
Avec pour exemple des émissions comme « Tragédie sur la ligne Maginot », « Paris au temps des alchimistes », « Les médecins de la nuit », « L’ours des Pyrénées », « L’énigme dela Callas »… Le propre de ces émissions se retrouvait dans l’illustration musicale, le bruitage et la complexité du travail technique et sonore afin de créer un climat radiophonique spécifique. Sur cette même station, il y avait aussi l’émission Je vous écris du plus lointain de mes rêves (1997-2004), diffusée le dimanche de 16h à 17h où Claude Villers et ses reporters guidaient les auditeurs aux quatre coins du monde (Malaisie, Grèce, Kenya, Zanzibar…). Toutefois, quelques émissions de la grille de la semaine comportent des séquences de reportage, ce fut le cas par exemple des mini-reportages qui ouvraient chaque édition du magazine de Pascale Clark, Tam Tam (née en 2001), du lundi au vendredi de 09h à 10h sur France Inter, les reportages qui ponctuaient de temps en temps son émission Alter Ego, du lundi au vendredi de 10h à 11h sur France Inter toujours. Mais aujourd’hui la part réservée aux documentaires semble se réduire en peau de chagrin. Ce qui subsiste aujourd’hui ce sont les reportages de type « tranche de vie », à l’image des émissions Les Pieds sur Terre, née en 2002 et Sur Les Docks, née en 2006 devenue en 2016 LSD : la série documentaire sur France Culture. L’émission Les Pieds sur terre, de Sonia Kronlund sur France Culture, s’est construite autour de l’écoute des invisibles : parler de celles et ceux que l’on n’entend pas, pendant une demiheure. Elle cherche à récolter et à diffuser des histoires vraies portées par des auteurs à la première personne, sous l’inspiration de This American Life. Avec des sujets comme par exemple « Nuit de garde », « Désobéir en psychiatrie », « Lesbos au bord de la crise de nerf », «Polémique à La Chapelle », « Flics et casseurs », « L’imam gay », « Autriche, pourquoi l’extrême droite ? », « Petits patrons en péril », « Dealer ou pas ? », « Sur le chemin du parloir », « Lanceurs d’alerte », Vieillir sur la Côte d’Azur », « Après le couvent »… Tandis que Sur Les Docks, chapeauté par Irène Omélianenko, est devenu à la rentrée 2016 :LSD, la série documentaire sous la direction cette fois de Perrine Kervran, prend chaque semaine un thème et le décline sur quatre documentaires comme « La vieillesse, ce joyeux naufrage » : 1/4 La retraite n’est pas une défaite –2/4 Vieillir, l’âge des possibles – 3/4 Fatigue des corps – 4/4 La mort, dernière aventure ; « À l’ombre des centrales nucléaires » : 1/4 L’aventure de l’atome, un avenir radieux –2/4 Vivre et travailler à l’ombre d’un réacteur nucléaire –3/4 De Tchernobyl à Fukushima, les leçons pour la France –4/4 Des poubelles radioactives pour l’éternité ; « Paysans : les quatre saisons » : 1/4 L’enfance, grandir à la ferme Jeunes agriculteurs, l’installation –3/4 Agriculteurs d’aujourd’hui, le temps du labeur –4/4 Anciens agriculteurs, la récolte de demain…
JUSQU’À RÉVOLUTIONNER LES USAGES, LES PRATIQUES D’ÉCOUTE ET PAR EXTENSION LE PROCESSUS DE CRÉATION
En quoi le dispositif des podcasts est particulièrement adapté pour les émissions narratives et très illustrées ? Ce nouveau mode de diffusion et de consommation a également ouvert la voie à un renouvellement des formes radiophoniques. Selon Cécile Méadel, sociologue, et Francesca Musiani, chargée de recherche à l’ISCC Institut des Sciences de la Communication au CNRS : le web délie le moment de mise en ondes des émissions et leur consommation, et de ce fait ouvre la voie à de nouveaux types de contenus pour de nouvelles formes de consommation. En effet, l’écoute via le podcast et le streaming sur Internet est adaptée à une posture d’écoute plus solitaire et plus attentive que la radio traditionnelle, écoutée via bande FM sur le poste stéréo ou l’autoradio. L’écoute se fait de manière plus isolée, avec un casque… Selon Etienne Noiseau, fondateur de la web revue Syntone, dédiée à l’art radiophonique : « La radio a connu sa vraie révolution avec la mise en ligne des émissions, l’archivage, le podcasting […]. La radio n’est (définitivement) plus en direct, elle n’est plus éphémère, elle ne fait plus que passer : elle reste, elle se matérialise, elle devient un objet concret, manipulable. » Forte de son succès, Arte Radio, récompensé du prix Europa en 2008, et qui recense en 2017 une moyenne de 150 000 visites et 250 000 lectures par mois, selon L’Obs.Mais il n’est pas le seul nouveau entrant, le « replay » a ouvert la route à des productions indépendantes des stations de radio traditionnelles. Il y a les séries de podcast du journal en ligne Slate, les émissions No… de Binge Audio qui s’intéressent aux objets culturels délaissés par la critique institutionnelle, le nouveau média BoxSons : l’actualité à hauteur d’humain, le site Nouvelles Écoutes avec ses interviews féministes La Poudreet ses podcasts pour aficionados du foot Banquette(150 000 écoutes en deux mois pour ces deux premières émissions).
LE SON FAIT TOUJOURS APPEL À D’AUTRES SENS, IL EST CONSTAMMENT PROLONGÉ
René Farabet avouait dans la conférence « Le théâtre des radio opérations » en 2008 donnée à Radio Grenouille : « Le son est une matière rêveuse, il est fait pour être prolongé » par d’autres sens.
Une idée partagée par Lionel Richard pour qui l’ouïe ne peut pas se suffire à elle-même et qu’irrémédiablement, elle appelle d’autres sens à elle. Ainsi, lorsqu’un auditeur entend des voix diffusées à travers des haut-parleurs de quelque sorte que ce soit, il imagine irrémédiablement des personnages précis. « Pour l’auditeur, celui qui parle possède nécessairement un corps » écrit-il encore. Et le corps caché/actif de l’animateur-producteur participe à ce jeu entre textualité orale préparée et spontanéité devant le micro. « Le corps imprécis des producteurs représente l’une des parties les plus vivantes de l’entreprise radiophonique » disait François Billetdoux en 1974, dramaturge . L’ingénieur et concepteur sonore Daniel Deshays écrivait d’ailleurs dans son livre Pour une écriture du son, « le son et le corps entretiennent des liens étroits ». Et il fait un parallèle, que d’autres auteurs ont déjà fait, entre la radio et le théâtre, en écrivant « le son permet d’atteindre l’essence même du théâtre qui est un art de la présence, de l’incarnation, de la représentation de par les corps. »
Par exemple, en ce qui concerne la mise en ondes d’une pièce de théâtre, il est naturellement admis que, sous une voix grave, la collectivité des auditeurs imagine quelqu’un d’imposant, de corpulent, alors que cette voix peut fort bien provenir d’un comédien petit et maigre. On considère naturellement que des voix-types incarnent des personnages-types. Qu’il s’agisse du cinéma, de la télévision ou de la radio… toute voix est irrémédiablement incarnée dès l’origine. Ce n’est pas le cas dans les autres arts que sont la littérature ou la peinture. Dans les arts « audiovisuels » un comédien ou un animateur est indiscutablement enregistré au préalable. La voix ne peut pas sortir de nulle-part, exception faite des techniques actuelles numériques qui permettent de générer des voix artificielles, robotisées, telles que Siri pour les smartphones, la voix du GPS etc… mais cela concerne d’autres domaines. Dans les arts les voix sont toujours incarnées par des personnes physiques. Preuve en est : dans le film Herde Spike Jonze, le personnage de la voix robotique n’a pas été joué par une véritable voix artificielle, mais a bel et bien été interprété et incarné, par une actrice : Scarlett Johansson. Lorsqu’une voix nous est transmise, elle trouve irrémédiablement sa source quelque-part. Quand bien même une voix nous est transmise de manière acousmatique , c’est-à-dire sans que nous sachions quelle en est sa source, nous supposons qu’elle émane d’une personne réelle, là où dans la littérature, la voix demeure au contraire l’expression d’un personnage de fiction. Ainsi la voix transmise ne peut pas ne pas être incarnée. À ce sujet, la chercheuse Anne-Marie Houdebine, docteur en lettres et professeur de linguistique et de sémiologie, voit également dans ce qu’elle appelle « les effets de la voix » un potentiel de « signature » qui peut constituer la figure de l’homme ou la femme de radio. Dans le chapitre « Le récit radiophonique et son écoute : un procès de mythification » qu’elle a rédigé dans l’ouvrage collectif Aspects du discours radiophonique elle considère que les effets de la voix constituent des « effets de réel », grâce à la dramatisation et à la mise en scène du drame (de l’histoire) ou du personnage (de l’interviewé). Une idée que l’on retrouve également chez Jacques Copeau, qui disait : « Privée de visage, privée de l’autorité du regard, privée de mains et de corps, la voix de celui qui parle au micro n’est pas désincarnée ; au contraire, elle traduit l’être avec une fidélité extrême. Elle le traduit même avec indiscrétion. ». En effet, l’animateur/trice signe de sa voix ce réel qu’il/elle construit dans sa voix, il/elle le raconte, le met en scène, le transmet, le porte dans sa voix… et ainsi entraîne l’auditeur à le croire. La voix de radio fait réel car elle semble créer l’histoire et pas uniquement la conter. Et c’est là-dedans qu’elle voit toute la maîtrise et la toute-puissance de l’homme de radio : « il sait y faire, il sait raconter… »
Écrit-elle. Selon elle, il ne requiert pas d’un savoir-faire spécifique mais bel et bien une maîtrise du bien parlé et du bien dire… « Et à cette voix qui sait, il faut un corps, un nom » écrit-elle.
« Certaines voix, l’auditeur veut les voir prendre corps et les recherche à la télévision, sur les journaux, les affiches. » Ses écrits datent des années 2000, mais nous ne pouvons que confirmer cette théorie à l’heure actuelle avec la révolution de l’accès que représente Internet : en effet il est extrêmement facile de rechercher à quoi ressemblent les animateurs de radio de nos jours sur le web, aussi facilement que par la radio filmée.
Une esthétique du matériau radio
« Le son fabrique des images mais aussi des sentiments. » selon Blandine Masson responsable de la fiction à France Culture depuis 2004.
À l’image de cette citation, l’idée de cette seconde partie est donc d’observer, d’étudier et de tenter d’analyser les facteurs par lesquels on obtient un univers sonore qui s’impose à nos oreilles dès que nous tournons le bouton du poste, ou activons le podcast ? Cette partie va donc se porter essentiellement sur l’étude de l’écriture radiophonique. Faire de la radio ce n’est pas que faire l’exercice de l’interview et de la retransmission, il y a aussi tout un travail sur les sons et la voix et comment les exploiter, car l’efficacité d’un discours, d’une émission, passe par le contraste des voix et ses sons : sur leurs rythmes, leurs hauteurs, leurs timbres et harmonies… Une écriture radiophonique efficace est une écriture radiophonique qui parvient à user et à ruser de tous les moyens d’expression permis par le média radio et la technique, afin de créer l’illusion des corps, des objets et des apparences, créer un effet de réel… afin de persuader l’auditeur de la réalité de leur existence, de leur vie.
Spécificité de ces émissions : les effets qu’elles renvoient
Effet de proximité
Dans ces émissions élaborées, ces émissions qui connotent des paysages sonores… la radio génère un très fort effet de proximité avec ses auditeurs : nous allons tenter de comprendre comment.
LA RADIO EST DÉJÀ DE FAIT UN MÉDIA D’ACCOMPAGNEMENT
La radio est le premier média d’accompagnement. C’est le premier médium d’accompagnement car c’est le plus temporel, il est le plus proche de l’auditeur car il scande le déroulement de sa journée. La radio fait entendre le temps. Les émissions sont ancrées dans le temps, avec des horaires très précis, et des genres propices à certaines heures de la journée et pas à d’autres… Mais la radio est aussi et surtout le premier média d’accompagnement car c’est le premier média qui s’accommode d’une autre activité. L’écoute d’une émission de radio n’est pas contraignante pour l’auditeur, il peut tout à fait se livrer à une autre activité. De plus, l’homme de radio, Jacques Chancel, connu pour sa célèbre série d’émissions Radioscopie, sur France Inter (de 1968 à 1982 puis de 1988 à 1990) disait lui-même à l’occasion d’un entretien sur France Inter dans l’émission Jusqu’au bout des voix « Vous pouvez vous réfugier avec votre poste de radio partout […] vous pouvez véritablement profiter decette solitude qui vous est offerte. Vous êtes seul avec un monde qui vous est donné. Le monde c’est celui de la radio mais vous vous êtes seuls et cette solitude est formidable.
L’écriture radiophonique
La radio véhicule une information sémantique qui n’est jamais tout à fait pure : la radio ne peut pas se concevoir comme une entité, car elle existe grâce à des émetteurs de son, des consoles, mais surtout grâce à des techniciens et des producteurs… En ce sens, la radio est toujours contaminée par des contraintes techniques qui peuvent altérer ou modifier le contenu initial, mais aussi et surtout par une information esthétique : l’intention et la patte de ceux et celles qui imaginent, construisent et écrivent les émissions et de ceux qui les montent et les réalisent… C’est ce que nous allons étudier aujourd’hui: comment les producteurs et les réalisateurs travaillent le son pour produire des émissions aussi narratives et illustrées, aussi suggestives et immersives pour l’auditeur. De tous les articles universitaires qu’il nous a été donné de consulter, tous ceux qui évoquaient l’écriture du son, ou l’écriture radiophonique… s’accordaient sur un triptyque : voix, musique et bruit. Il y a donc trois états du son : la voix, la musique et le bruit. Or cet ensemble de données forment les contraintes de base du phénomène radiophonique. Ces données justifient la notion d’écriture radiophonique l’ambition qu’on lui prête, et comme dans la pratique de tout art une certaine originalité. Et dans cette partie nous allons donc nous intéresser aux mécanismes radiophoniques qui rendent possibles les effets que nous avons cités plus haut : les paysages sonores et les effets de proximité et de réel.
Le grain de la voix
Tout d’abord, nous allons nous intéresser à la voix, et nous allons tenter de voir en quoi la voix enregistrée peut être considérée comme une écriture sonore à part entière.
Lorsqu’il y a enregistrement d’une voix, il y a toujours une transformation, une déformation, voire une déperdition qualitative. Lorsque Pierre Schaeffer étudie et s’intéresse à la voix à la radio , il développe le concept de « dynéma ». Selon lui, toute voix enregistrée est transformée et il distingue deux types de transformations sonores : une transformation intensive et une transformation de caractère. C’est la dynamique de cette transformation qu’il nomme « dynéma » et à l’intérieur il voit en trois étapes : l’enregistrement, le dynamophone (nouveau néologisme de sa part, du grec dynamis « force », « puissance » et phone « voix ») c’est-à-dire la dynamique de la voix, et la diffusion à l’antenne. Il considère que tout son, même enregistré en instantané, passe par la case dynamophone. Schaeffer distingue les transformations d’intensité de la voix : en terme de hauteur, si la voix est travaillée par l’animateur ou modulée par le technicien son pour être plus pianissimo ou fortissimo… et en terme de profondeur, s’il s’agit d’une voix prise avec tout un environnement d’éléments sonores autour, comme un plan large au cinéma, ou une voix très profonde, semblable à un gros plan sonore sur la personne qui parle. Schaeffer voit également une grande catégorie de transformation sonore : la transformation de caractère, du caractère de la voix, qui elle aussi se distingue en deux sous-catégories. Il voit la transformation de caractère statique, si l’émission est en direct, et la transformation de caractère dynamique si l’émission est enregistrée, archivée et qu’elle peut donc être retravaillée avant sa diffusion à l’antenne. C’est-à-dire que l’émission étant en « live », le son est statique, le réalisateur et les techniciens ne peuvent pas vraiment ajuster la voix, tout juste moduler son volume et son équilibre. Tandis que dans une émission enregistrée, ils peuvent beaucoup plus jouer sur la voix, couper des silences, en rajouter… avec tout le travail de montage, de mixage… et ainsi modifier la rythmique du discours et ainsi la dynamique de la voix.
Ainsi, pour Schaeffer tout objet sonore est irrémédiablement le résultat d’une transformation sonore : soit artistique (par le producteur, animateur, ou le montage du réalisateur) soit technique (par le travail de modulation du volume, des équilibres, et le mixage du réalisateur et du technicien son). La question se pose donc, de savoir si les journalistes changent effectivement de ton, et de quelle manière, lors de leur passage à l’antenne. Pour le linguiste américain et fondateur de la sociolinguistique moderne, William Labov, tout locuteur module sa manière de parler en fonction de la situation de communication dans laquelle il se trouve, de la position qu’il occupe dans cette situation de communication et du destinataire de son message.
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Table des matières
Introduction
I. Les émissions dites « élaborées »
A. État des lieux de la production de ces émissions et de leur place dans la programmation
1. Évolution historique
a. Les premières décennies de la radio constituent l’âge d’or des laboratoires et autres expérimentations radiophoniques
b. Mais la professionnalisation du média et la mise en place des grilles de programmation se font au détriment de la création
2. Tournant numérique
a. Internet a offert à la création radiophonique l’espace qui lui manquait désormais sur la FM
b. Jusqu’à révolutionner les usages, les pratiques d’écoute et par extension le processus de création
B. À la recherche d’un art radiophonique
1. Vers une définition de l’art radiophonique
a. Les premières expérimentations s’accompagnent des premières tentatives de théorisation
b. Mais surtout la création radiophonique acquiert une reconnaissance artistique dans les faits
2. Le pouvoir suggestif des images sonores
a. Le son fait toujours appel à d’autres sens, il est constamment prolongé
b. Et en ce sens le son peut commander ce qu’il vacon noter et susciter dans l’imaginaire
II. Une esthétique du matériau radio
A. Spécificité de ces émissions : les effets qu’elles renvoient
1. Effet de proximité
a. La radio est déjà de fait un média d’accompagnement
b. Mais les professionnels travaillent encore plus cette proximité et cet effet de l’intime
2. Effet de réel
a. Le dispositif radiophonique génère naturellement une impression de direct
b. Mais là encore, les professionnels peuvent œuvrer à accentuer l’effet de réel
B. L’écriture radiophonique
1. Le grain de la voix
a. À la radio la voix est la seule signature possible, ce qui a amené les stations à développer une véritable logique au fil de la journée
b. Mais la radio a aussi ce pouvoir magique qui est de rentrer dans l’intime beaucoup plus facilement que tout autre média
2. L’écriture du son
a. La prise de son du réel s’accompagne toujours d’un travail de retouches
b. Et tout ce travail de montage et de mixage en aval peut être aussi important que l’écriture en amont pour faire une création radiophonique
III. Un genre en difficulté
A. La programmation, les conditions de diffusion et les différents acteurs et corps de métiers
1. Conditions de production et financement
a. La rémunération professionnelle de ce genre de programme radiophonique est très précaire
b. Et il manque encore des structures de financement et de soutien à la création
c. Quand bien même le numérique offre un nouvel espace pour la création, les contraintes financières sont toujours présentes
2. Révolution de l’accès (usages et situations d’écoute)
a. Le numérique permet de libérer la consommation radiophonique des horaires de programmation
b. Ce nouveau mode de diffusion, réapproprié par les auditeurs dans leur quotidien, renforce l’effet immersif de ces émissions
B. Ce que le numérique change à la production radiophonique
1. Les podcasts génèrent de nouveaux codes d’écriture
a. L’arrivée du podcast et du modèle storytelling américain influencent les codes de narration francophones
b. Une influence qui a été à la naissance de podcasts français mais qui a aussi insufflé des émissions de la FM
2. S’adapter au numérique
a. Par définition Internet et la radio sont deux médias et deux dispositifs antagonistes
b. La radio est assujettie à la vidéosphère alors que les possibilités techniques n’ont jamais été aussi grandes
Conclusion
Annexes
Sources
Résumé du mémoire
Mots-clés
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