Le territoire au centre de la recherche sur les risques
Qu’est-ce qu’un risque?
Comme nous l’avons vu en introduction, le risque résulte d’une combinaison entre une origine physique, l’aléa (autrement dit, dans notre cas, l’inondation) et des enjeux (les biens et personnes touchés par l’aléa lorsqu’il se produit). L’aléa équivaut à l’existant tandis que les enjeux se sont construits sur cet existant. Cependant, une dimension fondamentale qui n’apparaît pas dans l’équation ci-dessus est la question de la perception de la vulnérabilité des enjeux (Veyret, 2004) qui diffère en fonction des époques, des territoires, des acteurs, etc.
Cette dernière caractéristique conduit souvent à définir le risque comme un « construit social », une représentation forgée par des acteurs (Rode, 2007). Cette évolution de la définition du terme de risque, dénommée perspective constructiviste, est à mettre au crédit des sciences sociales (Pieret, 2012). Elle exprime le fait que le risque varie en fonction des acteurs, des individus, c’est pourquoi on peut dire que le risque est ancré dans un territoire donné (November et al., 2011) ; le risque a une réalité contextuelle (présence d’un aléa et d’enjeux), mais est également « le produit de négociation sinon de confrontation entre les intérêts de plusieurs acteurs en lutte» (Pieret, 2012). Cela légitimise l’étude du risque inondation du point de vue des acteurs puisque ce sont leurs représentations respectives qui vont se confronter lors d’un projet urbain.
Par ailleurs, après avoir indiqué ce qu’était le risque, il convient d’insister également sur ce qu’il n’est pas. Le risque n’est pas la catastrophe de par son caractère de potentialité: il correspond à ce qui pourrait se produire tandis que la catastrophe s’applique à un événement qui s’est effectivement produit (Veyret, 2004). Elle est en quelque sorte la traduction concrète du risque, qui est habituellement difficile à identifier (November, 2012).
En pratique, le niveau de risque va être défini selon plusieurs paramètres : la nature de l’aléa (probabilité qu’il se produise, son intensité, sa durée, etc.), la nature des enjeux (nombre, degré de vulnérabilité, etc), les conséquences aussi bien directes qu’indirectes de l’aléa à court, moyen et long terme (Veyret, 2004). Les conséquences indirectes impliquent que le territoire du risque ne corresponde pas nécessairement au territoire de l’aléa (Veyret, Reghezza, 2006 ; Reghezza, 2013). La complexité à la fois de la nature et des répercussions du risque entraîne une incertitude qui en complique la gestion. En France, en politique de gestion des risques, il est fréquent que l’ensemble de ces paramètres ne soient pas considérés, notamment précisément ces conséquences indirectes (Veyret, Reghezza, 2006). Notre travail est centré sur un risque spécifique, celui de l’inondation ; il est important de souligner qu’en soi, une crue ne constitue pas un danger. Au contraire, elles ont une utilité pour nettoyer le fond des rivières et permettent de maintenir intacte la richesse des milieux humides (Rode, 2009). C’est bien la présence d’enjeux et les conséquences ressenties comme négatives qu’engendrerait leur endommagement qui font émerger le risque. Le risque inondation est fréquemment qualifié de naturel. Cette désignation semble légèrement inexacte : en effet, l’action de l’Homme contribue, dans une certaine mesure, à « anthropiser » ce risque (Veyret, 2004 ; Daluzeau, Oger, 2012). Ceci nous conduit aux questions que nous allons désormais traiter, la vulnérabilité des territoires, l’urbanisation en zone inondable puis la résilience de ces territoires.
La vulnérabilité des territoires face aux risques
Etymologiquement parlant, la vulnérabilité renvoie à ce qui peut être attaqué, endommagé ainsi que sa difficulté à se rétablir. Ainsi, lorsque l’on parle de vulnérabilité en termes de risques naturels, ce sont les enjeux qui sont vulnérables, et ce de deux manières différentes avec des temporalités propres. La première se réfère au degré de dommages infligés pendant la catastrophe tandis que la seconde se rapporte à la capacité de la société à faire face à cette catastrophe aussi bien pendant celle-ci que lorsqu’elle est achevée (Thouret, D’Ercole, 1996 ; Leone, Vinet, 2006 ; Veyret, Reghezza, 2006 ; Provitolo, 2008). L’étude de la vulnérabilité a pour objectif d’identifier les enjeux du territoire et d’évaluer les pertes causées par l’inondation. Ainsi, le territoire entretient une relation très forte de connexité avec les enjeux (que ce soit des personnes, des biens, des activités, des équipements ou encore des milieux naturels susceptibles de connaître des dommages) (November, 2012). En effet, un territoire sur lequel se produirait une crue mais qui ne contient que peu ou pas d’enjeux ne sera pas qualifié de vulnérable.
« La ville est par définition l’espace le plus vulnérable. » (Veyret, 2004). En effet, elle regroupe les plus fortes densités des Hommes et de leurs activités ce qui induit une importante vulnérabilité (Chaline, Dubois-Maury, 1994). La ville est donc le territoire où l’on retrouve le plus grand nombre d’enjeux, ce qui va créer un système complexe à gérer en période de crise. De plus, ce processus de centralisation des enjeux est difficilement réversible (Leone, Vinet, 2006). En outre, il existe également des enjeux autre que physiques susceptibles d’être vulnérables, tels que l’image de marque d’un territoire ou encore l’attachement sentimental à un bien ou un patrimoine (Veyret, Reghezza, 2006). Concernant l’inondation, cette vulnérabilité se décline en plusieurs volets : structurel, fonctionnel, institutionnel, scientifique, temporel, humain. La vulnérabilité structurelle des milieux urbains est liée à l’inadaptation du bâti, des réseaux, des divers aménagements physiques à résister à l’inondation. Dans certains cas, elle en est à l’origine (saturation des réseaux) ou elle peut aggraver ses conséquences (transport d’objets imposants par l’eau). La vulnérabilité fonctionnelle désigne le fait que, au sein d’une même ville, tous les espaces ne sont pas vulnérables de la même manière : par exemple, les hôpitaux sont des lieux particulièrement sensibles. En termes de vulnérabilités structurelle et fonctionnelle, il a été constaté qu’après une catastrophe, la reprise des services urbains est très lente : après les inondations de Prague en 2002, pas moins de 8 mois ont été nécessaires pour que le métro fonctionne à nouveau (Brun, 2010) . La vulnérabilité scientifique signifie que le fait de posséder une connaissance incomplète du système hydrographique laisse place à l’incertitude sur le déroulement de l’inondation ; ce phénomène est d’autant plus vrai lorsque de grands travaux en aval des villes modifient ce système d’une manière qui nous est inconnue (Scarwell et al., 2014). La vulnérabilité temporelle exprime le fait que l’aléa soit inconstant dans son occurrence: à titre d’exemple, le 19° siècle est réputé comme étant le siècle des inondations (Scarwell et al., 2014) et est donc marqué par une vulnérabilité plus importante qu’une autre époque. L’aspect institutionnel renvoie aux performances des systèmes de prévision et d’alerte, ainsi qu’à la coordination des acteurs pour anticiper et gérer la crise et ses conséquences. Enfin, le volet humain (en partie lié au précédent) est rattaché à des facteurs tels que les caractéristiques sociales (Veyret, 2004) ou encore la mémoire du risque de la population. En effet, les populations modestes sont les plus exposées au risque (ce que l’on a pu constater à La NouvelleOrléans lors du passage de l’ouragan Katrina) ; dans le même temps, la perte de mémoire du risque par les habitants produit un sentiment faussé de sécurité ce qui les expose d’autant plus (Leone, Vinet, 2006 ; Scarwell et al., 2014.).
Comme nous le verrons plus tard, la gestion des risques a longtemps été centrée sur l’aléa, avec une volonté de le maîtriser, le soumettre (Scarwell, Laganier, 2004 ; Beucher, Rode, 2009 ; Scarwell et al., 2014). En effet, jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, la catastrophe était considérée comme étant d’origine divine (Veyret, Reghezza, 2006). La rationalisation du phénomène a poussé l’Homme à le combattre au travers de moyens techniques (barrages, digues, modification de lits, etc.) et ce jusque dans les années 1980. Le terme de vulnérabilité dans le cadre des risques est apparu dans le courant des années 1990. Face à l’échec des solutions techniques développées pour contenir l’aléa (Veyret, Reghezza, 2006 ; Brun, 2010 ; Gralepois, 2012 ; Scarwell et al., 2014), voire même à la dégradation de l’environnement par les ouvrages structurels, les politiques publiques semblent petit à petit se tourner vers une réduction de la vulnérabilité (Veyret, Reghezza, 2006 ; Ministère de l’Ecologie, de l’Energie du Développement et de l’Aménagement du Territoire, 2008 ; Beucher, Rode, 2009 ; Scarwell et al., 2014). Cette nouvelle approche apparaît essentielle au regard d’un phénomène en constante expansion, l’urbanisation en zone inondable.
L’urbanisation en zone inondable
Ce mode de développement est l’une des causes majeures de l’anthropisation du risque mentionnée plus haut. En effet, outre l’accumulation d’enjeux en milieu urbain, l’Homme occupe de plus en plus le lit majeur des cours d’eau ou les espaces d’expansion naturelle des crues (Dubois-Maury, Chaline, 2004 ; Rode, 2007 ; Valy, 2009 ; Brun, 2010 ; Scarwell et al., 2014). Il faut savoir qu’en France, entre 1999 et 2006, près de 100 000 logements ont été construits en zone inondable (Brun, 2010). Urbaniser en zone inondable revient à augmenter la vulnérabilité non seulement en accroissant le nombre d’enjeux exposés, mais également en entravant des processus naturels tels que l’infiltration des eaux (impossible à cause de l’imperméabilisation des sols ce qui est à l’origine de ruissellements) ou encore en dimensionnant des réseaux pluviaux peu aptes à supporter des événements exceptionnels (Dubois-Maury, Chaline, 1994 ; Dubois-Maury, Chaline, 2004 ; Scarwell et al. 2014). Globalement, cela a conduit à une augmentation de la vulnérabilité, c’est précisément pour cela que c’est cette approche-là qui se place désormais au cœur du débat sur la gestion des risques. Dans cette optique de diminution de la vulnérabilité, l’option adoptée en France a été principalement la maîtrise de l’urbanisation en zone inondable. Or, ces espaces à risque cristallisent de nombreux conflits qui matérialisent des intérêts souvent contradictoires. Les plus fortes oppositions ont vu les élus locaux s’élever contre les services de l’Etat (Dubois-Maury, Chaline, 2004 ; Beucher, Rode, 2009 ; Gralepois, 2012). Bien souvent, les premiers souhaitent conserver les possibilités de développement de leur territoire en exploitant le foncier disponible, tandis que l’Etat a en charge la sécurité du territoire national et à ce titre, développe une méthode de gestion du risque (Gralepois, 2012) de manière jugée trop autoritariste (Rode, 2007). Ainsi, il existe deux raisons principales pour lesquelles, malgré le risque, l’on continue d’urbaniser en zone inondable : la disponibilité du foncier et l’attrait nouveau pour l’eau (Beucher, Rode, 2009). Dans un contexte de concurrence entre territoires (Gralepois, 2012), chacun cherche à se développer et va donc tenter d’urbaniser autant que possible. Par ailleurs, depuis les années 1990, le fleuve représente à la fois un atout touristique et un élément naturel apprécié pour son cadre de vie . Dans la continuité de ce regain d’intérêt pour le fleuve, un regard nouveau de la part des élus émerge au fur et à mesure. L’idée est de chercher à transformer cette contrainte en atout pour le développement, à valoriser la présence de l’eau autrement qu’en y implantant des zones résidentielles (Barroca, Hubert, 2008 ; Scarwell et al., 2014). Dans certains cas, le risque inondation a pu servir de prétexte pour reconquérir des îlots urbains marginalisés, comme à La Riche (Beucher, Rode, 2009). Mais généralement, les principaux usages envisagés sont d’ordre récréatif et naturel : les zones inondables pourraient offrir l’opportunité de réintroduire la nature dans un milieu urbain. D’autre part, elles fourniraient l’opportunité de diffuser une conscience du risque parmi la population, comme c’est le cas à Orléans (Rode, 2010). Par conséquent, en entretenant une sensibilisation au risque, cela induirait une baisse de la vulnérabilité et en parallèle, une meilleure résilience.
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Table des matières
Introduction
Méthodologie
Première partie : Inondation et urbanisation au Havre face à la législation nationale
1. Risques et territoires
I- Le territoire au centre de la recherche sur les risques
A. Qu’est-ce qu’un risque?
B. La vulnérabilité des territoires face aux risques
C. L’urbanisation en zone inondable
D. La résilience des territoires
E. Conclusion
II- Les politiques publiques de gestion des risques : de la résistance à l’intégration des risques
A. Que dit la législation nationale sur le risque inondation ?
1) L’évolution de la prise en compte du risque inondation au fil du temps
2) Une volonté de prévoir et de gérer le risque : le déploiement d’un arsenal d’instruments législatifs
2. Le Havre : inondations et urbanisation
III- Quels sont les risques qui menacent la ville du Havre ?
A. Le Havre : une porte d’entrée sur la mer
1) Le Havre : un grand port maritime français
2) Une ville meurtrie qui renait après la guerre de 39-45
3) Une ville en étroite relation avec l’eau
B. L’agglomération havraise : une attractivité démographique en baisse qui fait face à des enjeux économiques majeurs
1) Une ville-centre qui se remet lentement de ses destructions
2) Une attractivité relative
C. Le territoire havrais : une vulnérabilité aux inondations
1) Les risques inondation au Havre
2) Historique des inondations au Havre
3) Quelques exemples d’ouvrages ou de démarches de réduction de la vulnérabilité aux inondations
D. Quelle règlementation au Havre ?
1) La CODAH : une approche intégrée de la contrainte inondation
2) Le PPRI du bassin versant de la Lézarde
3) L’intégration du risque inondation dans le PLU : des préconisations encore floues
4) La mise en place d’un cluster de recherche : l’ORMES
Deuxième partie : L’architecte, une profession majeure du projet urbain
I- Qu’est-ce qu’un projet urbain ?
A. Le projet urbain
B. Les étapes et acteurs du projet urbain
C. Le travail de l’architecte dans le projet : la conception de lieux de vie
II- Analyse de la place de l’architecte par la sociologie des professions comme cadre de recherche
A. Qu’est-ce que la sociologie des professions?
B. Application à la profession d’architecte
1) Comment appliquer la sociologie des professions à l’architecte?
2) Etude de la profession d’architecte
III- Quelle place pour l’architecte dans le projet urbain Saint-Nicolas ?
A. Le projet urbain St-Nicolas
1) Des quartiers sud où l’industrie règne en maitre
2) Le projet urbain Saint-Nicolas : une nouvelle interface ville-port qui émerge
B. Les programmes architecturaux à Saint-Nicolas : composer avec l’existant
Troisième partie : Une culture du risque peu développée chez les architectes
I- Un certain degré de prise en compte du risque
A. Une obligation plutôt morale que juridique
B. Les architectes ont de vagues connaissances sur la gestion du risque inondation au Havre
C. Une obligation à prendre en compte pour la conception des bâtiments : la surélévation des rez-de-chaussée
II- Une donnée d’entrée parmi d’autres
A. Une accumulation des contraintes au fil du temps
B. Une contrainte inondation qui n’en est pas toujours une
C. “Un prétexte de composition urbaine”… mais pas non plus une occasion d’innover
1) Une certaine assurance envers la gestion du risque
2) …qui empêche partiellement l’innovation
III- L’architecte peut-il devenir un moteur dans la prise en compte du risque inondation ?
A. Une échelle de réflexion inadaptée
B. Une conjoncture défavorable
C. Un rôle prépondérant de la maîtrise d’ouvrage
Conclusion
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