L’arbre sans tronc : Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire en hébreu

Communément regardé comme le grand précurseur du mouvement symboliste et comme l’un des pionniers de la Modernité poétique, Charles Baudelaire (1821- 1867) continue de susciter, 150 ans après sa mort, un très vif intérêt à la fois auprès du grand public et de la recherche littéraire. L’œuvre de ce « Poète Maudit » exerce une influence durable non seulement sur la poésie française mais également sur la création poétique à l’échelle mondiale. En témoignent les très nombreuses traductions des Fleurs du Mal, l’ouvrage capital de Baudelaire publié pour la première fois en 1857, de même que l’extraordinaire abondance de références directes ou indirectes à des notions qui tirent leur origine de son œuvre dans la création poétique d’auteurs modernes dans le monde entier. Ce retentissement universel d’un poète français est un phénomène peu courant, surtout pour un poète moderne. Citons à ce propos une remarque de Paul Valéry, extraite de son célèbre essai de 1930, « Situation de Baudelaire »:

Les poètes français ne sont généralement que peu connus et peu goûtés à l’étranger. […] mais avec Baudelaire la poésie française sort enfin des frontières de la nation. Elle se fait lire dans le monde. Elle s’impose comme la poésie même de la modernité. Elle engendre l’imitation, elle féconde de nombreux esprits. […] Je puis donc dire que s’il est, parmi nos poètes, des poètes plus grands et plus puissamment doués que Baudelaire, il n’en est point de plus importants.

La poésie de l’hébreu moderne ne fait pas exception. L’importance de la révolution esthétique incarnée par Baudelaire y est aussi profonde et aussi fondamentale que dans bien des corpus poétiques de la culture moderne. Et l’influence de l’auteur des Fleurs du Mal sur la création poétique en hébreu moderne, depuis ses débuts dans les années 1890 jusqu’à nos jours, a sans doute été plus durable que celle d’aucun autre poète français, toutes périodes confondues. Ce grand retentissement de l’œuvre baudelairienne est tout à fait exceptionnel dans le contexte de la culture poétique de l’hébreu moderne, où le français en général, et la tradition poétique française en particulier, jouent habituellement un rôle très secondaire.

Les Fleurs du Mal et la poésie hébraïque: réception, présence et influences

Préambules

Pour retracer le contexte dans lequel l’auteur des Fleurs du Mal fit ses premières apparitions dans l’univers de la poésie hébraïque, une trentaine d’années après sa disparition (1867) et une quarantaine d’années après la première parution de son chef-d’œuvre en France (1857), il nous faut tourner le regard vers la Russie d’une part et vers l’Allemagne d’autre part. En ceci Baudelaire ne fait d’ailleurs pas exception: la poésie hébraïque moderne, telle qu’elle prend forme à la fin du XIXe siècle, réside et se compose presque entièrement en Europe de l’Est, dans les contrées de la Zone de Résidence où les Juifs étaient cantonnés par le pouvoir russe impérial jusqu’en 1917. Ses grands centres sont les villes d’Odessa et de Varsovie, et dans une moindre mesure Vilnius. Cette poésie renaissante entretient des liens très étroits avec la littérature russe, en premier lieu, mais également avec la culture allemande, les auteurs de la génération dite « de la Renaissance » de l’hébreu moderne (התחייה דור ( ayant tous, presque sans exception, le russe comme première langue de culture et très souvent l’allemand comme langue de culture supplémentaire .

Ces auteurs polyglottes dont la langue maternelle est, dans la grande majorité des cas, le yiddish et qui apprennent l’hébreu très tôt – dans un contexte religieux d’abord, puis dans un contexte plus ‘moderne’ où la lecture des ouvrages hébraïques de la Haskala  joue un rôle majeur – se mettent dès leur adolescence à lire la littérature européenne classique en russe et souvent aussi en allemand.

C’est notamment par l’intermédiaire du russe que se tissent les premiers liens des auteurs de la Renaissance de l’hébreu moderne avec la Modernité poétique européenne; d’abord comme lecteurs, et ensuite comme auteurs qui subissent l’influence des pionniers de la poésie moderne en Russie, mais aussi – à travers des raductions russes – de la poésie moderne en Europe occidentale en général et en France en particulier. C’est donc dans ce contexte slave qu’ils découvrent aussi cette œuvre éminente de la Modernité poétique française qu’est la poésie baudelairienne : par le biais des traductions russes d’une part et à travers l’œuvre d’auteurs russes qui admiraient déjà la poésie du poète parisien et subissaient l’influence de ses innovations poétiques d’autre part.

David Frishmann et les premières apparitions des Fleurs du Mal en hébreu

Avant de parler plus en détail du contexte slave, tournons d’abord notre regard vers l’Allemagne où est publié en 1892 un ouvrage polémique qui jouira d’une immense popularité et qui suscitera un très vif intérêt parmi les intellectuels juifs en Europe centrale et orientale et, bien évidemment aussi, parmi les jeunes auteurs de la Renaissance hébraïque. L’intérêt que ces derniers portèrent pour l’ouvrage en question – Dégénérescence , Entartung en allemand – fut d’autant plus vif que son auteur, l’écrivain et médecin Max Nordau (Budapest 1849 – Paris 1923), était un leader sioniste de premier rang et le futur cofondateur, avec le journaliste viennois Théodor Herzl, de l’Organisation Sioniste Mondiale (1897).

Dégénérescence est un essai esthético-médical qui envisage les phénomènes de l’art et de la littérature moderne de la fin du XIXe siècle en employant un vocabulaire et des critères empruntés au domaine de la médecine, en particulier de la psychopathologie. Loin d’être une étude théorique neutre, cet ouvrage majeur de Nordau est une impétueuse attaque, fruit d’un curieux mélange entre une véhémence moralisatrice digne d’un prêcheur et un ton scientifique d’apparence analytique et rationnelle, contre ce qui est considéré par l’auteur comme l’art dégénéré.

Les Fleurs du Mal et les débuts de la poésie de l’hébreu moderne 

Or, l’entrée de notions essentielles à l’œuvre de Baudelaire dans la poésie des auteurs de la Renaissance hébraïque précéda la parution de son œuvre en hébreu et ne dépendait pas d’elle. C’est par le biais des traductions russes des Fleurs du Mal , d’une part et de l’œuvre de poètes russes (notamment de l’école symboliste) ayant subi l’influence de Baudelaire, d’autre part, que des auteurs hébraïques importants – Haim Nahman Bialik en tête – découvrirent certaines idées fondamentales de la poésie baudelairienne et les intégrèrent dans leurs œuvres en hébreu.

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Table des matières

Table des matières
Remerciements
Introduction
Avant-propos
Délimitation thématique et temporelle
État de la recherche
Quelques remarques techniques
Transcription
1. Chapitre I : Les Fleurs du Mal et la poésie hébraïque: réception, présence et influences
1.1 Préambules
1.2 David Frishmann et les premières apparitions des Fleurs du Mal en hébreu
1.3 Les Fleurs du Mal et les débuts de la poésie de l’hébreu moderne
1.31 Haim Nahman Bialik
1.32 Les autres poètes de la génération de la Renaissance
1.321 Yakov Steinberg
1.322 Zalman Schneour
1.323 Autres auteurs des débuts de l’hébreu moderne
1.4 La génération moderniste des années 1930-1950 et Les Fleurs du Mal
1.41 Avraham Shlonsky
1.42 Nathan Alterman
1.43 Autres poètes de la génération moderniste
1.5 La génération de l’État face aux Fleurs du Mal
2. Les traductions des Fleurs du Mal en hébreu au vingtième siècle
2.1 Généralités
2.2 Les Fleurs du Mal en hébreu: les premières décennies
2.3 Les Fleurs du Mal en hébreu : les années 1930-1960
2.31 L’anthologie המקוללים) Les Maudits)
2.32 Les Fleurs du Mal dans la traduction de Meitus, 1962
2.4 Les Fleurs du Mal en hébreu: la génération de l’État et au-delà
2.5 Trois traductions publiées de façon posthume: les cas d’Esther Raab, de Nathan Alterman et de Dahlia Rabikovitch
2.6 Traductions d’autres ouvrages de Baudelaire
2.61 Traduction du Spleen de Paris, Petits poèmes en prose
2.62 Autres textes de Baudelaire parus en hébreu
2. Chapitre II : Portraits-types d’auteurs-traducteurs des Fleurs du Mal en hébreu : Yakov Fichman, Léa Goldberg, Arie Sachs
Préliminaires
1. Yakov Fichman, traducteur
1.1 Notions biographiques
1.2 Les langues de Fichman
1.3 Les traductions
1.31 Traductions de prose
1.32 Traductions poétiques: aperçu général; traductions de poésie allemande et russe
1.33 Traductions de poésie française
1.34 L’horizon traductif de la génération de la Renaissance
1.341 L’hébreu ashkénaze
1.342 Fichman et l’hébreu sépharade
1.35 Baudelaire
1.36 Fichman sur la traduction poétique
1.37 Les traductions de Fichman vues par la recherche littéraire
2. Léa Goldberg, traductrice
2.1 Notions biographiques
2.2 Les langues de Goldberg
2.3 Les traductions
2.31 Un aperçu général
2.32 Le modèle russo-hébraïque
2.321 Langues intermédiaires
2.322 Pseudo-traductions
2.33 Traduction de Pétrarque, sonnets de Goldberg
2.34 Traductions de poésie française
2.341 Textes de Goldberg sur la poésie française
2.342 Baudelaire
2.35 Études et poétique des traductions
2.351 Even-Zohar analysant la traduction de « Spleen »
2.352 Autres études
2.36 Léa Goldberg sur la traduction poétique
3. Arie Sachs, traducteur
3.1 Notes biographiques
3.2 Langues
3.3 Les traductions
3.31 Un aperçu général
3.32 Traductions pour le théâtre
3.33 Traductions poétiques
3.34 Versions hébraïques et poèmes sur le pas de
3.341 Robert Lowell et ses Imitations
3.35 Traductions de poésie française, traductions de Baudelaire
3.36 Poétique des traductions
3.37 Études des traductions
Conclusion

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